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De l’utilité du passé

Comme c’est étrange ! Au moment même où le président de la NVA, Bart De Wever, arrivait à amener les négociateurs de l’Orange bleue à faire du 11 juillet un jour férié obligatoire, il critiquait le bourgmestre d’Anvers Patrick Janssens, qui s’était excusé auprès de la Communauté juive pour la collaboration des autorités anversoises à la persécution des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale. C’est étrange, car le jour férié et les excuses ont quelque chose en commun. Les deux appartiennent au symbolique. Socialement ou économiquement, le 11 juillet comme jour férié légal ne représente rien. Pour les salariés c’est même un pas en arrière. L’intérêt en est purement symbolique, et plus particulièrement nationaliste. Que derrière les excuses de Janssens se cache une symbolique analogue semble avoir totalement échappé à De Wever. «Notre propre symbole d’abord»? Car si les excuses sont «gratuites» parce qu’elles viennent «trop tard», 65 ans après les faits, comme le prétend De Wever, pourquoi se préoccuper encore du 11 juillet, en référence à la bataille des Éperons d’or de 1302, soit il y a 705 ans ? Pourtant, quand il s’agit de symboles, personne ne s’empresse de rechercher une certaine cohérence scientifique, historiographique ou même morale. Car lorsque des faits du passé prennent une signification symbolique, celle-ci ne se trouve pas dans les faits historiques eux-mêmes, mais dans l’importance contemporaine, donc subjective, qu’on leur attribue. Le passé est passé et seuls restent les souvenirs et les interprétations. Des non-Juifs veulent considérer l’Holocauste comme un événement du passé, dans le meilleur des cas comme un avertissement atroce contre les préjugés. Pour les Juifs il en est tout autrement. Comme contexte du meurtre de leurs parents et leurs grands-parents, l’Holocauste n’est pas du tout passé, même pas après 65 ans. Dans leur perception il dure toujours, parce qu’il a eu une influence persistante et décisive sur leur existence. 1302 peut, pour les simples Flamands, représenter quelque chose de vague datant de plusieurs siècles ; pour les nationalistes, cela reste un symbole puissant. Ils lui donnent des significations qui n’ont que peu de rapports avec les faits historiques, mais peu importe. Pour eux, il suffit que leur croyance quasi religieuse dans la mythologie donne forme à ce qu’ils ressentent comme leur identité. Et le mythe de 1302 est d’autant plus fort comme symbole depuis que le 11 juillet est devenu la fête officielle flamande. La fréquentation de l’histoire présente un paradoxe frappant. Si l’intérêt de la société pour l’histoire comme discipline est assez limité, le passé — ou plutôt, une sélection du passé — se montre quand même souvent approprié pour poser des revendications dans le présent. L’utilité potentielle du passé pour légitimer le présent est grande. Les gens se forment du passé une interprétation, souvent avec des nuances moralisantes. Ils séparent le «bon» du «mauvais», et c’est ainsi que naissent les mythes, même s’ils ne résistent pas à la science. Ils en font un argument dans le débat politique d’aujourd’hui. Le débat communautaire fourmille de l’utilisation contemporaine d’arguments historiques, par exemple sur la frontière linguistique. Et même s’ils sont historiquement boiteux, ils gardent une grande force de mobilisation. Comment va-t-on, par exemple, expliquer historiquement la situation de la périphérie bruxelloise, aujourd’hui politiquement très controversée ? Est-ce une histoire de d’abandon de la ville et d’inégalité sociale, où de riches habitants — et donc, dans le contexte bruxellois, des francophones — ont fui le cœur paupérisé de la ville pour s’installer dans la périphérie verte ? Ou bien est-ce une question d’impérialisme linguistique, avec pour objectif la conquête d’un territoire ? Le passé donne matière à nombre de controverses. La colonisation du Congo en est un classique. Était-ce une affaire condamnable d’exploitation coloniale et d’humiliation ? Ou les Belges méritent-ils des éloges pour les routes et les écoles et les hôpitaux qu’ils ont construits ? Le problème avec le passé, c’est qu’il est en général complexe si bien que, comme dans le cas congolais, les deux affirmations sont exactes. Mais la plupart s’en tiennent, pour la commodité, à un seul côté de la médaille, le côté qui leur convient. Ou ils utilisent un côté comme argument pour déforcer l’autre camp. Mais toute demi-vérité reste naturellement un demi-mensonge. Ainsi la discussion