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Démocratie directe et fédéralisme apaisé, gages de stabilité ?

Et si nous nous inspirions du modèle suisse de démocratie directe ? Mais à une condition : procéder dans le bon sens, soit commencer par le bas (les entités fédérées, voire même les communes) avant une éventuelle extension à l’échelon fédéral.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cet article fait partie d’un ensemble « En débat » ; en effet, il fait suite à une interview d’Anne-Emmanuelle Bourgaux à laquelle répondu cet article et celui de John Pitseys.

Faisons confiance aux électeur·ices, aux parlementaires et à la démocratie nous dit en substance Anne-Emmanuelle Bourgaux. Les réformes de l’État décidées sur un coin de table par les présidents de parti au terme d’interminables négociations nocturnes, ça suffit ! Comment ne pas lui donner raison ?

En Belgique, la crise de la démocratie semble plus profonde qu’ailleurs ; notre mille-feuille institutionnel, impénétrable aux non-initiés, et notre pratique des gouvernements de large coalition, dont l’électeur se dit qu’il a bien peu d’influence sur la composition, constituent de sérieux handicaps à la revitalisation de la démocratie. Le fait qu’il y ait dans notre pays deux scènes politiques, dont les principaux acteurs se fréquentent peu, renforce le sentiment d’impuissance du citoyen à l’égard du politique, du moins au niveau national (fédéral).

Quels seraient les remèdes ? A.-E. Bourgaux propose de rendre à la démocratie représentative ses lettres de noblesse mais aussi d’injecter dans le système une dose de démocratie directe. Le modèle suisse est convoqué, parce que les révisions constitutionnelles y sont approuvées par référendum. Attachons-nous un moment à ce modèle. La Suisse présente un exemple ancien et particulièrement stable de fédéralisme ; toutefois, l’élément le plus connu de son système politique est effectivement l’organisation régulière de votations, qui donnent aux citoyens le pouvoir d’approuver ou de rejeter non seulement des modifications constitutionnelles, mais aussi des textes législatifs ; elles leur donnent également le pouvoir d’initier des modifications législatives ou constitutionnelles. Une majorité des citoyens et citoyennes suisses, 50 % + 1 voix, suffisent donc à changer la loi ? Non. Car le résultat d’une votation fédérale se lit à la lumière d’une double majorité : celle du peuple (les 50 % + 1 voix) mais aussi celle des cantons : une majorité des entités fédérées est également requise. La démocratie directe en Suisse n’est ainsi que l’un des deux piliers du système dont un fédéralisme poussé constitue l’autre pilier. Et c’est cet ensemble qui pourrait inspirer certaines adaptations du modèle belge.

