Mobilité engluée, immigration riche de défis, cohésion sociale menacée, scolarité compliquée, sécurité aléatoire, pollution multiforme, contribution insoutenable au réchauffement climatique. Bruxelles connaît les mêmes problèmes que les autres grandes villes d’Europe occidentale. Mais pour pouvoir les prendre à bras le corps, elle est affligée d’un handicap dont elle est seule à souffrir…

AULA MAGNA[1.Eric Corijn, Alain Deneef, Myriam Gérard, Henri Goldman, Michel Hubert, Alain Maskens, Yvan Vandenbergh, Philippe Van Parijs et Fatima Zibouh. Né en 2006, Aula Magna est un think tank consacré à Bruxelles.]

La vision qui sous-tend bon nombre d’institutions bruxelloises répartit les Bruxellois·es en deux tribus vivant côte à côte, chacune dotée de réseaux de crèches et d’écoles, de médias, d’institutions culturelles et de partis politiques qu’elle partage avec une des Régions voisines.

Au nom de cette vision, on attend des Bruxellois·es qu’ils et elles s’assimilent à l’une ou à l’autre de ces tribus et développent une identité commune, pour les uns avec la Wallonie, pour les autres avec la Flandre. C’est encore cette conception qui sous-tend l’utopie nationaliste du condominium, une Flandre et une Wallonie indépendantes s’arrogeant le droit de cogérer Bruxelles du fait de l’appartenance supposée d’une partie de ses habitants à la Communauté flamande et des autres à la Communauté française.

Le séisme démographique dont Bruxelles est le siège depuis le début de ce siècle a pulvérisé la plausibilité de cette vision. Avec plus de deux tiers de la population bruxelloise soit étrangère, soit d’origine étrangère récente, avec des écoles flamandes où les élèves dont le français est la langue maternelle sont proportionnellement presque aussi nombreux que dans les écoles francophones, la bipartition institutionnelle des Bruxellois·es est de plus en plus déconnectée de la réalité. Y a t il une alternative ? Oui : construire ensemble – et inlassablement reconstruire – un peuple bruxellois.

Ne nous voilons pas la face : ce n’est pas facile. « Cette population de la capitale n’est point un peuple, écrivait le Wallon Jules Destrée, c’est un agglomérat de métis. » Un siècle plus tard, le Flamand Jan Jambon ne disait pas autre chose : « Pour moi, les Bruxellois ne sont pas un peuple, une nation. Bruxelles est un morcellement de tout et n’importe quoi. »

Ils n’ont pas tout à fait tort. Avec environ deux cents nationalités et encore plus de langues maternelles, la population bruxelloise est exceptionnellement diverse. Avec plus d’un quart des Bruxellois·es installé·e·s dans la Région depuis moins de cinq ans, elle est aussi exceptionnellement fluide. Il n’en sera pas autrement demain.

Faire d’une telle population un peuple au sens d’un ethnos, d’une communauté monoculturelle, est – heureusement – une entreprise vouée à l’échec. Mais en faire un peuple au sens d’un demos, d’une communauté politique sans laquelle il ne peut pas y avoir de démocratie digne de ce nom, constitue une tâche certes difficile, mais essentielle et loin d’être impossible. Elle est même déjà bien entamée. Beaucoup de personnes que la diversité culturelle dérange ont trouvé refuge dans une périphérie flamande ou wallonne plus homogène. En revanche, beaucoup de celles qui ont choisi de venir ou de rester s’accommodent chaque jour d’un côtoiement cosmopolite et sont déterminées à en faire un succès.

Dans ce contexte, d’innombrables initiatives culturelles, urbanistiques et autres, associant des Bruxellois·es de toutes origines, ont tissé des liens qui ne se déferont plus. Et l’existence d’un parlement et d’un gouvernement bruxellois dotés de compétences de plus en plus étendues a graduellement créé une communauté politique investie de la capacité et de la responsabilité de façonner son avenir.

Il importe aujourd’hui d’infléchir nos institutions de manière à renforcer cette dynamique et ainsi permettre à notre ville d’affronter plus efficacement les défis auxquels elle est confrontée.

