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Citoyennetés postcoloniales, condition noire et négrophobie

L’invisibilité des Congolais, et plus généralement des Africains subsahariens, renvoie au refoulement de l’histoire coloniale de la Belgique. Une histoire largement honteuse, à opposer à celle, mieux assumée, de l’immigration du travail des Marocains et des Turcs. La négrophobie se nourrit de cette amnésie collective.

La négrophobie n’est pas un terme très utilisé en Belgique, ni dans le champ académique ni dans le secteur de la lutte, institutionnelle et associative, de lutte contre les discriminations. Terme provocateur, la négrophobie renvoie non seulement à un racisme anti-Noir mais aussi à l’usage d’une catégorie « Nègre » faisant émerger toute l’historicité des rapports esclavagistes et coloniaux. Qu’en est-il en Belgique ? Selon une enquête effectuée en 2011 par le Centre pour l’égalité des chances, les Africains subsahariens apparaissent « plus “fiables”, “honnêtes” et “tolérants”, mais aussi plus “paresseux”, “inférieurs” et moins “civilisés” que les autres groupes minoritaires ». Le même Centre a montré en 2010 que les individus nés avec la nationalité congolaise avaient la particularité de combiner un capital culturel en moyenne plus élevé que les Belges de naissance et les autres origines nationales, avec un taux de chômage bien plus élevé que la moyenne nationale. Pour interpellantes qu’elles soient, ces données n’ont pas remis en cause le paradigme de la lutte contre les discriminations raciales et semblent globalement peu intéresser les pouvoirs publics. Tout se passe comme si, après avoir été de l’ordre de l’impensable durant toute la période coloniale, la présence congolaise en Belgique, et par extension la présence « africaine », « noire », relevait désormais, et durablement, de l’impensé. Pourtant, le racisme tel qu’il s’exprime au quotidien dans le Royaume montre que derrière l’impensé ou l’indifférence se profilent des représentations et des pratiques particulières, hautement racisées. Si la population « africaine » en Belgique est aujourd’hui multiple d’un point de vue national mais aussi culturel, linguistique et religieux, elle n’épuise pas le fait d’une « condition noire ». Le champ associatif qui, à partir des années 1990, s’en fait le porte-parole le signale, dans ses revendications comme dans ses modes d’organisation. Dès les débuts de leur formalisation, des initiatives organisationnelles africaines subsahariennes cherchent à énoncer et dénoncer ce traitement particulier tout en transcendant les origines nationales. Au nom d’une ascendance « africaine » et d’une expérience racialisée communes, des organisations « panafricaines » se forment et cherchent à se faire entendre dans l’espace public, notamment le « Conseil des Communautés africaines en Europe et en Belgique », né à Bruxelles en 1994, ou encore la Platform van Afrikaanse Gemeenschappen née à Anvers en 2000, l’association Moja née à Bruxelles en 2004 et, plus récemment, le « Collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations », formé en 2010-2011 et rassemblant plus d’uneUne centaine d’associations africaines subsahariennes à travers la Belgique. Cependant, il n’existe pas de consensus sémantique autour du racisme anti-Noir et c’est peut-être là l’une des premières difficultés visant à nommer, identifier, rendre dicible, audible et intelligible une spécificité. Dans l’espace public belge, les expressions racistes et racisantes à l’encontre des personnes considérées comme noires alternent entre invisibilisation, banalisation et normalisation. Si des voix associatives s’élèvent de longue date pour dénoncer ces processus, la difficulté d’insertion des activistes postcoloniaux dans le champ associatif et institutionnel de lutte contre les discriminations ethniques et raciales devrait interroger.

 

L’affaire «zwarte piet»

Considérons le débat croissant autour de la figure de Zwarte Piet, défendue par certains comme un trésor de la tradition et du folklore flamands et dénoncé par d’autres comme l’expression d’un racisme culturel, banalisé. L’absence de consensus
dans un contexte translocal de polémiques fortes, notamment aux Pays-Bas, n’empêche pas le Centre pour l’égalité des chances de déclarer que Zwarte Piet n’est pas raciste, fermant toute possibilité d’échanges autour des histoires, mémoires et sensibilités différenciées. Comment ne pas y voir une négation des voix qui se sont élevées au sein des minorités « noires » vis-à-vis d’un personnage perçu comme une figure emblématique des traitements dégradants et humiliants de l’Europe vis-à-vis des populations « noires » d’Afrique subsaharienne ? Faire appel à la tradition et aux cultures pour dénier à l’autre toute possibilité de s’exprimer et d‘être entendu est problématique. Car en poussant le raisonnement à l’excès, l’on pourrait dire que le racisme fait partie des traditions européennes. Une tradition plus vieille que la fondation du Royaume de Belgique. Est-ce à dire qu’il faut la conserver ?

Une histoire coloniale

La négrophobie se caractérise précisément par l’histoire longue et par un apparent paradoxe : d’une part, des logiques de mise à distance, symbolique et matérielle, d’autre part, un enchevêtrement, celui de l’histoire afroeuropéenne. Une histoire littéralement gravée dans la pierre, comme en témoignent l’architecture, les monuments, les iconographies qui jalonnent l’espace public belge. Mais qui les voit ? Les « colonial tours » organisés par divers organismes et indivdus revendiquant un savoir « décolonisé », rendent intelligible une historicité qui fait partie des murs, une culture qui ne dit pas son nom. Pour Valérie Brixhe, Lucas Catherine, Antoine Tshitungu et plus récemment le Collectif Mémoire coloniale, ces visites s’attachent à rendre intelligibles les racines africaines et coloniales du patrimoine historique belge. Autrement dit, si la négrophobie renvoie à un large répertoire de représentations et d’expressions au quotidien, elle renvoie aussi à une absence de politiques publiques spécifiques qui tend, de façon plus ou moins implicite, à normaliser la xénophobie (post)coloniale. Le silence relatif à l’apport des Congolais au développement de la Belgique a pour partie liée avec cette situation. Ce silence constitue une négation active de l’Autre mais aussi de soi. Car les deux heures d’enseignement allouées durant toute la période du secondaire aux 75 années d’histoire coloniale ne témoignent pas seulement d’une politique d’éducation défaillante mais de politiques identitaires, nationales, amputées de plus des deux tiers de leur histoire. Il en va, en définitive, du lien entre le retour sur l’histoire partagée – que faire de cette histoire une fois les liens d’assujettissement théoriquement déliés ? –, et les politiques contemporaines de la race qui ont notamment pour particularité de disqualifier les revendications diasporiques, militantes, postcoloniales ou subalternes. Une disqualification aux formes multiples : accusations de communautarisme, prise de parole au nom de « l’autre », renvoidos à dos du racisme structurel à un supposé racisme anti-Blanc réactionnel… Dans ce contexte, parler de négrophobie c’est souligner l’implicite, ce qui se dénie et se dérobe pour la majorité mais fait retour de manière violente et brutale pour les minorités.