Retour aux articles →

Crise du covid-19, monde du travail et stratégie syndicale

Pour éviter que l’après-covid-19 ne soit la répétition de l’avant, le lancement d’une stratégie offensive s’impose… rapidement. Il s’agit de saisir l’opportunité actuelle pour construire un avenir désirable pour toutes et tous. Parmi les instruments de lutte, la grève générale semble inévitable.
Une opinion du Secrétaire fédéral de la Centrale Générale (FGTB)

Un changement radical de modèle de société est appelé par de nombreuses·eux actrices et acteurs de la société civile depuis le début de la crise du coronavirus, y compris par des syndicalistes. Actrices et acteurs de la santé, du mal-logement, de la lutte contre la pauvreté, des ONG, des droits des prisonniers ou des immigré·es, petites mains ou actif·ves au premier plan de la crise actuelle, toutes et tous éprouvent ce besoin fondamental de lever un moment le nez du guidon, afin de crier l’urgence de réfléchir à « l’après » pour ne pas reproduire le vieux monde d’avant, celui dont on ne voulait déjà plus avant cette séquence liée au coronavirus. Ce momentum est vu comme l’opportunité à ne pas rater pour se rediriger vers un monde plus égalitaire et inclusif. Tout en gardant en tête que, si cette mobilisation ne se fait pas, l’après-Covid-19 risque d’être encore bien pire que l’avant.

Parmi les multiples éléments mis en évidence qui justifient ces appels à un « reset » sociétal progressiste, il y en a un qui, pour le moment, passe sous la plupart des radars d’analystes de tous bords, alors qu’il s’avère certainement constituer un élément-clé dans la stratégie à mettre en place pour réaliser ce changement de cap. Il s’agit de la résurgence de la centralité du « monde du travail », ou, plus précisément, l’essentialité des travailleur·euses dans le fonctionnement de la société. Le grand public s’en rend compte aujourd’hui pour ce qui concerne le personnel hospitalier et pour d’autres secteurs cruciaux (citons entre autres le personnel des maisons de repos, mais aussi les éboueur·euses, travailleur.euses de la grande distribution, etc). Ils et elles sont applaudi·es tous les soirs à 20h, notamment pour les remercier de leur rôle vital.

Prise de conscience

Le premier enjeu au niveau syndical est d’élargir cette prise de conscience. Bien que tout le monde ne travaille pas dans un secteur considéré comme « essentiel » à la société, tou·te·s les salarié·es sont cruciaux·ales, collectivement, pour le fonctionnement des entités qui les emploient (entreprises privées, services publics ou services à la collectivité). Le but est que chacun·e se rende compte que ce ne sont pas les marchés, les investisseurs ou même les politiques qui font tourner le monde, non, ce sont les travailleuses et les travailleurs. C’est-à-dire nous tou·te·s, peu importe l’endroit où l’on travaille.

En parallèle, la nervosité grandit dans les états-majors des entreprises, car, aujourd’hui, les salarié·es osent se questionner sur la nécessité réelle de se rendre au travail. À terre l’enthousiasme, la résignation ou l’aliénation qui poussaient chaque matin des millions de travailleurs et travailleuses vers leur lieu de travail sans qu’ils et elles ne se posent trop de questions. Logiquement insécurisé·es par le risque de contamination encouru lorsqu’ils et elles vont travailler (sur leur lieu de travail et/ou durant le déplacement pour s’y rendre), les travailleur·euses qui ne peuvent pas télétravailler et qui ne sont en pas en chômage temporaire y réfléchissent à deux fois avant de se présenter aux portes de leur entreprise, en particulier s’ils et elles travaillent dans un secteur « non essentiel ». Soudain, on se pose cette question existentielle : est-ce que tout ça vaut vraiment le coup ? Et dans les conditions de sécurité actuelles, qui s’étonnerait de l’explosion du nombre de certificats médicaux basés sur le principe de précaution ? Ils peuvent être vus comme autant de formes de résistance individuelle face aux injonctions à prendre des risques pour faire tourner les entreprises « non cruciales ». Cela fait bondir le patronat, qui élabore des stratégies scandaleuses pour faire revenir les gens au travail même s’ils n’en veulent pas (en utilisant notamment des failles dans la législation pour ne pas payer le salaire garanti en cas de maladie). À un niveau plus collectif, les pressions syndicales pour fermer temporairement les entreprises « non essentielles » sont légion depuis le début de la crise, bien que le gouvernement refuse de fermer les secteurs « non cruciaux » et assène en permanence que « la norme, ça reste le travail ».

>>> Notre numéro spécial « COVID : Tout repenser » (160 pages, juillet 2020)
On constate qu’il arrive quelque chose d’encore impensable jusqu’il y a peu, tant le discours néolibéral dominant avait imprégné les consciences : l’importance du travail salarié dans la vie commence à être relativisée. Surtout si celui-ci n’est pas vraiment porteur de sens sociétal. Une question fondamentale émerge dans les esprits : « Ce que je fais est-il vraiment indispensable aujourd’hui ? ». Et quand on se pose cette question au vu de l’actualité, on risque bien de se la poser par la suite. D’où la grande fébrilité patronale. Ce questionnement essentiel, qu’il nous appartiendra de faire perdurer après la crise, est porteur de beaucoup de choses, et en premier lieu de la prise de conscience que ce n’est pas le capital qui crée la richesse, mais bien les travailleuses et les travailleurs. La crise met en évidence le fait que les capitalistes et le pouvoir en place ont plus besoin des travailleur·euses que l’inverse. Chaque personne convoquée à son travail malgré ses appréhensions s’en rend compte, sans forcément se le dire en ces termes-là bien entendu. Mais rien que le fait qu’une part non négligeable de la population questionne aujourd’hui son travail, son contenu, le sens qu’il a pour soi et pour la société, est potentiellement porteur de transformations fondamentales. Le paradoxe apparent entre l’affirmation de la centralité du travail salarié pour la société et la relativisation de celui-ci pour les individus met en évidence un élément fondamental : la société ne tourne que parce que nous le voulons bien. Et nous sommes donc en mesure de poser nos conditions, collectivement, pour assurer la continuité des activités.