Cela implique de fusionner les communes bruxelloises en une commune unique coïncidant avec la Région de Bruxelles-Capitale, dotée d’un bourgmestre-président, d’un CPAS, d’une force de police, d’un réseau d’écoles communales et d’un hôtel de ville pour toutes les Bruxelloises et tous les Bruxellois. La vision d’ensemble et l’unité d’action qu’une telle fusion doit permettre sont parfaitement compatibles avec des écoles de quartier, une police de proximité, une aide sociale proche de ses bénéficiaires et une participation citoyenne dynamisée par une décentralisation au niveau des districts et des quartiers.

Dans la foulée, le droit de vote régional pourra être étendu à toute la population de la Ville-Région, qui pourra du même coup se délivrer du carcan des deux collèges électoraux distincts et ainsi permettre des listes multilingues, favoriser la formation de véritables partis bruxellois et rendre chaque ministre régional responsable devant l’ensemble de la population, sans pour autant mettre fin à la représentation garantie des néerlandophones.

Il faudra aussi confier à notre Ville-Région l’exercice des compétences communautaires sur son territoire, tout particulièrement l’enseignement obligatoire, afin qu’elle puisse prendre à bras le corps la tâche d’équiper les élèves bruxellois des compétences, en particulier linguistiques, dont le contexte local rend à la fois nécessaire et possible de les munir.

Ces réformes institutionnelles sont indispensables pour nous débarrasser du handicap de structures obsolètes. Elles nous aideront à transformer inlassablement notre population diverse et fluide en un peuple capable de se mobiliser pour promouvoir la tolérance, la compréhension et le respect mutuels, pour s’attaquer à la fracture sociale qui déchire notre ville, pour reconquérir nos espaces publics, pour sécuriser la mobilité douce, pour rendre l’air de nos rues plus respirable et réduire les nuisances sonores, pour jouer un rôle moteur dans l’action planétaire contre le changement climatique, pour faire des nombreuses diasporas présentes à Bruxelles de précieux instruments au service du développement durable de leurs pays d’origine comme de leur ville d’accueil, pour faire de Bruxelles une ville où chaque enfant puisse circuler sans crainte, où chaque jeune puisse espérer trouver une formation qui lui convienne, un emploi qui ait du sens, un logement où il soit possible de vivre dignement, pour établir avec les composantes flamande et wallonne de la zone métropolitaine, dont Bruxelles est le centre, une collaboration multiforme mutuellement bénéfique.

À l’approche des élections fédérales de 2007, dix mille Bruxellois ont signé un appel intitulé « Nous existons ! Wij bestaan! We exist! ». Dans la foulée, les États généraux de Bruxelles ont rassemblé des centaines de chercheurs et d’acteurs dans un effort sans précédent pour établir un état des lieux et tracer les contours d’un projet passionnant pour notre ville.

Une décennie plus tard, l’identité bruxelloise s’est considérablement renforcée. Cette identité n’a rien à voir avec une identité nationale et sera nécessairement différente de celles que peuvent espérer développer la Flandre ou la Wallonie. Ce sera l’identité d’une ville cosmopolite, riche d’une diversité qui est en même temps un défi sans cesse renouvelé, capable d’un patriotisme tourné vers l’avenir à mille lieues de tout nationalisme plombé par le passé, unie par l’attachement à un territoire, à des lieux-symboles comme la place de la Bourse, cette place du peuple de Bruxelles où les Bruxellois·es de tous les milieux et de toutes les couleurs peuvent se réunir pour exulter ensemble ou pour se recueillir.

Avec tous les citoyens, toutes les citoyennes, toutes les associations et toutes les formations politiques qui partagent notre attachement à notre ville, notre enthousiasme pour ce qu’elle peut devenir, notre impatience à l’égard de ce qui l’en empêche, osons libérer Bruxelles des institutions qui la brident et construisons chaque jour un peu mieux le peuple dont notre ville a besoin pour pouvoir mieux forger son destin.