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De l’anti-productivisme en politique (uniquement en ligne)

La question du rapport d’Écolo avec le clivage productiviste/anti-productiviste doit être reposée.

La question est moins fréquemment posée aujourd’hui mais, lors de l’apparition des premiers partis écologistes, elle revenait comme une antienne soupçonneuse : quel clivage social profond votre existence révèle-t-elle ? Dans la mesure où aucun des clivages traditionnellement reconnus (Église/État ; centre/périphérie ; possédants/travailleurs) ne paraissait pouvoir expliquer la naissance et le succès croissant des partis verts, ces derniers – et les politologues – ont supposé que ceux-ci se justifiaient par l’apparition d’un clivage opposant productivistes et anti-productivistes.

Les coordonnées d’une politique anti-productiviste sont difficiles à trouver, tout comme la base sociale susceptible de les soutenir.

Or, ce pacte tacite, qui permet de sauver une des théories majeures de la science politique tout en rassurant les écologistes sur leur raison d’être me paraît trop rapide ou, en tout cas, insuffisamment exploré dans ses conséquences. Passons sur le fait que, dans les motivations du vote vert, rares sont les items qui peuvent se ranger dans la case « anti-productiviste » pour essayer d’aller plus au cœur du problème. Ce cœur consiste à savoir ce que constituerait une politique anti-productiviste – et accessoirement quels intérêts elle servirait – mais aussi, dans quelle mesure les programmes électoraux des partis verts et leurs acquis gouvernementaux, et ceux d’Écolo en particulier, peuvent se prévaloir de cette étiquette apparemment constitutive de leur identité ? L’hypothèse que je voudrais émettre est que, précisément, cette étiquette demeure largement… une étiquette, une défense rhétorique superficielle, apte à justifier dans le discours une spécificité et une raison d’être, sans que les traductions politiques concrètes n’en soient particulièrement visibles. Cette hypothèse n’a évidemment pas valeur d’accusation : elle se voudrait plutôt une incitation bienveillante à la réflexion et à l’approfondissement. C’est qu’en effet les coordonnées d’une politique anti-productiviste sont difficiles à trouver, tout comme la base sociale susceptible de les soutenir. Le PIB et l’obsession de la croissance sont en effet à ce point imbriqués dans l’ensemble des politiques publiques – de l’emploi à la culture en passant par l’enseignement – que l’élaboration d’un programme d’actions désindexé de cette fixation constitue un projet dont on n’a sans doute pas correctement évalué l’ambition intellectuelle. Ce programme, c’est en effet celui que le manifeste récemment adopté par les écologistes francophones se propose de mettre en œuvre. Mais qu’en reste-t-il à la lecture du programme ? Pour reprendre une métaphore utilisée lors de la constitution du gouvernement arc-en-ciel : des sparadraps verts sur une voiture sociale-démocrate : une insistance sur la prévention en matière de soins de santé, quelques lignes prudentes sur une possible réduction du temps de travail, un soupçon d’éco-fiscalité (« mais surtout n’en parlons pas »). Bref, tout se passe comme si les écologistes eux-mêmes ne croyaient pas en la possibilité d’une élaboration intellectuelle d’un programme qui soit véritablement anti-productiviste, ou qu’ils n’aient pas imaginé que le résultat de cette élaboration puisse s’avérer électoralement vendeur. Pour avoir participé moi-même à la construction de ce programme, je crois pouvoir dire que les deux facteurs ont été agissants. Il me semble que c’est donc à cette racine-là que devront s’attaquer en priorité les futurs co-présidents s’ils souhaitent se montrer à la hauteur des enjeux de l’époque : construire, d’une part, une politique qui ne se fonde plus sur l’émollient du compromis productiviste (émollient car un gâteau en croissance peut offrir des miettes supplémentaires à chacun et, de ce fait, émousser la conflictualité sociale) ; parvenir, d’autre part, avec un discours de vérité et de rupture, à montrer qui a à gagner et à perdre de la mise en œuvre de cette politique. Pour ce faire, il s’agira de se reconnecter à des évidences anciennes que le tournant néolibéral du début des années 80 a progressivement fait disparaître. Après tout, l’idée qu’un jour la croissance de la production connaîtrait un terme à des parents illustres qui ne sont pas particulièrement radicaux : le Keynes de « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », Robert Kennedy dans son discours à la primaire démocrate ou encore John Stuart Mill. C’est en 1848 (!) que ce grand penseur libéral écrit dans ses Principes génériques d’économie politique : « C’est seulement dans les pays retardés du monde que l’accroissement de la production est un objectif important : dans les plus avancés, ce dont on a besoin sur le plan économique est une meilleure répartition ». Quant au Club de Rome, on l’oublie trop souvent, au moment de commander le rapport sur les limites de la croissance à l’équipe de Dennis Meadows au MIT, il était dirigé par Aurelio Peccei (patron de la Fiat) et Alexander King, directeur du service d’études de l’OCDE. Ce compromis productiviste qu’on fait remonter à la Seconde Guerre mondiale, mais qui n’a été réellement cimenté qu’avec la montée du chômage de masse et l’imposition de politiques néolibérales, a été conjoncturellement construit : il est susceptible de s’effondrer beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense, tant sont fragiles ses fondations et illusoires ses promesses. C’est sans doute avant tout de la confiance dans cette possibilité d’effondrement et de dépassement que manquent aujourd’hui les écologistes. Or, c’est cette confiance qui devrait leur donner l’énergie et l’audace intellectuelles de construire un programme réellement anti-productiviste, et la créativité nécessaire à le rendre désirable. Faute de quoi, à l’image des hommes qui font l’histoire sans savoir quelle histoire ils font, les écologistes se diront anti-productivistes sans savoir ce qu’ils disent.