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De quoi « Shame » est-il le nom ?

Par oligarchie, on désignait jadis des sociétés dans lesquelles le pouvoir était détenu par peu de personnes. Il a fallu des décennies de luttes pour le suffrage universel et les libertés syndicales pour desserrer ce monopole. À présent, on qualifie d’oligarchie le régime de Vladimir Poutine caractérisé par la connivence entre des hommes d’affaire riches (les oligarques) et le pouvoir. Des auteurs constatent l’altération des formes de la démocratie représentative dans les pays où elle s’était imposée. Dans son dernier livre, Hervé Kempf H. Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011 , par exemple, observant l’emprise des milieux financiers sur la vie politique et médiatique soutient que « nous sommes dans un état de dégénérescence de la démocratie qui nous fait entrer (…) dans le régime oligarchique ». L’oligarchie désigne le régime d’un groupe restreint de personnes (la classe politique, les décideurs…) chargés de gouverner, à la place et sans la perturbation des gouvernés. Avec « Shame » avons-nous assisté à la première manifestation de rue à l’image de la dérive oligarchique de la démocratie ? « Cinq jeunes citoyens », comme ils se définissent eux-mêmes, ont réussi en effet à rassembler à Bruxelles, le dimanche 23 janvier, quelque 35 000 personnes pour manifester leur honte face aux politiciens incapables de conclure un accord de gouvernement. Qu’ils soient pour l’unité ou la séparation du pays, pour une fédération ou une confédération, de droite, de gauche, du centre ou de nulle part, les manifestants adressent une même injonction aux politiques : décidez à notre place et mettez-vous d’accord en dehors de nous. En démocratie, les partis politiques ne sont supposés participer à une coalition gouvernementale que s’ils peuvent faire valoir une partie significative de leur programme sans quoi ils choisissent l’opposition. En se coalisant et en s’organisant, les individus ne sont pas atomisés dans leur seule dimension d’électeur face au pouvoir, mais peuvent se défendre contre ses abus et tenter de faire valoir leur point de vue. Souvent cependant, grisés par l’attrait du pouvoir, les élus acceptent des compromis qui contreviennent à leurs principes et à leurs engagements. Ils sont alors taxés d’opportunisme. Ainsi peut se creuser un fossé qui isole la « classe politique » de la population et amorcer la dérive oligarchique. La démocratie ne se limite donc pas à élire des personnes qui décideront à la place de leurs électeurs jusqu’à la prochaine élection.

Cette manifestation ne serait-elle pas plutôt celle de sujets façonnés par la société oligarchique en devenir ? Peu importe le contenu de l’accord, il faut que les politiciens tranchent à notre place.

Contrairement à ceux qui assimilent à des rebelles Le Soir, 5 et 6 février 2011 les manifestants bruxellois (en majorité), wallons et flamands (en minorité) rassemblés pour clamer leur honte, cette manifestation ne serait-elle pas plutôt celle de sujets façonnés par la société oligarchique en devenir ? Peu importe le contenu de l’accord, il faut que les politiciens tranchent à notre place. N’est-ce pas pour cela que nous les avons élus ? Honte donc à ceux qui ne font pas leur travail qui consiste à décider en dehors de nous ! En démocratie, il est légitime de critiquer un parti qui renie ses principes et ses engagements pour bénéficier des avantages de la participation gouvernementale. C’est précisément lorsqu’ils refusent des compromis à n’importe quel prix que les partis respectent le pacte démocratique. Dans un espace public livré par contre à l’oligarchie, c’est aux oligarques de trancher ces questions sans céder à la pression politique. Comme la politisation consiste dans la participation à la vie commune, gouverner dans un système oligarchique consiste précisément à libérer les forces économiques du contrôle politique. La relation entre Shame et les médias a été d’emblée fusionnelle. La presse écrite comme radiotélévisée ont célébré les jeunes manifestants et leur ont servi de caisse de résonance. Leur attitude a cependant été tout autre face au rejet de l’accord interprofessionnel Voir par ailleurs dans ce numéro… Les directions syndicales n’avaient-elles pas conclu un accord après avoir fait les concessions nécessaires aux exigences des patrons, donnant ainsi une leçon aux politiques ? Les délégués représentant les affiliés qui se sont permis de réduire à néant ce « premier accord ambitieux signé depuis que la Belgique est en crise (…) comme une pauvre note de conciliateur » ont été jugés sévèrement Le Soir,op. cit.. L’attitude de la FGTB et de la CGSLB qui ont rejeté l’accord, est donc blâmable puisque, comme l’écrit l’éditorialiste du Soir, le document avait été jugé acceptable par leurs dirigeants. La manifestation citoyenne ne serait-elle pas celle qui conteste qu’un cercle restreint élabore en dehors du contrôle des citoyens les décisions et non celle qui les fustige parce qu’ils ne paraissent pas suffisamment zélés pour le faire ? Encore heureux que les syndicats ont une organisation permettant à leurs militants de refuser un accord (AIP) conclu, selon eux, contre leurs intérêts, pour nous rappeler que l’oligarchie n’a pas encore réglé son compte à la démocratie. En droit en effet, c’est toujours aux gouvernés que revient le pouvoir. Si bien que ne pas conclure un accord à tout prix peut être aussi un bon moyen de sauver la démocratie.