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« Dégage ! »

Viva-the-Tunisian-Revolution
Viva-the-Tunisian-Revolution
« Pourquoi baisser le front devant ceux qui t’ont enchaîné ? » (Abou el Kacem Chebbi, poète tunisien, 1909-1934)

Dans cet article, l’écrivaine Françoise Lalande revient sur les évènements qui ont déclenché ce qu’on allait appeler le Printemps arabe : la détresse individuelle qui devient collective et qui embrase un pays. Elle livre une analyse vibrante et un récit bouleversant de la lutte pour sa dignité du peuple tunisien.

Un évènement

Au départ, il y a ce village-pas-de-chance, un village que l’on traverse sans s’arrêter, un village où aucune ruine romaine ne retient le voyageur, de sorte qu’on ne s’y rend pas pour y dépenser de l’argent, on le traverse, se contentant de saluer les hommes assis à la terrasse des petits cafés, sur des chaises métalliques autour de tables en fer forgé, les hommes ont devant eux un verre où du café refroidit, un capucin ou un direct, on a le temps, on fait durer son café, on n’a pas trop d’argent, on n’en a même pas assez, alors, on fume cigarette sur cigarette, on regarde les rares voitures qui passent, on échange quelques mots avec son voisin de table, on a déjà les yeux mi-clos, le teint olivâtre, on n’attend rien, parce qu’on sait que rien n’est à attendre, rien à espérer, on habite un village-pas-de-chance, voilà tout !, un bled oublié, pas comme les bords de mer, les hôtels avec « thalassa », « spa », « hammam », image pittoresque de la Tunisie, bouquet de jasmin derrière l’oreille en prime, alors, les autres souffrent d’une fureur contenue, mais depuis si longtemps que parfois on oublie même qu’on est furieux, surtout qu’on ne parle pas, on chuchote, cette habitude qu’on a prise depuis tant d’années, de ne pas dire trop haut ce qu’on pense de tout ça, de cette misère et de ceux qui en sont responsables, dans ce village à ce point démuni que la famille à elle, Madame T., pour une fois, n’a pas fait main basse sur une entreprise ou un beau terrain ou un commerce florissant, non, là, comme il n’y a rien, on ne les a pas eu sur le dos comme ceux de Tunis, de Gammarth, de La Marsa, de Carthage, qui ont dû, bon gré mal gré, céder une part de leurs biens, et même nommer Président de l’entreprise un frère à elle, ou un neveu, ou un cousin, c’est fou comme elle avait le sens de la famille, Madame T. !, mais dans le village-pas-de-chance, on a été totalement oublié, par ceux-là et par le reste du monde, vrai !, pas un touriste ne s’arrête pour y boire un verre de Garci, pressés qu’ils sont de visiter l’aqueduc bien plus à l’ouest du village, ou de filer à l’est, vers Sfax, pour participer à un colloque international sur Fiction et réalité dans la littérature maghrébine, mais Sidi Bouzid non !, alors ceux de ce village-pas-de- chance se débrouillent pour survivre, des jeunes font des études dans l’espoir d’une vie meilleure, « avoir son bac », pensant que grâce à leur diplôme ils accéderont à un poste honorable, qu’ils pourront aider leurs parents qui se sont privés pour leur payer ces études, des années et des années où chacun s’est contenté du minimum dans l’attente de la réussite scolaire qui entraînerait une amélioration sociale dont toute la famille profiterait, mais non, ce n’est pas comme cela que ça se passe à Sidi Bouzid !, on finit bien par obtenir un diplôme, mais on ne trouve pas de travail, d’abord on refuse d’y croire, on cherche, on se démène, on demande, mais rien !, pas de travail !, alors on met de côté son orgueil, plus que jamais il y a cette fureur impuissante en vous, mais on n’ose hurler contre celui qui désespère la jeunesse, et saoule tout le monde par des mots en bois, des mots en toc, on a peur de se plaindre, on redoute les mauvaises oreilles, on craint les représailles de ceux qui n’admettent que les louanges, on se tait, c’est cela qui est horrible, ne pas pouvoir dire ce qu’on pense, parce qu’on vous observe, on vous surveille, on va sévir si vous critiquez, alors silence, bouche refermée sur des hurlements secrets, mais il faut bien vivre, il faut aider la famille qui s’est privée pour que vous puissiez étudier, alors, celui qui va entrer dans l’Histoire et qui l’ignore, se munit d’une charrette, d’une balance, il sera vendeur de bananes (importées par la famille de Madame T.), c’est toujours la pauvreté, mais ce n’est plus la misère, il y a la dignité de l’homme qui travaille.

