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Delhaize, le capital en toute franchise

Nathalia Rosa. unsplash
Nathalia Rosa. unsplash

De quoi la franchise des magasins Delhaize est-elle le nom ? Et comment adapter le combat syndical aux transformations en cours ? Entretien avec Esteban Martinez (professeur, ULB) et Luca Ciccia (coordinateur service d’études CSC wallonne et francophone), pour comprendre ce phénomène d’externalisation sans précédent.

Pendant des années, on s’est plaint de la disparition du lien de proximité entre la population et les enseignes de distribution. En ce sens, le retour à un gestionnaire local, au moyen de la franchise, n’est-il pas l’accomplissement d’une certaine idéologie localiste et du vœu des consommateur·ices ?

Esteban Martinez : Il est vrai que les gens privilégient aujourd’hui des commerces de plus grande proximité. L’offre commerciale et la vie de famille ont changé. Cette transformation se traduit en Belgique par un essoufflement et des restructurations, chez Carrefour notamment. C’est dans le secteur des hypermarchés que l’emploi a le plus diminué. Néanmoins, on peut éclater en mille morceaux une entreprise comme Delhaize en confiant la commercialisation à des indépendants, il reste que ceux-ci sont complètement dépendants d’une centrale d’achat et d’une multinationale. Ses centres de décisions se sont d’ailleurs de plus en plus éloignés du territoire où est commercialisée la marchandise.

« Ce n’est pas parce qu’il existe de plus en plus de petites entités que nous pouvons parler de pluralisme économique. »

Il s’agit d’une tendance générale. Aujourd’hui, le crédo managérial est bien «big is beautiful». C’est un semblant de «small is beautiful», car beaucoup de PME appartiennent en réalité à un groupe à travers la sous-traitance en cascade. Cela s’exprime différemment selon les secteurs, mais ce modèle s’est généralisé. Et à la fin de cette chaine de dépendance, il y a les indépendants.

La relation de franchise passe par des obligations pour les indépendants de s’approvisionner dans telle centrale d’achat. Le consommateur ne verra donc aucune différence : les mêmes marchandises seront proposées, avec peut-être un rayon plus adapté aux caractéristiques du quartier, c’est à peu près tout.

« Derrière chaque enseigne franchisée, on trouvera encore la multinationale américaine BlackRock, spécialisée en investissements et gestion de capitaux. »

Luca Ciccia : Je ne pense pas du tout que le choix de la franchise soit d’abord motivé par une perspective localiste ou la réponse au désir des consommateurs ! En réalité, l’objectif est de gagner de l’argent. Dans le commerce comme partout, la première grande tendance est à la concentration. On constate des situations de monopole ou de cartels dans tous les secteurs. Les petites PME indépendantes, c’est un mythe, ça n’existe pas.

Ce n’est pas parce qu’il existe de plus en plus de petites entités, que nous pouvons parler de pluralisme économique. Elles sont elles-mêmes de plus en plus soumises par des liens de dépendance à de grandes entreprises, qui elles-mêmes dépendent d’actionnaires, qui eux-mêmes dépendent de fonds « voraces». Et Delhaize se situe exactement dans ce schéma. Derrière chaque enseigne franchisée, on trouvera encore la multinationale américaine Black Rock, spécialisée en investissements et gestion de capitaux.

E M : C’est exact. Un fonds d’investissement comme Black Rock ne représente que quelques pourcentages de parts de l’entreprise. Mais ce type de fonds a un effet de levier face à un actionnariat totalement disséminé. Ils détiennent par conséquent le pouvoir.

L C : C’est assez frappant en effet. La logique historique de la franchise est la suivante. Depuis 20 ans, le modèle de la grande distribution est en crise. Le secteur est à saturation. Suivant les principes du capitalisme, il faut pourtant continuer à se développer et à croître. Pour cela, il faut augmenter la part de marché. La stratégie de la grande distribution a donc été de « manger» les petits indépendants.

Dans les faits, la franchise ne signifie donc pas la création d’entreprises en plus, mais un remplacement, soit par achat, soit par concurrence et dépérissement du petit indépendant du quartier. Donc la franchise ne répond pas à un besoin de localisme, puisqu’elle remplace des magasins existants et qu’elle les remplace par des magasins hypercentralisés qui empêchent le circuit court et les marques locales. Sans même parler de la qualité de l’emploi…

E M : Effectivement, le consommateur ne gagnera ni sur les prix, ni sur le choix des produits, ni sur le professionnalisme du personnel, puisque l’on va engager des étudiants qui ne sont que de passage. Le seul avantage est une amplification des heures d’ouverture.

