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De la délicatesse et du débat démocratique

Comment s’engager et prendre part aux débats publics aujourd’hui ? Comment percevoir les possibilités d’une participation au monde, tel qu’il est devenu ? À savoir, un monde perturbé par les pandémies et la guerre, les crises écologique, sociale, économique, un monde désenchanté depuis tant d’années qu’il paraît rouler inéluctablement vers sa perte. Une perte qu’on peine d’ailleurs à énoncer et dont on prend difficilement la mesure. Au point de déserter les débats ?

Cet article a paru dans le n°119 de Politique.

Accepter l’éventualité de la perte d’un monde, de notre monde, apparaît comme le premier pas à faire pour tenter de sortir de ce désenchantement[1. Max Weber introduit l’expression de « désenchantement du monde » dans la version de 1920 de son ouvrage sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) pour signaler un long processus d’intellectualisation et de rationalisation aboutissant à ce qu’on résume souvent comme « pensée moderne », soit une pensée rationnelle de maîtrise, se détachant des potentialités magiques et significations ultimes des objets.]. Cesser de nier[2. En témoigne notamment le film réalisé en 2021 par Adam McKay, Don’t Look Up.] serait ce point d’entrée et de départ nécessaire à tout engagement. Toutefois, en rester là ne suffit pas.

Les appels à l’éveil et à la conscientisation, sur fond de discours collapsologique, ne réparent pas le monde… Des efforts sont attendus d’un autre côté : celui d’un « agir ». Mais qui le peut et qui le veut encore ; et comment agir ? En sciences sociales, depuis les travaux d’Albert Hirschman dans les années 1970, on connaît bien trois manières d’agir, voire de réagir. Face à un mécontentement, une insatisfaction, un dysfonctionnement, un constat détestable ou simplement désagréable, trois postures sont envisageables : il y a la loyauté (« loyalty »), la prise de parole (« voice ») ou la défection (« exit »). Vis-à-vis du modèle capitaliste dominant, on observe aujourd’hui que des pratiques loyales se poursuivent (« loyalty »). Il suffit de penser à nos modes majeurs de consommation, de mobilité, de production, d’alimentation, etc. En parallèle, des contestations, plus ou moins discrètes, se font entendre (« voice »), notamment lorsque la jeunesse s’exprime dans le mouvement Youth for Climate. Toutefois, à la question cruciale du « que faire ? », une attitude réservée s’impose le plus souvent. Comme si nous étions condamné·es à penser que « de toute façon », « cela n’aboutira pas… », comme si, dans tous les cas, il était plus viable de « préférer ne pas »[3. « I would prefer not to » est une phrase abondamment commentée par la philosophie des engagements politiques et prononcée par le personnage d’Herman Melville, Bartelby, dans Bartleby, the Scrivener: A Story of f Wall Street (première parution en 1853).] plutôt que « proposer de ».

De telles défections (« exit ») sont variables, autant dans leur explicitation que dans leur intensité de retrait par rapport au monde. D’après moi, elles témoignent de deux tendances profondes. Tout d’abord, ces réactions nous disent combien une telle interrogation « que faire ? » est largement perçue comme usée et inquiétante[4. Que faire ? est le titre d’un ouvrage publié par Lénine en 1902 et sous-titré « Questions brûlantes de notre mouvement ». Ce volume tente de définir des lignes politiques d’actions concrètes. Il emprunte son titre à un roman de Nikolaï Tchernychevski, Que faire? Les hommes nouveaux (1863).]. Ensuite, relativement aux formats de l’engagement, elles soulignent la préférence pour des modalités discrètes, distancées, mineures. Comme c’est le cas lorsqu’on poste sur les réseaux sociaux, en s’engageant derrière le bouclier de l’écran. Ou lorsqu’on fait ses courses dans un Groupe d’achat commun (Gac) ou qu’on participe à un chantier dans une ferme, le temps d’un après-midi, d’une soirée… En somme, la préférence va du côté de ces engagements « post-it », propres à une société des individus, conformément à ce qu’en disait déjà le sociologue français Jacques Ion dans La fin des militants ? en 1997.