Affaiblissement et opacité

Le fédéralisme est en principe un système plus démocratique que l’État unitaire : il rapproche les citoyens du pouvoir. Permettant de conduire des politiques adaptées aux situations locales, il évite que les choix de la majorité s’imposent à une minorité à laquelle ils ne conviennent pas ou dont elle ne veut pas. C’est donc également un système qui renforce la légitimité de l’État global et qui apporte une forme de stabilité. Et c’est bien pour répondre à la volonté d’autogestion des Flamands et des Wallons et pour éviter qu’une majorité ne dicte sa loi à tout le pays que la Belgique a adopté un système fédéral. Malheureusement, ce fédéralisme n’a pas apaisé les tensions qui l’avaient vu naître. Sans doute, parce que cet État fédéral immature, constitué par dissociation et démembrement d’un État national et unitaire, n’a pas intégré la logique même du fédéralisme. On s’en aperçoit particulièrement du côté francophone, où des politiques différentes (hier, les heures de couvre-feu, aujourd’hui le calendrier scolaire…) sont encore regardées comme des incongruités. Mais au-delà, c’est tout le système belge qui semble parfois n’avoir intégré le fédéralisme qu’à reculons. Au fur et à mesure de six réformes de l’État, les Communautés et les Régions ont progressivement obtenu plus de compétences, au point que lors de la sixième réforme de l’État on a évoqué un basculement du centre de gravité du pouvoir à leur profit[1.Ce que le maintien quasi intégral de la sécurité sociale ou de la justice et de la police dans le giron fédéral, ou encore la comparaison des masses budgétaires démentaient ; un démenti confirmé depuis par l’importance prise par le gouvernement fédéral dans la gestion de la crise du covid-19.]. Mais ces entités fédérées se sont développées progressivement, sans qu’aucun moment fort ne vienne célébrer leur naissance, et, surtout, sans que les citoyens ne soient convoqués pour choisir les institutions des entités fédérées ou les doter d’une Constitution[2.Il est en effet d’usage dans les États fédéraux que chaque entité fédérée dispose de sa Constitution, sans que cela ne questionne le moins du monde la survie de l’État fédéral.]. La citoyenneté régionale ne s’est pas construite, alors que, dans le même temps, la citoyenneté belge s’affaiblissait au fur et à mesure que la prise de décision politique au niveau fédéral devenait de plus en plus opaque, avec un affaiblissement des débats parlementaires à la Chambre, un Sénat sans grande utilité apparente, et des négociations politiques interminables pour construire un gouvernement fédéral. Si le fédéralisme doit permettre à chaque entité de s’organiser librement pour gérer les compétences dont elle dispose, en Belgique, les formats institutionnels adoptés dans chaque entité fédérée sont relativement semblables, nonobstant quelques singularités au niveau de la composition des assemblées parlementaires. Plus singulier encore, comme le souligne A.-E. Bourgaux, les dates des différents scrutins coïncident, ajoutant à la confusion générale. Contrairement à une idée répandue, les entités fédérées belges ne se sont pas vraiment émancipées de l’Autorité fédérale. C’est d’ailleurs toujours la Constitution et la loi fédérales qui organisent les entités fédérées et leurs compétences.

Un renforcement de la citoyenneté et de la démocratie dans les entités fédérées permettrait peut-être de débloquer aussi la situation au niveau fédéral, en particulier en ce qui concerne la constitution du gouvernement. Si, en Suisse, les membres des exécutifs cantonaux sont élus au suffrage universel, la constitution du gouvernement fédéral obéit à une logique toute différente et consensuelle : toutes les principales formations politiques de l’Assemblée fédérale y sont systématiquement représentées. La Suisse est donc gouvernée sur le mode du consensus et le recours à la démocratie directe permet de trancher des questions clivantes, tout en les apaisant. On peut ainsi songer aux votations récentes à propos de la version suisse de la loi pandémie ou de l’achat de nouveaux avions de combats…

De bas en haut

Pour que l’injection d’une dose de démocratie directe permette de régénérer la démocratie belge et de rendre confiance aux citoyens dans le monde politique, il faudrait probablement qu’elle se construise de bas en haut. C’est à un niveau local que les en jeux des décisions sont le plus aisément perceptibles par les citoyens ; la Constitution belge permet désormais non seulement aux communes et aux provinces de consulter leurs habitants, mais également aux Régions. Il ne s’agit toutefois que d’une consultation, sans effet juridique contraignant : ce timide pas en avant comprend en lui-même le risque de décevoir les citoyens, qui pourront légitimement estimer que demander leur avis pour ne pas en tenir compte ensuite est un leurre démocratique. Il n’est donc pas illogique de proposer d’aller plus loin dans ces mécanismes de démocratie directe, et de construire cette pratique aux niveaux local et régional ; en Suisse, de très nombreuses votations sont également organisées aux niveaux cantonal et communal car la démocratie directe se décline à tous les niveaux.

Commencer une expérience de démocratie directe au sommet de l’État, comme on l’a fait avec la Question royale, comme l’ont fait les Britanniques avec le Brexit, constitue un risque, celui de souligner plus que d’apaiser des clivages préexistants. Lorsque la démocratie directe est un procédé normal de gouvernement, elle constitue en revanche un facteur de stabilité qui renforce la confiance des citoyens dans leurs institutions. Si un jour, dans le cadre d’un État fédéral mature, des processus de démocratie directe auront été mis en place et expérimentés dans les entités fédérées, alors on pourra peut-être demander aux citoyens : « Qu’est-ce qu’on fait de ce pays ? » sans craindre leurs réponses.

(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; couverture relié d’un exemplaire de la Constitution belge.)