concernant le passé n’est pas commandée par ce qui est scientifiquement établi, mais par une perception subjective et même l’intérêt propre. C’est ce qui est apparu le mois dernier, quand les autorités communales de Hasselt ont organisé un festival congolais, avec à l’affiche un film très critique pour le colonialisme de Léopold II. Mais après les protestations d’associations d’anciens coloniaux, le film a disparu des programmes. Cette protestation est compréhensible. Les anciens coloniaux ne veulent pas que le crépuscule de leur vie soit empoisonné par des révélations sur les cruautés, longtemps cachées, du régime léopoldiste au Congo. Ces révélations jettent un doute chez eux et leur entourage, notamment quant à la teneur morale de ce qu’ils considèrent comme l’oeuvre de leur vie. Ils veulent préserver leur mythe et ont appelé pour cela, et avec succès, la ville de Hasselt à la censure. C’est là qu’on découvre ce qu’on appelle un passé mal assumé, l’histoire sur laquelle il existe encore des disputes fondamentales, où l’historiographie n’a pas encore apporté de réponse définitive et sur lequel il n’existe pas de consensus dans la société. Et ce consensus est d’autant plus difficile que le passé dont il est question peut encore servir dans le présent et peut être récupéré sur le plan symbolique. L’Espagne en a montré récemment un exemple frappant. La dictature de Franco appartient par excellence au passé utile, car fortement controversé. Dans les esprits, la guerre civile espagnole d’il y a 70 ans fait encore rage. Une conception «sauvage» de l’histoire chez les victimes de cette dictature demande aujourd’hui justice pour l’injustice passée, trouvant de la compréhension auprès du gouvernement socialiste. Cela dérange alors l’opposition conservatrice, qui trouve toujours sa légitimité dans le souvenir de Franco. L’église catholique officielle n’a, elle non plus, jamais pris ses distances avec Franco. Elle a organisé récemment la béatification de centaines de religieux assassinés durant la guerre civile par des opposants à Franco, pour ébranler la légitimité morale du gouvernement, y compris son intention de légaliser le mariage homosexuel. Par le biais de l’histoire un symbole — la justice pour les victimes — se dresse contre l’autre, les valeurs catholiques traditionnelles. Le passé est un fouillis plein de détails dont tout le monde essaie de tirer son avantage. Les gens l’utilisent comme ça leur convient. Et les problèmes surgissent lorsqu’on le recouvre d’une sauce moralisante, que des ambiguïtés montent à la surface et que des susceptibilités se font jour. C’est aussi le piège dans lequel est tombé Bart De Wever. Le manque de connaissance (historique) des choses ne peut lui être reproché, le manque d’empathie pour la sensibilité des autres sûrement. C’est d’autant plus surprenant que la balourdise n’est pas dans son caractère. De Wever avait naturellement raison quand il a suggéré qu’il n’y a pas beaucoup de sens d’exiger aujourd’hui, avec effet rétroactif, de la part des fonctionnaires et policiers de l’époque une dose de courage dont il n’est pas certain que nous ferions preuve, dans des circonstances analogues. Mais c’est une question de morale. La symbolique raconte une autre histoire. Le rôle des autorités anversoises et de la police dans la persécution des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale appartient certainement à ce passé mal assumé. Comme il apparaît de façon criante dans l’étude du Ceges «La Belgique docile», c’est l’ensemble des autorités publiques qui ont fait preuve, durant les années d’occupation, d’un manque frappant de résistance démocratique Mais à Anvers les choses ont atteint un degré plus grave, avec les Juifs comme premières victimes. Jusqu’à une époque très récente, cette réalité était réfutée, déniée. Quand l’historien Lieven Saerens a rendu publique son étude pour la première fois, il a même été menacé de poursuites judiciaires. Le geste des excuses officielles offre enfin un acte symbolique de reconnaissance et de justice. Bart De Wever a fait une erreur morale d’appréciation en exprimant une objection. Il ne l’a pas fait comme antisémite inavoué ou comme crypto-fasciste, ce qu’il n’est certainement pas. Il a été aveuglé par l’opportunisme politique. Car il craint que de tels gestes ne puissent que renforcer l’extrême droite, et ceci alors que le Vlaams Belang est son concurrent politique direct. Et il sait aussi que, si les choses tournent mal pour lui, dans le prochain gouvernement, le 11 juillet comme jour férié ne suffira pas à assurer sa survie politique.