Dans une société frappée par la peur extrême de sa disparition et formée par des communautés d’individus, frileux de leurs capacités d’action et de leurs potentialités d’autodétermination, comment envisager les possibilités de rénovation d’une action politique, qu’elle soit individuelle ou collective ? Comment penser l’accompagnement vers une participation intra-mondaine positive, comme la contribution au débat démocratique ? Face à ce questionnement, un ensemble d’hypothèses s’ouvre parmi lesquelles certaines mènent à reconsidérer la place de la sensibilité et des émotions, mais aussi des croyances, dans les élans d’engagements politiques qui sont les nôtres aujourd’hui et qui font (ou défont) la trame de la vie collective en démocratie.

Le nécessaire retour aux sensations

Tout d’abord, il y a les travaux de collègues français, géographes et sociologues, qui se sont investis récemment dans une recherche nommée « Sensibilia », visant notamment à établir une cartographie des approches sensibles pour penser les transformations des milieux de vie. En un mot, selon eux, la crise écologique que nous vivons est intimement reliée à une crise du sensible, au sens de la perception des sens. Une déconnexion se serait opérée entre nos perceptions sensibles et nos milieux de vie. Cette « coupure », amenée par la modernité, aurait rendu possible des comportements et des cadres légaux garantissant des pratiques qui, dans d’autres contextes, auraient pu être considérées à la limite du supportable, surtout pour qui se rend sensible à ce qui l’entoure. Le ressenti physique des ondes 5G ou la perception visuelle ou sonore de paysages éoliens en constituent des exemples.

Un des enjeux de cette recherche est donc d’explorer les pratiques en relation avec ces milieux de vie modifiés ; de voir aussi comment les sensibilités et les milieux façonnent réciproquement un réseau de significations qui s’expriment plus ou moins clairement sous des formats politiques. Ainsi, les manières, pour les personnes, d’expérimenter, de manifester, d’éduquer ou même d’approfondir leur sensibilité (notamment, par des pratiques ou soins énergétiques) sont prises en compte ; elles sont considérées comme autant de témoins d’un processus d’ « encapacitation » visant à « faire face aux changements à venir et poser la question de la transition socioécologique dans des termes innovants, sur la base d’une approche sensible[5.Sur le projet Sensibilia voir notamment cette page (consultée le 17 mars 2022) : https://www.pacte-grenoble.fr/programmes/sensibilia-sensibilites-a-l-epreuve-de-lanthropocene.] ».

À partir de ces postulats, l’engagement citoyen s’envisage comme la résultante d’une sensibilité particulière, que seules les sensations – par l’expérience qu’elles produisent – peuvent fonder. Autrement dit, il convient de sentir pour agir ; les idées ou principes ne faisant que découler des sensations. Ainsi, quand les idées se détachent trop des sensations, cela comporte un risque : celui de l’éloignement du sens ; celui du leurre, du simulacre [6. Sur ces diverses questions et pour un approfondissement en rapport avec le projet Sensibilia, voir les travaux d’Olivier Labussière, dans ses lectures de Lucrèce, notamment la conférence donnée à Cerisy-la-Salle le 9 juillet 2021 (« Les enchantements de Lucrèce ») ou celle prononcée à Bruxelles le 14 mars 2022 (« Aimer les spectres : présences subtiles de la nature à partir de l’œuvre de Lucrèce »).]. Selon cette première piste, la refondation d’un débat démocratique sain passe nécessairement par un retour aux sens, aux sensations, à l’expérience première, concrète et matérielle du monde. Ainsi, par exemple, un débat d’aménagement territorial peut-il réellement se tenir sur base d’une carte détaillée de la zone, composée uniquement de données numériques et enregistrées par des drones ? L’engagement citoyen de participation au débat sur la destinée d’un territoire n’en passe-t-il pas nécessairement par l’exploration sensible et fine de ses sols et chemins ? Et si, pour poursuivre la démonstration par l’exemple fictif de ce débat, le tracé d’une route est refusé ; ne serait-ce pas en raison de la présence de cet arbre majestueux, maints fois caressés, ou de la source alentours, porteuse de tant de baignades infantiles… Tout cela – explicitement avoués ou non – se trouve dans les corps des citoyens participants aux échanges.

