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Conscience historique et objectivité politique

La gauche peut-elle encore changer la société? Il y a toute une mélancolie dans cette question: un vif sentiment d’appartenance paraît le disputer à celui d’une identité fragilisée depuis que les repères traditionnels de la gauche se sont trouvés ébranlés, aussi bien en raison de l’échec des expériences socialistes, de l’effacement progressif des mouvements ouvriers et de la référence révolutionnaire, que de l’installation d’une logique gestionnaire du capitalisme mondialisé dans les gauches de gouvernement et dans les organisations syndicales. Même lorsqu’ils sont attentifs aux multiples luttes en cours du côté de l’altermondialisme et des diverses formes de l’anticapitalisme actuel, nombreux sont ceux qui soulignent que l’irréductible pluralité de ces luttes constitue l’obstacle majeur à la reconfiguration d’un rapport de force à la hauteur de la puissance actuelle du développement de l’économie-monde capitaliste A. Tosel, «L’action collective et la mondialisation capitaliste», dans L’inventivité démocratique aujourd’hui, (dir. G. Brausch et E. Delruelle), Le Cerisier, 2005, p. 85-105. Ce désenchantement politique de la gauche comporte un présupposé majeur: il est le fait d’une conscience historique, balancée entre scepticisme et sentiment tragique, qui juge le présent en regard du passé. On ne peut nier, bien sûr, que la gauche ait constitué une force historique, ni même qu’elle se soit pensée comme le mouvement historique par excellence. Mais on peut douter que le théâtre de l’Histoire puisse complètement rendre justice à ce qu’elle est et continue d’être effectivement comme tendance ou comme mouvement.

La gauche : une certaine attitude

La conscience historique fait de l’Histoire l’objet d’un récit centré sur l’affrontement des puissances (capital-travail, classe bourgeoise-classe ouvrière, nations, États, empires, partis), scandé de moments décisifs, victoires ou défaites de ses grands protagonistes (les guerres et les révolutions) et polarisé par l’Idée de l’émancipation universelle. La scène de l’Histoire est, en d’autres termes, essentiellement macropolitique. Le problème, c’est que ce récit est aujourd’hui, pour la gauche, celui d’un échec: parce que les luttes actuelles échappent désormais aux catégories et aux schémas interprétatifs qui fondaient son identité, puisque le récit de l’émancipation universelle n’a finalement pas tenu ses promesses, on conclut amèrement à leur défaite et à leur impuissance. Depuis les années 1970, un imaginaire du déclin s’est ainsi peu à peu substitué à l’imaginaire du progrès M. Jacquemain, «La marmite et le ragoût», dans L’inventivité démocratique aujourd’hui, op. cit, p. 27. Nous ne détenons plus les clefs du déchiffrement du sens de l’Histoire, et personne ne se risque plus à esquisser positivement les traits de la société de l’avenir. Faut-il pour autant en conclure, comme l’on fait les libéraux à la fin du XXe siècle, à la solubilité de la dynamique émancipatoire dans la démocratie libérale de marché? Toute la question est peut-être de savoir, au contraire, si ce récit macropolitique est adéquat non seulement aux luttes réelles du passé, mais à celles d’aujourd’hui. De savoir si le récit de la conscience historique n’est pas en lui-même un vecteur du désenchantement contemporain, qui scrute le présent comme le négatif du passé. À côté ou dans les marges de la conscience historique ajustée aux macro-mouvements politiques et sociaux, il a toujours existé un halo d’activités ou de mouvements invisibles pour elle, et qui n’en définissaient pas moins une véritable subjectivité politique. C’est déjà, par exemple, l’idée de Voline, activiste et journaliste libertaire russe, qui entreprend de raconter, en 1940, La révolution inconnue, qui n’est autre que la révolution russe, mais envisagée par ceux que ses vainqueurs bolcheviques ont exclus: les anarchistes et les makhnovistes, tenants d’une «création collective» Vsevolod Mikh. Eichenbaum dit Voline, La révolution inconnue (1947), Verticales, 1997, p. 765 qui n’avait nul besoin du gouvernement autoritaire d’un État ouvrier. Cet exemple est tiré des temps éloignés de la révolution, mais il nous invite à penser que ce qui fait la spécificité de la gauche, hier et aujourd’hui, ne peut se résumer à une identité historiquement constituée, mais relève d’abord d’une certaine attitude: ce qui porte l’entreprise anarchiste de Voline est un «certain mode de rapport au présent, à l’état de choses existant» Voline, op. cit. , p. 157.

