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De l’art et de la manière d’exclure les chômeurs

Les médias ont largement évoqué ces dernières semaines la situation des personnes qui, depuis ce 1er janvier, n’ont plus droit à l’allocation d’insertion dont ils bénéficiaient jusque-là. Quel crime ont commis ces gens pour qu’on leur supprime un revenu de remplacement indispensable dans un contexte de chômage structurel ? Ce n’est pas de ne pas avoir travaillé : beaucoup d’entre eux ont probablement travaillé, mais à temps partiel ou de façon intérimaire, et donc pas suffisamment pour avoir droit aux allocations de chômage. Le problème n’est pas non plus qu’ils n’ont pas cherché un emploi : depuis la mise en place des politiques dites « d’activation » les chômeurs sont soumis aux contrôles réguliers de l’ONEM D’autant que les sanctions se sont accrues ces dernières années : entre 2005 et 2013, le nombre de personnes qui chaque année émargent au CPAS suite à une sanction de l’ONEM est passé de 373 à 6437, soit une augmentation de 1725%[1. voir Ricardo Cherenti, Les transferts de charge Onem – CPAS. Étude 2014 (chiffres 2013) Perspectives 2015. Union des Villes et Communes de Wallonie asbl – Fédération des CPAS ; Service Insertion Précarité, 2014, p. 11.]. En réalité, la faute suprême qui vaut à plus de 30.000 personnes aujourd’hui (et environ 20.000 autres dans les deux prochaines années) de perdre leur allocation d’insertion, consiste à ne pas avoir trouvé un emploi, dans le délai qui est désormais fixé par la loi. Sachant que la Belgique compte un million de chômeurs pour trente à quarante mille offres d’emplois, des dizaines de milliers de nos concitoyens se voient aujourd’hui privés de leur seule source de revenu parce qu’ils ne trouvent pas quelque chose qui n’existe pas…

Cette mesure n’aura qu’un seul impact significatif sur l’emploi : celui de pousser encore davantage les travailleurs à accepter des conditions de salaire et de travail revues à la baisse. L’absurdité de cette décision prêterait donc à sourire si elle n’avait pas des conséquences tragiques. Environ la moitié des personnes qui perdront leur allocation (les chefs de familles et les isolés) n’aura plus accès qu’au revenu minimum d’insertion ; l’autre moitié se retrouvera sans revenu propre !
Concrètement, une famille qui vivait avec un salaire de 1100 euros et une allocation de 400 euros perdra la totalité de cette seconde source de revenus. Une diminution d’une telle brutalité qu’elle fait passer le saut d’index pour une aimable plaisanterie. Comment expliquer qu’une décision politique aussi scandaleuse ne suscite pas davantage d’indignation et de colère ?
Peut-être faut-il commencer par souligner que les gouvernements successifs sont passés maîtres dans l’art d’enrober ce genre de mesures au moyen d’arguments boiteux mais drapés de l’illusion du bon sens. Ainsi Monica De Coninck (sp.a), ministre de l’Emploi sous le gouvernement qui a voté la mesure en question, défend-t-elle en ces termes son action : « On ne pouvait pas se satisfaire d’octroyer indéfiniment une allocation de 500 euros sans viser l’objectif de l’intégration au marché du travail. (…) je l’assume comme socialiste : être socialiste, c’est vouloir aider les gens, les aider à trouver un emploi, par le coaching, l’accompagnement, la formation, l’éducation, les stages, ce n’est pas leur octroyer 500 euros et puis rien, les laisser comme ça, dans le vide, en dehors de la société en fait. Le but, c’est l’émancipation de l’être humain. On doit se concentrer là-dessus. Donner de l’argent sans échange, ce n’est pas une politique de gauche. Avec le délai de trois ans, on peut sérieusement s’occuper des personnes concernées »[2.Le Soir édition de 17h, 5/1/2015.].