La présence, un essentiel aux vertus incommensurables

Un deuxième espace d’enquête alimente la réflexion. J’y loge mes propres travaux qui ont contribué, à partir d’ethnographies d’ateliers de création collective en théâtre-action[7. R. Brahy, « S’engager dans un atelier-théâtre : vers une recomposition du sens de l’expérience », thèse soutenue publiquement le 8 décembre 2012. Publiée en 2019 aux éditions du Cerisier sous le titre : S’engager dans un atelier-théâtre. À la recherche du sens de l’expérience.], à légitimer des manières de s’engager qui ne sont, ni stratégiques, ni familières, ni formellement argumentées, mais simplement « en présence ». Par la notion d’« engagement en présence », il s’agit de viser ce qui se joue avec et entre les corps. Il s’agit de pointer des manières de se coordonner – donc de fabriquer du commun – qui reposent sur une attention profonde et perméable à soi, à autrui et à la situation. De nouveau, la sensibilité est condition pure et pleine à cet engagement. Mais au-delà de la question des sensations, perceptions et interactions physiques, avec les ateliers de théâtre-action et l’engagement en présence, on touche aussi à la question du sens et du politique. Car il y a une attente (non satisfaite) dans l’histoire de l’évolution des pratiques de théâtre-action. Les groupes ne disent plus, ou pas, ou pas assez clairement, leurs revendications. Ils sont dans des « murmures », des manières de dire et de faire que la plupart des comédiens-animateurs trouvent très (trop ?) discrètes, délicates, inaudibles…

En bref, tout se passe comme si un « brouillard » épais avait enveloppé les lisibles protestations d’antan (de 1960, notamment), les claires identifications à la cause ouvrière ou syndicale. Alors, la crainte de la disparition du politique émerge. Et c’est là, en réponse à ces inquiétudes, que s’offre la pure présence politique d’êtres rassemblés par corps.

Les travaux de Judith Butler et son ouvrage Rassemblement appuient cette proposition. Elle signale, à partir des mouvements Occupy, de celui des Indignés ou des printemps arabes ces « actions concertées des corps » comme contenant « une expression politique qui ne se réduit pas aux revendications ou aux discours tenus par les acteurs ». À tâtons, se dessine ainsi un archipel de façons politiques, non pas de dire, mais d’être là… Dans une apparente ineffabilité et indicibilité qui place le politique au-devant des mots, dans des corps mis en présence les uns les autres, et qui parfois n’ont rien d’autre à faire que de laisser apparaître (ou transparaître) un état de vulnérabilité. Ce qui est une manière tout aussi légitime que d’autres, mais souvent oubliée, de participer au débat démocratique.

Nous l’avons suffisamment expérimenté ces deux dernières années avec le covid-19 : l’absence de présence produit des impossibilités majeures, des incompréhensions totales et des douleurs abyssales. Alors, qu’à l’inverse, l’unique processus de mise en commun des corps ouvre, par les rencontres énergétiques qu’il comporte (à savoir, de souffle, d’énergie, de mouvements, etc.), à la possibilité d’émergences politiques inédites.

La résonance, l’entraînement d’une promesse

La sociologie de la relation au monde, développée par Hartmut Rosa dans Résonance prend en considération une même gamme de préoccupations. Plus exactement, il écrit : « La qualité d’une vie humaine dépend du rapport au monde, pour peu qu’il permette une résonance. Celle-ci accroît notre puissance d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser “prendre”, toucher et transformer par le monde. Soit l’exact inverse d’une relation instrumentale, réifiante et “muette”, à quoi nous soumet la société moderne[8. Extrait de la quatrième de couverture.] ».

Pourtant, entendue comme expérience fugace de plénitude, qui s’accomplit en elle-même[9. H. Rosa, Résonance, La Découverte, 2018, p. 136.], l’expérience de résonance réussie ne constitue absolument pas une garantie, ni un acquis au cours d’un débat démocratique. Au contraire, la science politique évoque un « défaut de sentiment d’auto-efficacité politique » pour signaler ce manque vibratoire dans la plupart des échanges et programmes politiques, dès lors qu’ils s’énoncent dans le registre des nécessaires « ajustements structurels » ou « politique répondant à des contraintes objectives et sans alternative[10. H. Rosa, op. cit., p. 254-255.] ».