Ce changement pose une question d’ordre politique : quelle politique temporelle souhaitons-nous dans les quartiers et les villes ? Qu’apporte le fait que les magasins ouvrent systématiquement le dimanche ? En passant à la franchise, nous pouvons nous attendre à ce que tous les commerces restent ouverts. C’est peut-être un avantage pour le client… mais je pense que cela pose des questions pour la société dans son ensemble.

Logiques du capital

La tendance du capital consistant à externaliser un grand nombre de fonctions est-elle un phénomène vraiment nouveau?

L C : La logique d’un capital qui se développe en s’épargnant la charge du risque, c’est l’histoire du capitalisme. La question est la suivante : qui assume le risque de l’activité ? Comment puis-je m’assurer d’une rente, la plus sûre possible, en prenant le moins de risques possible ? Tout développement de secteur se fait dans ce cadre-là, depuis 150 ans et c’est toujours là où nous en sommes. C’est ce qui se joue à chaque fois. Et vous observerez si le monde du travail y gagne ou non…

Ici, fatalement, c’est pire, puisque la charge du risque sera sous-traitée à de l’entrepreneuriat local. Les entrepreneurs vont donc devoir assumer. C’est ça la franchise : pas de risque pour la maison mère et une garantie de rentabilité. En somme, c’est comme une obligation. On prend une « obligation de franchise ».

« La logique d’un capital qui se développe en s’épargnant la charge du risque, c’est l’histoire du capitalisme. »

Un élément à noter cependant, du point de vue du processus historique, est un changement dans la dynamique de franchise. Auparavant, la création de franchises signifiait la création de nouveaux magasins supplémentaires ou l’absorption de commerces existants. Ici, il n’y a ni création, ni absorption, mais une grande distribution qui s’autofranchise.

E M : Cette externalisation, sous une forme ou une autre, n’est pas quelque chose de très visible de l’extérieur. Et le phénomène se déroule ailleurs. Si vous vous rendez dans un McDonald, vous ne savez pas s’il est géré « en propre » ou par un indépendant. Généralement, c’est un indépendant. Dans une agence bancaire, on ignore également s’il s’agit d’une agence gérée en propre ou non. Il faut vraiment être attentif pour le savoir, puisqu’il s’agit du même produit. De nouveau, cela se joue en coulisses. C’est le statut des travailleurs qui est modifié, et la possibilité de se défendre collectivement.

Karl Marx analyse dans Le Capital le mode de production capitaliste sous sa forme la plus pure, et en présente les conséquences logiques. Que signifierait aujourd’hui ce mouvement général du capitalisme, s’il était poussé à son terme?

E M : Quand on pousse le processus jusqu’au bout, il n’y a plus d’entreprise. C’est un capitalisme sans entreprise – ou, en tout cas, une entreprise qui ne prend plus la forme qu’elle avait auparavant. Une entreprise peut se réduire, chez Nike par exemple, à un laboratoire de développement de produits, et tout le reste sauf exception – la commercialisation, la production –, est sous-traité. Le cas de Delhaize est en cela emblématique. L’entreprise est complètement vidée. Elle garde les compétences qui lui permettent de contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur.

Ces nouvelles entreprises mettent complètement en cause nos institutions du travail. Et je pense donc que le syndicalisme doit se préparer à des jours douloureux, parce qu’il faudra répondre à cette nouvelle transformation de l’entreprise. L’exemple le plus important, non quantitativement, en termes de personnel, mais qualitativement, est l’économie de plateforme, comme Uber, Deliveroo… Sans salariés, composée uniquement de sous-traitants indépendants. Et sans management en quelque sorte, puisque l’algorithme est supposé tout gérer. Il n’y a donc plus d’interlocuteurs sociaux.

Il n’est pas certain que ce modèle remplacera notre modèle actuel d’entreprise. Il exprime néanmoins, de la façon la plus aiguë, ce phénomène général de concentration du capital à l’échelle planétaire – comme Delhaize absorbé par Ahold en 2015 –, et de déconstruction-déconcentration des sites de production. Un mouvement en cours depuis les années 1980. C’est à ce moment-là que l’on a parlé de l’entreprise flexible. Et la flexibilité du temps de travail, des salaires, découle pour une part de cette vision de l’entreprise flexible.

