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Contorsions politiques

Entre respect de faits historiques et souci purement électoraliste, le cœur des politiques peut balancer. Les récentes élections communales l’auront montré: le clientélisme ethnique peut mener des responsables de partis démocratiques à flirter avec des thèses négationnistes.

Aux Pays-Bas, alors que démarrait la campagne électorale en vue des législatives de novembre dernier, les deux formations politiques les plus importantes ont retiré de leurs listes des candidats d’origine turque qui avaient marqué leur opposition à la reconnaissance du génocide des Arméniens. Le moins qu’on puisse dire est qu’en Belgique les partis ne se sont pas montrés aussi regardants en confectionnant les listes pour les élections communales d’octobre. À cet égard, la situation dans la plus importante des «communes turques», Schaerbeek, a été des plus emblématiques. Avec la constatation que, dans la chasse aux voix des électeurs issus de l’immigration – turque en premier lieu –, le Parti socialiste s’est montré incontestablement le plus performant.

Et pourtant. Ici même, dans ce dossier, Philippe Mahoux[1.C’est à l’initiative de Philippe Mahoux que le Sénat a voté en 1998 une résolution invitant le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide des Arméniens.] affirme d’emblée que la reconnaissance du génocide des Arméniens de Turquie en 1915 a fixé «sans équivoque possible» la position du PS. Qui mieux qu’Elio Di Rupo pouvait donner du poids à cette affirmation? «Le PS, écrivait le président du parti moins d’un mois avant les élections du 8 octobre, reconnaît sans aucun doute possible le génocide arménien.»[2.Echange de courrier avec l’ambassadeur d’Israël en Belgique publié sur le site internet d’une association communautariste juive.]

Sans faire aucun procès d’intention, ces propos n’étaient de toute évidence pas destinés au grand public. Il y avait en effet bien peu de chance (ou plutôt de risque) qu’ils parviennent aux oreilles des électeurs schaerbeekois d’origine turque. Le 17 juin dernier, ceux d’entre eux qui s’étaient rendus à l’Association de la Pensée d’Atatürk avaient surtout pu entendre la vice-Première ministre socialiste Laurette Onkelinx s’attribuer le mérite du refus de la prise en considération d’une proposition de loi pénalisant la négation du génocide des Arméniens[3.Compte-rendu détaillé (non démenti) sur le blog Humeur allochtone de Mehmet Koksal (http://allochtone.blogspot.com/)]. En ce qui concerne la question de savoir s’il y a eu génocide ou pas, la candidate au mayorat de la commune a expliqué que l’ancienneté des faits rendait tout jugement impartial impossible. Accompagnée d’Emir Kir, secrétaire d’État à la Région bruxelloise, Laurette Onkelinx avait repris le point de vue de ce dernier: seule une «commission d’historiens turcs et arméniens» serait en mesure de qualifier les faits qui se sont produits dans l’empire ottoman au début du siècle dernier. Il se fait que ce point de vue est aussi celui du Premier ministre turc… Dans une interview en 2004, Emir Kir, membre du PS, évoquait le «prétendu génocide arménien». Quant à Jean-Pierre Van Gorp, colistier de Laurette Onkelinx, ex-échevin nolsiste[4.Du nom de Roger Nols, bourgmestre (FDF et ensuite libéral) de Schaerbeek de 1970 à 1989. Dans les années 1970 il se rendit célèbre en organisant, à l’hôtel de ville de sa commune, des guichets séparés pour francophones et néerlandophones. Par la suite il fit encore parler de lui en refusant les inscriptions d’étrangers. En 1984 il invita chez lui Jean-Marie Le Pen. Il finira par adhérer au FN.] et tranfuge du FDF, il avait cru devoir rendre visite, en juillet dernier, au représentant en Belgique du MHP, parti turc d’extrême droite. Il était accompagné, pour la circonstance, d’un autre candidat de la liste PS schaerbeekoise, Murat Denizli, qui ne nie pas avoir appartenu à l’organisation fasciste des Loups gris.

La polémique au sujet de la reconnaissance du génocide des Arméniens avait en fait commencé à tourner à l’aigre plus d’un an auparavant avec déjà, en tout cas pour le PS bruxellois, l’échéance des élections communales en point de mire. On se souviendra du grand moment d’énervement de Philippe Moureaux, président de la fédération bruxelloise du parti, en mai 2005, en réponse à une question à propos des Arméniens: «Vouloir monter tous les grands massacres .et non pas génocides – W.E.. de l’histoire au même niveau est une manière de descendre la gravité, l’immense gravité de la Shoah»[5.La communauté juive est partagée sur cette question. Désavoué pour avoir voulu inviter un orateur arménien à la commémoration annuelle de la déportation des Juifs de Belgique, le président de l’Union des déportés juifs a démissionné de ses fonctions.].

L’affaire était entendue: on assisterait à une hiérarchisation des génocides. Clientélisme ethnique oblige.