Et H. Rosa de poursuivre sur cette idée : « L’exigence de résonance prend alors pour cible non pas tant des
politiciens “coupés du monde” que les rapports pétrifiés d’un monde social qui ne se laisse plus transformer
». Autrement dit, quand le monde ne répond plus, mais dicte « ses directives structurelles et lignes d’action sous la forme de contraintes objectives », il faut, pour tenter de nous faire vibrer à nouveau, des acteurs et des espaces qui hurlent que « ça suffit » ! Ainsi, ces réflexions nous amènent à privilégier les modalités d’un débat démocratique qui serait « en capacité de résonance ».

La politique comme espace vibratoire

Quels pourraient être ces axes ou sphères de résonance qui nourrissent nos engagements, notre relation au monde[11. Par rapport à Rosa, je simplifie ici l’argument, faute d’espace, en n’abordant que les axes verticaux et horizontaux de résonance, et pas les axes diagonaux, au sein desquels il situe notamment les relations d’objet, le travail, l’école et le sport.] ? Tout d’abord, des axes verticaux de résonance peuvent apparaître au cours de notre vie : ce sont la religion, la nature, l’art ou même le sens de l’histoire. Les manifestations perçues de ces entités
sont parfois considérées comme des « réponses » à nos interrogations existentielles. Autrement dit, ces « singuliers collectifs » que sont par exemple la nature et l’art, nous permettent de vibrer ; de nous sentir dépassés et contenus dans une totalité signifiante. Ainsi, ils fourniraient à nos engagements une sorte de ressort, quelque chose de l’ordre d’une relation d’amplification génératrice de sens et pourvoyeuse de ressources intérieures (comme l’intime conviction, par exemple).

Ensuite, il convient d’évoquer les axes horizontaux de résonance. Rosa y place la famille, l’amitié et la politique. Pour notre propos, focalisons-nous sur la résonance du politique. Assez rarement la politique est-elle considérée comme un espace vibratoire où se jouerait une possibilité d’entraînement de soi au-delà de sa conscience (sauf à parler des moments d’intensifications émotionnelles collectives). Rosa écrit à ce sujet : « Il est rare que les attentes et désirs de résonance portent explicitement ou consciemment sur le domaine de l’action politique. La raison en est sans doute que la conception libérale et individualiste de la démocratie s’est largement imposée dans le répertoire cognitif de la société moderne occidentale – conception qui veut que la politique soit avant tout un terrain de conflits d’intérêts et que la démocratie ait pour rôle de canaliser de façon juste et impartiale le processus décisionnel par l’agrégation des intérêts particuliers et la formation de compromis ».

La porte de sortie de ce rapport muet, en perte de résonance, serait alors de reconsidérer la démocratie non plus seulement comme « la négociation de droits (juridiques) et de conflits d’intérêts » mais comme un « processus continu de sensibilisation à la multiplicité des voix comprises au sens de perspectives, de modes d’existence et de relations au monde ». En somme une manière de se grandir, en élargissant nos capacités d’entendement ; en vibrant de ce que d’autres êtres et voix ont à nous dire… En définitive, en étant sensiblement présent aux mouvements de l’ensemble des composantes du monde, il devient possible de développer une posture d’engagement politique spécifique. Elle est concurrente au processus de rationalisation prévalant dans les sociétés modernes ; en ce qu’elle ne repose pas exclusivement sur une analyse objective des faits, ni sur le langage. Pour autant, elle demeure raisonnable au regard de ce qui nous relie au monde, aux autres et à nous-même.

Accepter de penser ces manières de s’engager nous mène alors encore un pas plus loin : vers l’étude et l’élaboration d’espaces nous permettant de mettre en partage nos émotions, pour – non seulement – s’entendre ou se voir ; mais aussi se humer, se sentir, échanger sur ces goûts et dégoûts ; afin de tenter de se comprendre.

(L’image de la vignette et dans l’article appartient au domaine public ; photo d’un dessin de plusieurs mains, prise par Dance Pixel2006 en mars 2020.)