Ce même jour, dans le village-pas-de-chance, une jeune femme s’habille avec soin, elle met son uniforme gris bleu, elle est sans doute de mauvaise humeur comme beaucoup de Tunisiens à cette époque, elle n’est pas parmi les plus pauvres du village, elle gagne environ 400 dinars, pas à dédaigner, elle, au moins, elle est fonctionnaire municipale, elle a un travail, elle est policière, un métier qui donne du pouvoir sur les autres, Allez, dégage ! elle renvoie aux fraises les conducteurs des 404 bâchées, dont elle a vérifié les papiers, mais elle n’arrête pas les Mercedes qui brûlent les feux rouges ou les Ferrari qui prennent un sens interdit, non, elle regarde ces voitures sans broncher, mais elle est humiliée de ne pouvoir les arrêter, les propriétaires de ces voitures sont intouchables, elle est humiliée, oui !, alors, c’est comme dans la nature, le plus fort bouffe le plus faible, elle aperçoit un marchand de bananes, elle pressent qu’il n’a pas les papiers l’autorisant à ce commerce, elle s’approche de lui, le regard sévère, elle porte un uniforme, lui, il n’est rien !, elle a bien deviné, il ne possède aucun papier l’autorisant à vendre des bananes, il se défend, il promet qu’il va s’en procurer, d’accord ?, En attendant je confisque la charrette, et la balance ! Ce n’est pas possible !, il se défend, la policière ne porte pas de révolver, sa seule arme, c’est sa bouche, alors elle insulte le petit marchand, elle l’insulte, pour toutes les humiliations qu’elle a dû subir depuis qu’elle est sur terre, pour toutes les humiliations que ses supérieurs lui ont fait subir, pour toutes les humiliations que les hommes lui ont fait subir, le petit marchand, ce 17 décembre 2010, paie pour toutes les humiliations endurées, la policière utilise son maigre pouvoir pour humilier à son tour, furieuse, elle gifle le jeune marchand de fruits.

A Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, diplômé sans travail de 26 ans, arrivé au bout de la désespérance, achète un bidon d’essence, il répand le liquide puant sur sa tête et sur ses vêtements, comme une douche purificatrice, il craque une allumette, dans l’horreur de ce monde, d’être un pauvre parmi les plus pauvres, ignoré de ceux qui président à l’organisation du pays, propriété privée de Ben Ali et sa famille mafieuse, honnis dans le secret des cœurs, et, à cause de tous ces sentiments qui débordent, Mohamed Bouazizi devient torche aspirée par le ciel. Il n’est pas le premier à s’immoler par le feu et il ne sera pas le dernier. Mais avant, peu étaient au courant, une immolation à Monastir, une autre à Gafsa, en 2008, peu le savaient. Quant à celles qui auront lieu après le 17 décembre 2010, elles seront comme « avalées » par l’immolation de Mohamed Bouazizi, par son immense retentissement émotionnel, apparaissant même comme une pathétique et impuissante imitation.

Une photographie

La nouvelle de l’immolation à Sidi Bouzid de Mohamed Bouazizi va se propager, cette fois-ci, cela ne se passera pas comme si ce n’était rien, un jeune qui s’immole. On a beau, à la présidence, et dans les journaux serviles, le traiter de « fou » ou de « fanatique », son geste désespéré révolte les gens, on commence par évoquer « des troubles sociaux », mais comme on n’en vient pas à bout, on doit bien cette fois parler de révolte, avant de nommer ce qui est : une révolution en marche. Une photographie témoigne du dernier mensonge présidentiel, une photographie qu’un journal publie pour montrer la compassion du Président envers le malheureux Mohamed Bouazizi. On a atteint le sommet de l’indécence. La photo est insupportable, honteuse, cruelle : le Président à l’hôpital, devant ce qui serait Mohamed Bouazizi, enrobé comme une momie de bandelettes, assis dans son lit, oui, assis ! redressé !, comme si, après l’épreuve du feu, il se trouvait en convalescence !, avec un tuyau dans la bouche, Peut-il parler ?, s’informe le président, un spectacle qui donne la nausée, car Mohamed Bouazizi est déjà mort, le président à peine sorti de la chambre, les médecins vont retirer le tuyau menteur, allonger le jeune mort.

Jusqu’où faut-il souffrir pour que les dictateurs disparaissent ? Cette fois, c’est le moment : la colère du peuple enfle, la révolution est en marche, mais personne n’y croit encore vraiment. Même après la fuite de Ben Ali et de sa famille, le 14 janvier 2011, annoncée dans le monde entier, on devra se pincer pour y croire ! Incrédulité et bonheur mêlés, exaltation euphorique : peu à peu, les Tunisiens et les autres peuples comprennent que le monde change.