L C : Pour répondre à cette trajectoire que tu décris, Esteban, je crois quand même au mouvement de balancier de l’histoire. L’avenir n’est pas écrit, y compris pour des raisons géopolitiques. Aujourd’hui, il y a un rideau de fer qui s’est abattu à nouveau sur le monde avec la guerre en Ukraine. Le marché se réduit. Donc je crois que, pour des raisons stratégiques, des États vont peut-être pouvoir redevenir plus autonomes dans leurs prises de décision.

Une domination doctrinale

Si le mouvement est mondial, y a-t-il une spécificité belge ?

L C : C’est vrai qu’une chose que l’on oublie toujours de dire, lorsqu’on aborde le cas Delhaize, c’est la particularité de la Belgique, avec un marché ultra concurrentiel et l’absence de gestion politique du nombre de commerces. On ne régule plus, on autorise tout et n’importe quoi. Le rôle du politique est absent en matière de gestion de la concurrence. On estime que c’est le rôle du marché. Et donc, fatalement, il y a une répercussion sur le secteur et les travailleurs.

C’est donc aussi, comme souvent, un problème idéologique ?

L C : Oui, sans compter le lobbying qui l’accompagne. Fondamentalement, le politique conçoit de moins en moins son rôle comme un acteur régissant l’économie. Et il accepte l’idée de la libre concurrence. C’est aussi simple que ça. En termes de culture politique, cette tendance est encore plus appuyée du côté flamand. Il y a là une espèce de tabou. On considère que le commerce est quelque chose de privé. Comme s’il n’avait pas d’impact sur la société.

Si j’étais élu, j’instaurerais un nombre maximum de commerces sur une commune. Il n’est pas pensable qu’il y en ait autant, alors qu’on sait que la seule conséquence possible est d’imposer une pression sur le producteur et le travailleur.

E M : Le politique a ses responsabilités. Ce n’est pas l’Union européenne comme instance extérieure qui est à blâmer. La politique de l’Europe n’est que le résultat d’une convergence de vues entre de nombreux pays depuis des décennies. Dans une Europe franchement libérale, le syndicat intervient quand le mal est fait. En Belgique, il y a tout de même une intervention de l’État au niveau des horaires d’ouverture des commerces. Donc la politique peut faire quelque chose. De même, le pouvoir politique pourrait agir aujourd’hui pour empêcher ce «shopping conventionnel» de la franchise, qui permet à une entreprise de passer d’une commission paritaire à une autre.

Stratégie de luttes et structurations syndicales

Peut-on considérer l’action de grève chez Delhaize comme un échec ?

L C : Je tiens d’abord à souligner qu’on ne se rend pas compte du courage des gens qui se sont mis en action ! C’est du courage au sens premier du terme ! Je ne voudrais pas qu’on croie que c’est parce qu’ils ont manqué de dynamisme, d’originalité, de réflexion.

Les travailleurs et les travailleuses ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire ! Se mettre en grève, fermer les magasins, se mettre en maladie, se mettre en congé, les actions de sensibilisation auprès des clients, les appels aux hommes et aux femmes politiques… C’est énorme ! Avec leurs armes, je ne vois pas ce qu’ils auraient pu faire de plus. La question est plus celle de l’engagement interprofessionnel… Comment peut-on élargir le mouvement pour que cela fonctionne ?

C’est la solidarité syndicale qui a fait défaut ?

L C : Elle n’a pas été assez forte, il faut l’avouer. Il aurait fallu faire grève chez Cora, au Colruyt, par solidarité, et viser directement l’engagement d’une discussion sur l’enjeu de la commission paritaire elle-même. Mais pour cela, il aurait fallu que les travailleurs des autres enseignes décident de partir en grève. Un tel choix aurait signifié une perte de salaire pour une question qui ne semble pas les concerner directement. Le pire, selon moi, a été la question des dépôts où l’on stocke les denrées. Les camionneurs qui y travaillent sont syndiqués.