Derrière le vernis social, l’argumentaire dissimule à peine le sophisme élémentaire sur lequel il repose : à partir de deux prémisses relativement peu discutables (donner 500 euros aux gens n’est pas suffisant ; il faudrait qu’ils puissent accéder à l’emploi et disposer ainsi d’un revenu correct), on tire une première conclusion en s’appuyant sur un argument implicite plus que contestable (il faut faire du coaching, de l’accompagnement, de la formation, cela suffira pour que les chômeurs accèdent à l’emploi), et on déduit une seconde conclusion ne découlant en rien logiquement du raisonnement qui précède (il est donc justifié de supprimer les 500 euros d’allocation !). Il faut prendre conscience de l’ampleur du consensus qui unit désormais la classe politique autour de ces politiques d’emploi. Soutenue aujourd’hui par un gouvernement très marqué à droite, la mesure d’exclusion des allocataires sociaux avait été décidée par le gouvernement précédent, dirigé par un socialiste Ainsi, l’actuel président du MR, O. Chastel, explique que la mesure a été prise dans le but « de soutenir, d’accompagner les gens pour les remettre au travail, (…) de sortir les gens de la dépendance »[3.O. Chastel, Le Soir en ligne, 6/1/2015.]… Certes, le gouvernement Michel en durcit significativement les modalités d’application. Mais, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, son action se situe davantage dans la continuité que dans la rupture avec la politique du gouvernement Di Rupo « Le gouvernement actuel a tout de même renforcée la réforme sur deux points : à partir du premier septembre 2015, il faudra être titulaire d’un diplôme du secondaire pour bénéficier des allocations d’insertion avant l’âge de 21 ans. D’autre part, dès le premier janvier, le droit aux allocations ne pourra plus s’ouvrir après 25 ans, contre 30 ans actuellement »[4.Le Soir édition de 17h, 5/12015.]… L’un et l’autre s’inscrivent dans un carcan idéologique néolibéral (social-libéral diront certains) qui en l’espace de trois décennies a essaimé auprès d’une large fraction de la « gauche » politique. L’ancrage idéologique de ces politiques est pourtant régulièrement minimisé par des responsables politiques de gauche comme de droite. Lesquels mobilisent, pour tenter d’obtenir un minimum d’assentiment de la population, une rhétorique alternant le registre compassionnel (l’ancien Premier ministre essuyant au passage une larme sur le sort des chômeurs exclus) avec celui de l’euphémisation prudente. Ainsi, que des familles soient condamnées à la misère dans un contexte d’accroissement des inégalités, voilà qui n’émeut pas outre mesure Benoit Lutgen, le président du CDH, que l’on a connu plus éloquent pour défendre le sort « des familles » wallonnes et bruxelloises. Réactivant la dialectique du bon et du mauvais pauvre, il estime que l’on devrait apporter quelques « corrections » à la loi, notamment pour les personnes qui « font des efforts tous les jours pour se former ». Derrière l’unanimisme et la pauvreté des arguments mobilisés, on retrouve tapi le même imaginaire néolibéral. Cette pensée réduit le politique au débat d’experts, dénie l’existence d’alternatives aux orientations politiques dominantes et masque les choix de société qui produisent les inégalités sociales. Celles-ci se voient dès lors appréhendées comme de malheureux « aléas » de la vie (aléas contre lesquels on lutte au moyen de grandes opérations médiatiques de charité publique, à l’instar de la désespérante campagne Viva for Life lancée par la RTBF) ou plus souvent encore renvoyées à la responsabilité des principaux intéressés – en l’occurrence les chômeurs. « Qui veut, peut… » : ainsi pourrait être résumée la maxime qui sert à justifier que l’on retire à des milliers de personnes leurs allocations d’insertion. Le message a au moins le mérite de la simplicité : avec « un peu d’efforts », tout devient possible. Les perdants de la compétition sociale ne doivent donc s’en prendre qu’à eux seuls. Personne ne sera surpris que des partis de droite entretiennent cette illusion de l’individu souverain, qui permet si bien de naturaliser l’ordre social. Mais, à vrai dire, on ne devrait pas être davantage surpris que des partis dits « de gauche » creusent le même sillon.
Depuis des années, dans toute l’Europe, des partis qui osent encore se prétendre « progressistes » n’ont plus de « socialiste » que le nom. Face à la surenchère de la « droite décomplexée » d’un N. Sarkozy ou d’un B. De Wever, la « droite complexée » (pour reprendre l’heureuse formule par laquelle Frédéric Lordon qualifie le Parti Socialiste français) peine à dissimuler ses orientations droitières derrière le cache-sexe d’un vocabulaire mollement progressiste. Au final, elle n’a pu, dans le meilleur cas, que ralentir le train des mesures visant à saper les acquis sociaux de l’après-guerre, quand elle ne l’a pas accéléré, comme ce fut le cas en Allemagne avec G. Schröder ou aujourd’hui en France avec Fr. Hollande. Invoquant la nécessité de « faire des compromis », d’« être réaliste » et de faire face aux « contraintes de la mondialisation », cette « gauche » a accepté bien des compromissions, tout en prétendant ne rien abandonner de ses idéaux. On ne l’a pourtant jamais (ou si peu…) entendue remettre en cause le cadre des politiques économiques qui soutiennent des mesures comme celle discutée ici. Non contents d’avoir soutenu des politiques dont les conséquences sont dramatiques pour la population, les partis « socialistes » ont tellement brouillé les repères idéologiques qu’ils ont contribué à rendre les alternatives inaudibles et à proprement parler impensables. Pour cette raison, ils portent une double responsabilité. Réagissant à chaud à la débâcle de la gauche et à la victoire de l’extrême droite aux dernières élections européennes, Jean-Luc Mélenchon nous invitait à y réfléchir en ces termes : « La responsabilité .du résultat. échoit d’abord à ceux qui lorsque les événements s’annonçaient nous ont volé les mots pour les penser. Lorsqu’on ose appeler gauche, une politique économique de droite, (…) lorsqu’on prétend défendre un modèle social au moment même où on le détruit, oui alors les mots n’ont plus de sens et dès lors il est difficile de penser le futur. De toutes les fautes innombrables commises par cette équipe qui est à l’Elysée, la faute, le crime le plus impardonnable est de nous avoir volé les mots ».