Expériences singulières

La campagne présidentielle que vient de nous offrir la France (!) nous a rappelé, en effet, que la gauche dans son ensemble ne peut pas se contenter d’invoquer ses valeurs traditionnelles fondatrices pour exister dans l’espace politique: il y a beau temps que la politique néolibérale du capitalisme contemporain s’est approprié les idéaux de progrès, de réforme, de liberté, d’humanisme et de tolérance — exception faite, naturellement, de ce chien crevé qu’est la Révolution. Et rien ne semble freiner sa conquête, qui s’empare désormais des projets où les gauches de gouvernement entendaient reconstruire leur identité — développement durable, droits sociaux, lutte contre les discriminations… L’effacement du clivage gauche-droite, le brouillage des identités politiques sont des instruments dont la droite sait avantageusement tirer profit pour établir la paix sociale comme norme morale du vivre-ensemble, c’est-à-dire pour dépolitiser le monde. L’esprit de la gauche est, selon nous «Nous» ici à usage non majestatif, référant à une collectivité ouverte , ailleurs, filant entre les mailles de la conscience historique désenchantée: il se définit comme subjectivité politique, soit par un certain mode de rapport au présent ou à l’actuel. Cette modalité du rapport au présent a deux dimensions, elle est à la fois affaire de perception et d’expérimentation. Perception, d’abord, qui privilégie le mouvement ou le changement, et situe celui-ci du côté de ce qui résiste à l’ordre existant, du côté des forces les plus visibles ou les plus ténues qui se soustraient aux puissances dominantes et aux modèles majoritaires (normes majoritaires s’imposant à la vie). Expérimentation, ensuite, qui ne réduit pas le changement à l’application d’un programme tracé d’avance, mais requiert une disponibilité à de nouvelles possibilités d’agir, de penser, bref, de vivre — qui n’exclut pas les risques et les dangers propres à toute création Voir à ce sujet toute la réflexion de Deleuze (et de Guattari) sur les dangers propres aux lignes de fuite. Par exemple, G. Deleuze et Cl. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996, p. 168. Nous ne croyons pas que cette subjectivité de gauche doive nécessairement faire l’économie de toutes les «valeurs» (égalité et liberté en premier lieu), mais bien qu’elle doive en faire un usage proprement politique. Elles ne définiront ni un programme tracé d’avance, ni un principe de raison qui détermine l’action, ni la cartographie de la société à venir, ni la recette du bien commun. Leur validité tient au point de vue qu’elles peuvent faire émerger, à la lumière oblique et située qu’elles jettent sur l’ordre stratifié et inégalitaire du social. Non pas seulement pour le dénoncer, mais pour y repérer les devenirs émancipatoires, les expériences collectives-individuelles, singulières, capables de remettre en jeu la distribution forcément inégalitaire des places et des biens, de libérer les modes de vie susceptibles de défaire, au moins localement, les stratifications sociales. Les 80 propositions de l’initiative L’autre campagne L’autre campagne, 80 propositions à débattre d’urgence, ouvrage coordonné par G. Debrégeas et Th. Lacoste, préface par Lucie et Raymond Aubrac, La Découverte, 2007 , lancée à l’occasion de l’élection présidentielle française, constituent une bonne illustration de cette subjectivité politique. Elles nous montrent que l’avenir de la gauche, qu’elle soit celle des partis, des syndicats, de l’associatif ou celle des «mouvements», ne passera que par des lignes diagonales: des expériences collectives concrètes, vécues et toujours singulières, seules susceptibles aujourd’hui de soutenir une invention politique et des rapports de forces à la mesure de la violence sociale et économique présente. Cette subjectivité politique n’a certes pas l’ampleur d’une conscience historique surplombante qui sait d’avance où vont les mouvements – vers le meilleur ou vers le pire, mais elle procure la joie de rejoindre et de participer à ce qui se fait.