Des actions ont été menées, bien sûr. Il y a eu de la solidarité. Mais dans les faits, il a fallu que des travailleurs de Delhaize se tiennent devant les grilles du dépôt, pour que les camions ne partent pas. Et dès que la police arrivait, les camions sortaient, alors que ce sont des « gens à nous», des syndiqués. Parmi eux, il y avait probablement aussi des délégués. C’est dommage. Ça rend simplement plus visible le travail qui reste à accomplir, parvenir à construire de la solidarité interprofessionnelle. C’est tout le défi syndical, un défi de tous les jours.

D’un point de vue stratégique, aurait-il été possible de bloquer la chaine d’approvisionnement par les dépôts, et donc d’obtenir gain de cause ?

L C : Même si nous avions réussi, nous sommes un tout petit pays, comme me l’a expliqué un permanent syndical. Et la chaine d’approvisionnement est internationale. Delhaize aurait fait appel à un dépôt de l’autre côté de la frontière.

Il aurait donc fallu faire appel aux travailleurs et travailleuses des Pays-Bas ?

L C : Dans le cas des multinationales, la question de la solidarité internationale est essentielle ; comment agir sur la société mère ? C’est tout le défi du syndicalisme international et des logiques de chaîne.

E M : La solidarité syndicale est fondamentale. C’est une question de formation politique. Il faut concevoir un syndicalisme qui ne soit pas corporatiste, un syndicalisme de transformation sociale qui nécessite que chacun, dans son travail, se reconnaisse dans les autres. Un problème également est celui de la précarité. Dans les entrepôts, des personnes travaillent dans des conditions extrêmement difficiles, avec des statuts très précaires. Ce n’est pas facile d’être solidaire. Il y a donc un problème en amont, celui de la structure de l’emploi.

« Il faut concevoir un syndicalisme qui ne soit pas corporatiste, un syndicalisme de transformation sociale qui nécessite que chacun, dans son travail, se reconnaisse dans les autres. »

L C : En résumé, des travailleurs et travailleuses précaires auraient besoin de la solidarité d’autres précaires, parce que le politique n’a pas joué son rôle en amont.

E M : Néanmoins, Delhaize est un groupe qui engrange la plupart de ses bénéfices aux États-Unis. D’une certaine manière, il n’y a donc malheureusement pas d’espoir de vaincre ce dinosaure en lui occasionnant des pertes en Belgique. S’ils veulent faire le gros dos, ils peuvent le faire.

Dès lors, il faut regarder, comme vous l’avez expliqué, en amont. Que peut-on faire ?

E M : Il faut pouvoir reprendre la main politiquement, en renforçant le droit des travailleurs et travailleuses, et en adaptant les institutions de représentation syndicale aux nouvelles circonstances. Pour ça, il faut un consensus politique qui n’existe pas aujourd’hui. Ma proposition est de reconsidérer le champ de compétence des organes de représentation du travail. Il faudrait rediscuter les contours de l’organisation syndicale, afin de prendre en compte une nouvelle réalité.

Avec tous ses sous-traitants, la configuration organisationnelle ne correspond plus à l’entreprise, au sens patrimonial et juridique. Il faut en particulier prendre en compte les «indépendants». Si une dépendance économique est constatée, cela représente à mon sens un élargissement de la subordination. Et il faut donc concevoir des concertations qui incluent ces principaux sous-traitants. Le cas du travail intérimaire montre qu’il est possible d’avancer sur ces questions. Peu à peu, l’intérim a été intégré aux élections sociales.

« Je rêve d’une grande centrale “secteur privé”, ainsi que d’une grande centrale “secteur public et non marchand”. »

L C : Je suis tout à fait d’accord. Notre fonctionnement interne, au niveau syndical, s’est peu à peu organisé à partir des lieux de concertation, calqué sur les commissions paritaires. Dans mon cas, plutôt que de multiples centrales syndicales, je rêve d’une grande centrale «secteur privé », ainsi que d’une grande centrale «secteur public et non marchand» – et une réellement active pour les «sans contrats».

E M : C’est tout le sens de ma proposition : revoir les stratégies syndicales de manière à rétablir le rapport de forces dans les entreprises, dont le but est précisément de déforcer la représentation des travailleurs et des travailleuses. Cela peut se faire progressivement. Il faudra commencer par les questions les plus évidentes, comme celles qui touchent à la santé au travail. Et cela supposera finalement des réformes de structure au niveau syndical.

Propos recueillis par Martin Georges