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Chris Marker, l’homme-image

Si une chronique consacrée à l’image a un sens, c’est lui qui pourrait l’incarner : Chris Marker (1921-2012)1, le créateur protéiforme. Cinéaste, photographe, écrivain, poète, éditeur, compositeur, passionné d’informatique, historien et témoin, explorateur du temps et de la mémoire, il a construit une œuvre complexe et homogène dont on ne peut séparer ou opposer les innombrables facettes.
L’inventaire de Marker ne se résume pas : il faut s’y promener comme dans un labyrinthe. Passer de ses écrits dans la revue Esprit (1946-1955), où déjà affleurent tous les thèmes de son parcours, au film Les statues meurent aussi (1953), manifeste anticolonialiste réalisé avec Alain Resnais. Il faut revisiter la collection « Petite planète » (Le Seuil) qui offre au guide des textes et des images agencées comme dans
un découpage cinéma, mais aussi ses Cinétracts nés en mai 68, qui inaugurent son travail militant et collectif (le groupe Medvekine à l’usine Rhodiaceta de Besançon où les grévistes s’emparent de la caméra), voyager avec ses films politiques comme Cuba si (1961) et s’arrêter un instant à l’Institut du cinéma de Guinée-Bissau qu’il fonde à l’indépendance du pays.
Chacun peut privilégier une des composantes de cette œuvre foisonnante. Je garderai pour toujours dans les yeux et dans la tête deux de ses films. D’abord la création fondatrice : La Jetée (28’-1962), «ciné-roman» où, à l’exception d’un plan filmé, toutes les images sont fixes – des photographies – qui constituent une quête spatio-temporelle dans la fiction d’une troisième guerre mondiale et à travers le regard d’un enfant qui entrevoit l’image de sa mort. Ensuite Le fond de l’air est rouge (180’-1977), parce que ce film de Marker constitue un bilan rare d’une décennie (1967/1977) où une génération a pu penser que le capitalisme pouvait être renversé. Marker cinéaste et militant dresse un bilan critique lucide, mais sans reniement, de cette période de luttes dont il a été un acteur important. Mais aussi, il invente une forme filmique à travers des archives retrouvées et un rapport différent au spectateur. Marker disait à ce propos : « J’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, “son” commentaire, c’est-à-dire son pouvoir. »
À partir des années 1970, alors qu’elle est encore balbutiante, Marker s’empare de l’informatique. Cet explorateur des techniques – il avait déjà été pionnier dans l’usage de la vidéo – conçoit l’ordinateur comme un outil autonome de création, indissociable de ses recherches sur la mémoire. Ensuite, le développement de l’internet lui offrira des moyens propres de production et de diffusion – notamment pour son film Chats
perchés (2004). Dans son appartement laboratoire, il conçoit le CD-ROM Immemory, son autobiographie multimédia. Et ouvre enfin son site « Gorgomancy » et « L’ouvroir », son musée permanent interactif sur Second Life.
Pour cette dernière partie de son œuvre, il crée son complice qui est aussi son avatar, le chat « Guillaume-en-Égypte », commentateur de l’actualité et guide de son musée.
Paradoxe de l’homme-image, Chris Marker avait le goût du secret, n’apparaissant jamais en public et revêtant mille pseudos. Son autoportrait est une des rares représentations que l’on ait de lui. Son porte-parole ne pouvait être qu’un chat, lui qui les avait en adoration et qui disait que le chat n’est jamais du côté du pouvoir.