Un langage nouveau

Désormais, le vocabulaire change. D’abord, on ne chuchote plus. On parle. On découvre la liberté d’expression. Fini la censure et sa sœur inévitable, l’autocensure, « le flic qu’on a dans la tête ».
On ne dit plus Madame T. en baissant la voix et en se retournant pour voir si un policier en civil n’a pas entendu qu’on parlait « d’elle », on dit Leïla Trabelsi ou Marie-Antoinette pour désigner celle qui a enfermé son mari dans une tour d’ivoire afin de mieux diriger et piller le pays. Comme on ne parle plus de la famille présidentielle, on dit la famille royale, Louis XVI et la guillotine ne sont pas loin !

Les jeunes Tunisiens, héros magnifiques, ne reculent pas, ils ne reculeront plus. Quels sont les mots qu’ils crient à chaque manifestation ? Travail, respect, liberté ! Tout ce qui manquait jusqu’alors. Pourtant ceux qui les gouvernent restent sourds : Ben Ali s’adresse au peuple à la télévision, il annonce qu’il a donné l’ordre à la police de « ne plus tirer sur les manifestants » (Quel aveu !), il promet de créer 300 000 emplois, aussi sec, comme ça !, demain !, prenant une fois de trop son peuple pour un peuple de gogos. Cet homme est d’un autre siècle. Les jeunes vont le lui répéter jusqu’à ce qu’il comprenne. Car les mots qu’ils emploient sont des mots de jeunes, en premier lieu, leur fameux « Ben Ali dégage ! » adressé à Ben Ali (repris par les Égyptiens « Moubarak dégage ! » avec un succès moins rapide) est un mot de jeunes. Les techniques pour appeler à la manifestation sont des techniques de jeunes, Facebook, internet, les portables. Surtout ils ont montré un courage qui n’appartient qu’à la jeunesse. Après le silence et les rages secrètes des vieux, eux, les jeunes n’ont plus peur : vision d’un étudiant, avenue Bourguiba, arborant sur son T-shirt, à la place du cœur, le dessin d’une cible qu’il offre ostensiblement aux fusils. Les avocats, les artistes, les parents fiers de leurs enfants, les vieux opposants, ceux qui s’étaient exilés et ceux qui, sur place, étaient muselés, ou régulièrement emprisonnés, tous, hommes et femmes, entraînés par les jeunes, vont réussir la révolution.

Non pas « la révolution du jasmin » : laissons le jasmin aux touristes ! Il y a eu plus de 200 jeunes tombés sous les balles présidentielles ! Peut-être « la révolution de la dignité » comme l’appelle Raouf, le libraire de Carthage, qui a mis à sa devanture une grande affiche rouge « Pour une Tunisie démocratique et laïque », mais qui a dû la retirer, car certains s’étaient déchaînés contre elle et l’avaient lacérée. Raouf l’a placardée à l’intérieur de sa librairie. Le sort de cette affiche annonce, de façon symbolique, ce que sera le délicat apprentissage de la démocratie. Parlons de « révolution tunisienne ». Au XVIIIe siècle, il y a eu la révolution française qui a changé le monde. Aujourd’hui, la révolution tunisienne change le monde arabe. Le mot dignité est prononcé aussi souvent que dégage, la dignité retrouvée, l’éblouissement du respect de soi.

Mais dégage ! reste la formule première, qu’un groupe de rappeurs tunisiens a mis en musique, et qui passe tous les matins sur les ondes de RTCI (Radio Tunis chaîne internationale), avec les chansons françaises ou américaines (Stevy Wonder « I’m free ») qui ont le mot « liberté » en refrain. Ivresse des mots jadis interdits, à présent libérés. Les jeunes ont rendu sa dignité à tout un peuple. Ils agitent le drapeau tunisien, ils chantent l’hymne national, paroles de liberté du poète de Tozeur, Chebbi. On a coutume de penser qu’après une révolution, le plus dur reste à faire. Personne n’ignore en effet les dangers qui menacent une fraîche liberté, personne ne sous-estime les difficultés innombrables pour installer la démocratie dans un pays qui en est privé depuis plus de cinquante ans. Mais, je l’affirme : le plus dur, eux, ils l’ont fait ! Les jeunes sont les premiers acteurs de la révolution tunisienne.

Grâce à eux, leur société rejoint la modernité.

Françoise Lalande, Tunisie, février 2011.