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De l’intégration à la société inclusive

Pendant des décennies, le degré de participation harmonieuse des personnes issues de l’immigration dans la société a été mesuré selon le critère de leur « intégration » plus ou moins réussie. En 2002, Daniel Ducarme, alors président du MR, brise un tabou : « l’intégration est un échec ». Affirmation reprise dix ans plus tard par son successeur, Didier Reynders, au moment où Sharia4Belgium défraie la chronique à Molenbeek.

Échec de l’intégration ? Difficile de nier que quelque chose n’avait pas fonctionné comme on aurait pu l’imaginer dans un scénario à l’eau de rose, puisque les discriminations basées sur l’origine ethnique – notamment dans l’emploi et le logement – n’ont jamais été aussi manifestes. Mais ce n’est pas cela que visaient MM. Ducarme et Reynders en rendant leur sentence : pour eux, « l’intégration » n’a rien à voir avec l’accession à l’égalité en droit, en dignité et en statut social entre anciens et nouveaux Belges. Ce qui est visé, c’est la disparition progressive des traits culturels spécifiques des migrants et de leurs descendants sommés de faire allégeance, non seulement à nos lois – ce qui n’est effectivement pas négociable – mais à nos « normes et valeurs », soit des notions particulièrement élastiques. Cette conception de « l’intégration » – qui ne prévaut en Belgique que du côté francophone – est très proche de l’assimilationnisme à la française : pour bien s’intégrer, il faut se couler dans le moule au point de faire oublier ses racines, de boire de la bière ou du vin, de manger du jambon et de prénommer ses enfants Louise et Lucas plutôt que Yasmina ou Ayoub. Pour ceux qui professent un tel point de vue, la persistance d’identités fortes et démonstratives chez des petits-enfants de migrants est la marque éclatante de l’échec. Surtout quand des différences assumées s’articulent autour d’une religion, en l’occurrence l’islam. Dans notre société si fière de s’être émancipée de ses propres dogmes religieux, ce serait presque une provocation.
Et si cette « crise de l’intégration » n’était pas avant tout la crise du concept d’intégration ? Sous ce vocable, toute la pression s’exerçait sur les nouveaux arrivants : c’était à eux de faire l’effort de « s’intégrer », la société étant déjà bien généreuse de les accueillir. Malheureusement pour les tenants de cette position, ça ne se passe jamais comme ça. L’irruption dans un corps social d’une importante population qui n’en possède au départ ni les références ni les codes enclenche toujours une dynamique d’adaptation réciproque qui transforme autant le premier que la seconde, par un long processus à double entrée que le sociologue Felice Dassetto a décrit sous le nom de co-inclusion réciproque et où la responsabilité de la réussite de la greffe est partagée.
Avec le concept de société inclusive, on va un pas plus loin. Bien sûr, personne n’est complètement innocent du chemin qu’il trace. Mais la société a des responsabilités qu’elle doit assumer collectivement face aux individus qui la composent. Vouloir une société inclusive, c’est considérer que celle-ci doit faire une place à chacun·e, en lui permettant de valoriser tant ses différences que ses ressemblances afin de lui donner envie de faire pleinement partie de cette société. Amin Maalouf a superbement décrit le cercle vertueux de la reconnaissance ainsi que son envers, le cercle vicieux du mépris : « Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence ; lorsqu’on se sent, au contraire, respecté, lorsqu’on sent qu’on a sa place dans le pays où l’on a choisi de vivre, alors on réagit autrement. Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. Si, à chaque pas que l’on fait, on a le sentiment de trahir les siens et de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée ; si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission. » (Les identités meurtrières, Grasset, 1998).
Malheureusement, le succès discursif récent de la société inclusive, qui a désormais intégré la novlangue européenne, reste superficiel. Faute d’une réflexion de fond, celle-ci risque bien de disputer au vivre-ensemble et à la citoyenneté les premières places au hitparade de la vacuité.

