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Débats télévisés : tendances francophones et flamandes

Dans ce billet d’humeur, Irène Kaufer avoue sa fascination (critique) pour les débats télévisés et partage son analyse.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

Ah, les débats télévisés[1. Bien que je ne sois nullement une analyste des médias, je me permets cette brève chronique, qui ne prétend ni à la profondeur ni à l’exhaustivité.] ! On a beau les critiquer, s’en moquer, ils recèlent quelque chose de fascinant, une forme d’addiction pour laquelle on se trouve les meilleures excuses : la volonté de s’informer, d’être au courant des programmes qui informent (ou manipulent) nos concitoyen·nes ou même, qui sait, l’espoir de découvrir un personnage, une pensée qui nous bouleverse en trente secondes. L’inévitable déception n’empêchera pas de revenir le lendemain, ou la semaine suivante, à cette sorte de croisement de téléréalité (qui survivra aux arguments de l’autre ?) et de The Voice[2. Célèbre télécrochet aux multiples versions nationales répandues à travers le monde. (NDLR)] (qui sera adoubé par les coaches que nous sommes tou·tes ?).

Le dimanche midi est une institution dans nos contrées. « C’est pas tous les jours dimanche » (RTL) fait face au « Zevende dag » (VRT), dans le même créneau 11h-13h. « Mise au point » a disparu de la RTBF, après de longues années de bons et exaspérants services. Dommage, je m’amusais beaucoup à faire le décompte des femmes invitées – le dernier date de juillet 2015 – pour constater que « si les femmes forment “la moitié du ciel”, elles sont encore très loin de la “moitié de l’écran” » ! Mais à l’époque, j’écrivais aussi ceci : « Comme toutes les émissions qui durent, celle-ci entraîne une certaine lassitude, d’autant que sa formule ne change guère, que les invités sont souvent les mêmes et qu’on y entend peu d’idées nouvelles ou de positions originales. La formule reste : “Expliquez-nous une situation complexe en trente secondes, au-delà de ce délai votre parole n’est plus valable”. Exercice décourageant pour les meilleures volontés[3. L’article complet est disponible sur mon blog : www.irenekaufer.be.]. » On peut dire que les émissions qui se perpétuent, quitte à changer de nom ou parfois d’horaire, ont conservé la même formule. Du moins côté francophone [4. Sachant que je ne regarde pas l’ensemble des débats, et que LN24 est notamment absent de mes observations.].

Argumenter en 60 secondes

Allez, commençons par « C’est pas tous les jours dimanche », qui a succédé à « Controverse » sur RTL-TVI. Certes, le concept a évolué, des chroniqueur·ses ont disparu, de nouvelles rubriques ont surgi, comme cette « compétition » où il s’agit de répondre au maximum de questions en soixante secondes, les meilleur·es tournant autour de 10, c’est dire la profondeur… Le reste du temps, en dehors de quelques « vedettes » (ministres, expert·es covid…), les invité·es disposent d’environ deux minutes pour développer une argumentation. Le record étant détenu, d’après mes calculs, par Laurence Rosier, linguiste invitée dans un débat sur la langue inclusive, et qui a eu droit à exactement 59 secondes de parole, en comptant les interruptions de l’animateur.

Cela tient, bien sûr, au nombre de sujets abordés et celui des invité·es pour chacun d’entre eux. Crainte de lasser les téléspectateur·ices ou volonté assumée de rester à la surface des choses ? L’introduction des principaux thèmes se fait par le biais de micros-trottoirs, où Christophe Deborsu, l’animateur-présentateur, se délecte des affirmations les plus trash, n’hésitant jamais à suggérer une réponse ou poussant jusqu’au bout la logique la plus absurde. Ce qui interpelle indéniablement dans l’émission reste cependant sa présentation, où l’animateur insiste sur l’annonce de « débats sous haute tension », où « la table en tremble déjà ». Comme si, notre société était trop apaisée et avait besoin d’être secouée et un peu plus clivée qu’elle ne l’est déjà. Pourtant, on peut faire autrement, la preuve par « De Zevende dag » : des sujets moins nombreux mais plus variés (on y parle aussi sport ou culture), des invité·es qui ont le temps de s’exprimer et de débattre. Ah oui, « De Zevende dag » est systématiquement présenté par un duo femme/homme, qui jouent des rôles parfaitement égalitaires, pas comme sur RTL où Deborsu s’est adjoint Audrey Leunens, dont la fonction se limite à introduire les débats ou à répercuter les commentaires reçus sur la page Facebook de l’émission.

« Il fallait que ce soit dit »

Mais pour tout esprit caustique, l’émission « QR » animée par Sacha Daout (La Une, RTBF) me paraît indépassable. Deux mini rendez-vous les lundi et mardi soir, plus un débat d’une heure le mercredi autour d’un unique thème central, ce qui évite l’éparpillement mais pas les redites ni les platitudes. Car Daout lui aussi aime les micros-trottoirs, même si c’est en distanciel, où des citoyen·nes peuvent poser, de chez eux ou de chez elles, des questions aux invité·es et même exprimer un avis, du moins si les problèmes techniques ne l’empêchent pas. Que de « ça marchait lors de l’essai ! ». Mais ce n’est pas grave, car l’animateur connaît déjà leurs questions et remarques, ce qui lui permet, si nécessaire, de s’en faire l’écho – même sans soucis techniques, il retraduit régulièrement l’intervention avec ses propres mots. Un soir, une citoyenne est sortie des rails, ne posant pas la question prévue (les aléas du direct !) et même si son discours était juste trop confus pour être franchement complotiste, comme il était réjouissant de voir la tête de l’animateur, son « ce n’était pas la question prévue mais c’est pas grave… ». Ce qui a eu le mérite de dénuder les coulisses de cette « participation citoyenne ».