S’engouffrer dans la brèche

Si les syndicats arrivent à façonner une conscience collective à partir de ces différents ressentis individuels, alors il y a une brèche pour que resurgisse une « conscience de classe » chez les travailleur·euses, elle-même potentiellement porteuse d’un renversement du rapport de force qui nous était devenu si défavorable depuis 40 ans, avec l’avènement des politiques néolibérales. Depuis cette époque, les grandes volontés affichées de transformation sociale des syndicats se réduisaient peu ou prou à des discours incantatoires – mais néanmoins empreints d’une réelle conviction – n’ayant que très peu de chance de se concrétiser dans le contexte tel qu’il était. Mais avec la pandémie de Covid-19, ce contexte a changé brutalement, la crise a mis en évidence la marche réelle de l’Histoire, et ouvre très largement le champ des possibles pour peu que l’on soit convaincu de notre force collective.

Nos adversaires, les capitalistes, les néolibéraux, les tenants de l’ordre dominant, sont conscients des risques encourus pour leurs intérêts et par la dissipation du brouillard qu’ils entretenaient depuis longtemps dans les consciences. En fins stratèges, ils utiliseront cette crise comme une opportunité pour faire passer de gré ou de force leur vision sociétale de la dérégulation du marché du travail, du « tout au marché » et des privatisations des biens communs (sécurité sociale, services publics, services à la collectivité, etc.). Le tout sans oublier de nous présenter la facture de la crise bien entendu. L’accumulation de capital comme seul horizon sociétal, toute une société formatée pour enrichir toujours plus quelques privilégiés, et priver les masses de l’essentiel. Pour nous convaincre de les suivre, ils continueront à agiter des épouvantails, à exacerber les sentiments individualistes et la peur de l’autre déjà alimentée par d’aucuns avant et pendant la crise. Et si les libertés individuelles sont bafouées et le traçage généralisé, c’est tant mieux pour eux, car pour travailler et consommer sans se poser de question, le peuple se doit d’être docile et sous contrôle. Et puis ce sont de nouveaux marchés à venir, car, pour un capitaliste, tout est un marché potentiel, absolument tout. Mais avant ça, ils auront lâché un peu de lest au moment de la sortie de crise, histoire d’amadouer les foules et de montrer patte blanche. « Ne vous inquiétez pas braves gens, nous sommes tous dans le même bateau. Nous aussi, nous avons applaudi les soignants. Regardez, nous mettons même quelque argent dans les soins de santé. Maintenant, reprenez le travail comme avant, ne vous posez pas de questions, tout va bien se passer. »

À l’offensive

La stratégie qui devra être adoptée par les syndicats pour affronter ces projets mortifères ne passera probablement plus par la concertation sociale telle qu’elle est aujourd’hui, complètement réduite en lambeaux et devenue catalyseur parmi d’autres des politiques néolibérales austéritaires. La nécessité bien réelle de devoir respecter les mesures de protection sanitaire ne pourra pas servir de prétexte pour restreindre notre droit à nous organiser, mais il est certain que nous devrons réinventer certaines de nos pratiques de mobilisation.

Nous devrons adopter une véritable stratégie qui démarre rapidement, avant que la brèche ouverte par la pandémie ne se referme, mais qui devra aussi et surtout s’inscrire sur le long terme. Elle devra être à la hauteur des enjeux de notre époque, nous donner à la fois la capacité de résister à ces forces réactionnaires et en même temps de nous affirmer et nous mobiliser dans la construction d’un avenir désirable pour toutes et tous, quelle que soit sa place actuelle dans la société. Ça devra être une stratégie offensive comme le pays n’en a plus connu depuis des décennies et qui passera inévitablement par la confrontation frontale avec les défenseurs de l’ancien monde. La centralité du bien commun, la justice sociale, fiscale et environnementale ne pourront être atteints que de cette manière. Et ça passera évidemment par la grève générale. Pour peser, elle devra durer, durer le temps nécessaire pour faire plier le camp d’en face, et elle devra se passer selon des modalités et avec des objectifs qui seront définis de manière démocratique, depuis la base. Pour que le monde à venir corresponde à celui que l’on veut et ne se construise que de la manière qu’on aura choisie. Bien entendu, avec le concours plein et entier de toutes les composantes de la société civile, pour que personne ne reste sur le bord du chemin. Reprendre le pouvoir sur le travail, donc sur le processus de production des richesses, sur son contenu et ses modalités, c’est reprendre le pouvoir collectivement sur la société. Et la société, c’est nous.

Toute demande de reproduction (partielle ou intégrale) d’articles publiés dans la revue ou sur ce site web est à envoyer au secrétariat de rédaction (info@revuepolitique.be)