Compétition de modèles

Car penser la société à partir du défi de l’inclusion devrait interdire de l’aborder en termes de « nous » et « eux/elles » : parmi les habitant·e·s de ce pays, il n’y a plus d’« eux/elles », il n’y a plus que du « nous ». Tout ce qui accrédite cette opposition a priori contribue à figer des identités collectives qui se seraient inévitablement assouplies au fil du temps.
Or, dans le discours courant, c’est pourtant exactement ce qu’on fait. La « communauté musulmane » est systématiquement réifiée de l’extérieur[1.En l’occurrence, l’extérieur regroupe deux discours qui s’alimentent l’un de l’autre : celui qui est produit par l’idéologie dominante en Europe occidentale et celui qui vient du monde musulman et qui englobe sa « diaspora ».]… alors que cette communauté n’existe pas comme le bloc qu’on fantasme, qu’elle n’est qu’une facilité de langage, qu’elle est ethniquement et culturellement plurielle, que ses limites sont poreuses. Sans doute a-t-on besoin de la stéréotyper pour se donner une chance de la saisir.
Mais, le phénomène est bien connu, les assignations langagières finissent toujours par sortir des effets sur le réel. L’identité musulmane est au moins autant produite par le jeu des assignations que par une nécessité interne. Ce processus alimenté par un « nous » exclusif finit par faire surgir ce qu’on pourra ensuite dénoncer comme du « repli sur soi » ou du « communautarisme », et la boucle sera bouclée[2.On notera que ni le repli sur soi des résidents des hauts d’Uccle ni le communautarisme des anglophones de Waterloo – leurs clubs sportifs, leurs écoles privées, leurs troupes scoutes, leurs paroisses – n’est jamais fustigé. Question de position sociale, sans doute…].
Une fois qu’on a accepté de s’inscrire dans une démarche inclusive, rien n’est résolu pour autant. Inclure dans quoi ? En reconnaissant que toute société est obligatoirement une « totalité diversifiée », on prononce presque un oxymore. Où placer le curseur des politiques publiques, étant entendu que les individus sont encore libres de leurs choix, y compris celui de l’entre-soi, pour autant que les lois du pays soient respectées. Et là, on le sait, diverses conceptions sont en compétition dans les démocraties occidentales. Parmi ces conceptions, le « modèle français », assimilationniste, et le « modèle britannique », multiculturaliste radical, constituent des postures limites. Dans le premier, la société n’a pas à connaître des différences qui relèvent de la vie privée. Les minorités, ça n’existe pas. Dans le second, la société est d’une compréhension infinie pour les différences culturelles, au risque de ne même plus s’assurer de l’existence d’un « tronc commun » suffisant pour faire société ensemble. Là, les minorités existeraient trop. Mais entre les deux, il y a toute la gamme. Au lieu de se braquer sur des démarcations idéologiques, il est sûrement plus fécond de rechercher pragmatiquement, éventuellement en procédant par essais et erreurs, les mesures les plus inclusives, c’est-à-dire les plus susceptibles d’incorporer le maximum de groupes ethnoculturels dans la production permanente et conjointe de la société commune. Sur ce terrain, toute mesure autoritaire ne peut qu’être contre-productive. Si on veut que les minorités « jouent le jeu », il faudra leur donner envie d’essayer. Elles essaieront si elles pensent avoir plus à gagner – en droits, en dignité et en statut social – qu’en se barricadant dans un réduit communautaire largement défensif.
J’annonce la couleur : le modèle français – un modèle tout à fait singulier qui ne fait des émules que dans la périphérie francophone de l’Hexagone et au Québec[3.Et non pas, comme on l’avance souvent, dans l’ensemble des pays latins de tradition catholique. Ainsi, l’Espagne et l’Italie, pays latins de tradition catholique par excellence, sont beaucoup plus inclusifs que la France.] – n’est pas une option souhaitable. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait couramment en France, ce « modèle » ne relève pas d’un universalisme qui s’opposerait au communautarisme en vigueur dans certaines minorités, mais bien d’un « communautarisme majoritaire[4.Lire, notamment, sur la toile, P. Marlière, « France : un communautarisme majoritaire », Politique n°33, avril 2004, S. Heine, « La dimension communautarienne du républicanisme français », Raison publique, septembre 2010.] »… c’est-à-dire le pire, puisqu’il est dominant et qu’il dispose seul des outils de coercition légitimes auquel personne ne peut se soustraire.

Détour philosophique

Pour avancer, les catégories réflexives françaises, beaucoup trop caricaturales, ne nous aideront pas. En revanche, on apprendra beaucoup de la controverse qui, aux États-Unis et au Canada, a opposé philosophes libéraux (Rawls, Dworkin, Kymlicka…) et communautariens (Taylor, Walzer, Sandel…). Une belle controverse respectueuse qui a fait évoluer les positions des un·e·s et des autres et qui peut nous aider à dénouer une tension constitutive de toutes les sociétés modernes[5.Une excellente synthèse de ces controverses : P. Ansay, Nouveaux penseurs de la gauche américaine, Couleur livres, 2011.].
Les libéraux[6.À prendre au sens philosophique. Même si, à l’origine, le libéralisme économique et le libéralisme philosophique furent étroitement liés, ce n’est absolument plus le cas aujourd’hui.] insistent sur l’autonomie des personnes qui doivent pouvoir échapper à toutes les tutelles qui les infantilisent, tant celle de l’État que celle de la famille ou du groupe social d’origine, au nom d’un individualisme émancipateur. Les communautariens relèvent que la promotion d’individus libres et désenclavés capables de tracer leur propre chemin dans une société où tout circule et s’échange n’est à la portée que des personnes les mieux dotées en capital social et matériel, tandis que, pour les moins bien dotées, le groupe d’appartenance reste une ressource de premier plan dont on tire de l’estime de soi et de la force collective.
À mes yeux, ces deux démarches s’équilibrent et se complètent. La société inclusive doit simultanément reconnaître ses minorités ethnoculturelles[7.Comme la Flandre, plus influencée par le multiculturalisme anglo-saxon, l’a fait avec son Minderhedendecreet de 1998 qui a débouché sur la reconnaissance d’un Forum des minorités. Celui-ci fédère plus de mille associations ethnoculturelles qui ont, à ce titre, accès à des subventions publiques.] – au lieu de les ignorer, voire de vouloir les briser « à la française » – et protéger la mobilité des personnes qui ne doivent pas être enfermées contre leur gré dans des identités héritées. Elle doit reconnaître et protéger simultanément et avec la même énergie le droit « libéral » des femmes musulmanes de ne pas porter le foulard, en les soutenant le cas échéant contre leur groupe d’origine, et leur droit tout aussi « libéral » de le porter, même si ce dernier s’adosse à une posture communautarienne inspirée par le refus de « trahir les siens » (Amin Maalouf). Elle doit s’interdire d’imposer des « normes et valeurs » extralégales qui relèvent d’un « communautarisme majoritaire ». Cette approche demandera toujours plus de finesse que les positions carrées. Mais y a t-il un autre chemin pour éviter l’explosion ?