Sacha Daout a aussi la particularité de tics de langage (ses « un tout petit peu » le disputant à ses « il fallait que ce soit dit »), ou encore une façon de poser les questions en indiquant bien qu’il n’y a guère de place pour la nuance (« est-ce que vous pensez que… vous ne pensez pas du tout que… ? ») Et s’il ne prétend pas atteindre la « haute tension » chère à Deborsu, il aime prendre la mine et le ton grave pour indiquer que ce qui se dira ici est de la plus haute importance et de la plus grande originalité.

Ainsi, le 16 février dernier, le « QR le débat » était consacrée au scandale de la maltraitance des personnes âgées en maisons de repos. Certes, ça faisait un bon mois qu’on en parlait partout, suite à la publication des Fossoyeurs de Victor Castanet, mais Sacha Daout tenait à nous imprégner de l’idée qu’on aura droit à des révélations : « C’est dur à entendre mais il faut que ça se dise à la télévision ». Le sujet est introduit par deux témoignages, visages cachés et voix tellement déformées qu’en effet, c’est « dur à entendre » et plus encore à comprendre. Après quoi, se tournant vers une « citoyenne », l’animateur demande : « Est-ce que ce que vous avez entendu vous inquiète ? » À quoi elle ne peut répondre que par un « oui » un peu intimidé.

Je précise que mon propos n’est pas de me moquer de ces « citoyen·nes » censé·es apporter une autre parole, mais de ce jeu de questions/réponses prédéterminées.

Interagir plutôt que s’écharper

Ici aussi, on peut comparer avec la VRT : cinq soirs par semaine, du lundi au vendredi, de 20h à 21h30, deux émissions d’actualité qui savent prendre le temps. D’abord « TerZake », une demi-heure d’interviews de politiques ou d’expert·es, et l’un ou l’autre reportage de terrain, en Belgique ou à l’international. Puis « De Afspraak », près d’une heure avec trois invité·es, qui sont là davantage pour interagir que pour s’écharper, et où, comme dans « De Zevende dag », le sport ou la culture côtoient les questions politiques ou sociétales.

Il n’est pas question pour autant de porter aux nues le média public flamand. En effet, ici, pas le moindre poil de cordon sanitaire, les représentant·es du Vlaams Belang (VB) bénéficiant du même temps de parole et du même accueil que leurs collègues des autres partis. Il y a des journalistes plus mordants que d’autres, mais c’est alors le cas avec n’importe quel·le invité·e (y compris Georges-Louis Bouchez, un « bon client », malgré son incapacité à répondre en néerlandais).

Peut-être pire encore, l’extrême droite est également présente dans les émissions d’infotainment, qui mélangent allègrement politique et divertissement. On a même vu, en mai 2019, le président du VB Tom Van Grieken danser et rire avec ses collègues des autres partis dans une émission pour enfants[5. Voir J. Montay, « Quand des politiques flamands, dont Bart De Wever (NVA) dansent le “Skibidi” à la VRT », RTBF, 13 mai 2019.]. Reste que dans les émissions d’information, les débats sont sérieux, avec du temps laissé aux intervenant·es pour argumenter.

Je n’achèverai pas sans revenir tout de même à la RTBF qui peut produire aussi des débats de qualité, surtout en radio. Passons sur le « Parti pris » de « Matin Première » où des « habitué·es » sont invité·es en couple inamovible, ou presque, à donner leur avis sur des sujets divers, y compris les plus graves, qu’ils connaissent aussi bien que moi, c’est dire… Mais le soir, de 17h à 19h, le « Déclic » de Julie Morelle et Arnaud Ruyssen sait choisir ses invité·es, leur laisser le temps de s’exprimer et souvent, ô miracle, sur des sujets qui ne leur sont pas tout à fait étrangers. Non pas que j’éprouve une fascination pour « l’expertise », mais passer de la suppression du CST à la lutte contre le terrorisme, des droits des femmes à la guerre en Ukraine, avec un minimum de pertinence, n’est pas à la portée de tout le monde. À défaut de spécialisation, il faut un minimum d’intérêt et de suivi d’un sujet.

On peut en conclure que ce n’est pas le format radiotélévisuel en lui-même qui amène certaines dérives, mais des choix contestables posés par les animateur·trices. Il est tout à fait possible de faire autrement, de prendre le temps, d’éviter le sensationnalisme en respectant son auditoire.

(Image de la vignette et dans l’article sous  CC BY-NC 2.0 ; photo d’une télévision dont la transmission est interrompue, prise en septembre 2005, par Henry Faber.)