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Contre les retraites funèbres

Élisabeth Borne, alors ministre des transports, lors d’un déplacement européen, photo prise en septembre 2017 par Aron Urb pour l’EU2017EE, présidence estonienne de l’UE. CC-BY 2.0
Élisabeth Borne, alors ministre des transports, lors d’un déplacement européen, photo prise en septembre 2017 par Aron Urb pour l’EU2017EE, présidence estonienne de l’UE. CC-BY 2.0 © Aron Urb
16 mars 2023 : par la voix de sa Première ministre, Élisabeth Borne, le gouvernement français décide de faire passer une réforme des retraites par la force et déclenche une marée de protestations.

Cet article a paru dans le n°122 de Politique (mai 2023).

« Qui sème la brutalité récolte la tempête. »

Par cette formule, Joëlle Meskens synthétise bien, dans Le Soir du 17 mars 2023, le mouvement social exceptionnel qui mobilise les Français contre la réforme des retraites. Pour l’éditorialiste du quotidien bruxellois, le fond du problème réside dans « une relation au travail très dégradée. Si les Français étaient plus heureux dans leur boulot, écrit-elle, s’ils avaient le sentiment de pouvoir en vivre correctement, si les conditions de leur labeur, pour une partie d’entre eux, n’étaient pas si pénibles, sans doute n’auraient-ils pas vécu comme un sacrifice l’exigence de devoir travailler deux ans de plus ». Elle rejoint ainsi nombre d’observateurs qui considèrent que « parler des retraites c’est parler du travail ». Est-ce tout à fait vrai pour autant ?

Il est incontestable que le refus de travailler plus longtemps avec tant de force est lié au travail de plus en plus dur, intense et en perte de sens pour la plupart des travailleurs. Mais doit-on pour autant conclure qu’ils accepteraient un recul de l’âge de la retraite moyennant une amélioration de leurs conditions de travail ?

Dès les débuts de l’industrialisation et de l’extension du salariat, la diminution du temps de travail et l’amélioration des conditions de travail et des salaires ont structuré le mouvement ouvrier. Lorsque, dans l’entre-deux-guerres, pour fixer la main-d’œuvre, le patronat a voulu imposer un système de retraite à 65 ans, il s’est heurté au refus syndical. Pour la CGT en France, comme pour la Commission syndicale du POB (ancêtre de la FGTB) en Belgique, ce n’était là que « la retraite pour les morts » puisque l’écrasante majorité des ouvriers n’atteignait pas 65 ans. La retraite ne devait en aucun cas être « l’antichambre de la mort ». C’est en ce sens que Paul Lafargue avait proclamé dès 1880 « le droit à la paresse » pour promouvoir la diminution du temps de travail.

Si le travail a pris un sens, qui ne se limite pas à la seule nécessité de gagner sa vie, c’est précisément parce qu’il y a un après le travail : des moments où l’on peut profiter de la vie en bonne santé. La retraite est un droit conquis par le mouvement ouvrier qui, pour autant que le montant de la pension soit décent, ouvre la perspective de s’adonner à des activités librement choisies sans en rendre compte à quelque autorité que ce soit. Un temps utile, libéré en quelque sorte de l’obligation de valoriser le capital. C’est pourquoi le refus d’augmenter l’âge de la retraite ne peut se limiter aux seules conditions de travail. Le progrès consiste à travailler moins longtemps puisque nous vivons plus longtemps.

À la brutalité des réformes des retraites et du sous-financement des services publics répond partout la tempête des révoltes sociales. Le Royaume-Uni, la Grèce et le Portugal connaissent des mobilisations sociales comparables à celle de la France. Chez nous, en Belgique, une semaine de grèves et d’actions pour les pensions, l’emploi et le pouvoir d’achat s’est conclue le 10 mars par une grève nationale des services publics. Pourtant une machine législative implacable produit partout en Europe le même rejet des partis de gouvernement qui en sont le moteur. L’horizon n’est cependant pas saturé par la seule montée des forces populistes/nativistes d’extrême droite. Une séquence dans laquelle le social prend le dessus et où le mouvement syndical, jusqu’ici dominé par la politique, se retrouve au premier plan, ce qui pourrait aussi mener vers d’autres horizons.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; Élisabeth Borne, alors ministre des transports, lors d’un déplacement européen, photo prise en septembre 2017 par Aron Urb pour l’EU2017EE, présidence estonienne de l’UE.)