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Derrière la fracture vaccinale

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5042082836_7f364fa93d_b © National Oceanic and Atmospheric
Deux lectures des dynamiques sociales à l’œuvre dans notre société se font concurrence. La première a surgi comme une évidence au cours des Trente Glorieuses, cette exceptionnelle période de trente ans de croissance ininterrompue ouverte à la Libération. On semblait alors assister à l’émergence d’une gigantesque classe moyenne au cœur de l’arc social, encadrée par deux minorités, de très riches en haut et de très pauvres en bas de l’échelle.

Cet article a paru dans le n°117 de Politique (septembre 2021).

Cette analyse provoqua dans le monde politique un véritable embouteillage au centre, puisque c’est là qu’on pensait pouvoir rencontrer désormais les aspirations de la grande majorité de la population. C’est ce qui motiva la mutation de la social-démocratie européenne en social-libéralisme, avec comme figures de proue l’Allemand Gerhard Schröder, le Britannique Tony Blair et son émule belge Frank Vandenbroucke.

Dans les décennies qui ont suivi et qui ont vu l’explosion des inégalités, une autre analyse a surgi qui contredisait complètement la première. C’est l’économiste Alain Lipietz, par ailleurs militant écologiste, qui en formula en 1996 la métaphore la plus imagée : celle de la société en sablier. Il désignait ainsi la polarisation des revenus entre une minorité de riches, qui gagnent de plus en plus et se concentrent dans le haut du sablier, et une majorité de pauvres, qui gagnent de moins en moins et stagnent dans le fond, tandis que s’amenuise la part des fameuses couches moyennes dont la majeure partie est inéluctablement aspirée vers le bas. C’est ainsi qu’on se mit à parler de la « fracture sociale » comme un phénomène à combattre en priorité. Le candidat Jacques Chirac en fit même son principal argument de campagne lors de l’élection présidentielle de 1995.

Des fractures superposées

Mais la fracture qui déchire la société n’est pas que sociale. Elle ne se manifeste pas uniquement par un partage inégal des richesses. Elle est en même temps territoriale, environnementale et ethnoculturelle. Toutes ces fractures se superposent presque parfaitement. Les récentes inondations en Wallonie viennent de le confirmer. Comme à la Nouvelle-Orléans quand, en 2005, seuls les quartiers pauvres furent complètement dévastés par l’ouragan Katrina.

On sait pourquoi. Les industries se sont toujours installées près des voies d’eau. Le logement des ouvriers s’est concentré près de leur lieu de travail. Celui-ci était souvent marécageux et source de nuisances sonores et pestilentielles. Raisons pour lesquelles les « bourgeois » s’installaient à l’abri dans les hauteurs, en échappant aussi à la promiscuité d’un habitat trop dense. Ainsi, à Verviers, c’est le quartier ouvrier d’Hodimont, en bord de Vesdre, qui fut le plus impacté par les inondations.

Hodimont est aussi le quartier verviétois à la plus forte concentration de population d’origine étrangère, ce qui correspond bien à la mutation de notre classe ouvrière qui a massivement recruté au Maroc et en Turquie pour occuper des emplois dont les autochtones ne voulaient plus, une fois le vivier italien épuisé. Encore aujourd’hui, 35 % des habitants du quartier n’ont pas la nationalité belge, alors que ce chiffre tombe sous les 10 % sur l’ensemble de la ville.

S’ajoute aujourd’hui la fracture vaccinale. La carte bruxelloise qui a circulé ces dernières semaines le montre bien : les communes qui présentent le taux de vaccination le plus bas sont aussi celles qui présentent le taux de pauvreté le plus élevé, ainsi que les zones à plus forte concentration de population d’origine étrangère. Mais là, ce faible taux n’est pas la conséquence d’une offre insuffisante.

Pourquoi ce refus ? C’est ici qu’on doit évoquer une fracture qui les surplombe toutes : la fracture démocratique. Le refus de la vaccination, par choix conscient ou par inertie, est-il autre chose que la manifestation d’une profonde méfiance des classes populaires à l’égard des autorités, qu’elles soient politiques, scientifiques ou médiatiques ? Refuser le vaccin est-il autre chose qu’un acte, sans doute insensé, de révolte à l’égard d’une nouvelle injonction émanant d’une élite dont on n’attend plus rien ?

Additionner les énergies

Comment retrouver la confiance des classes populaires et rassembler ceux et celles qui se retrouvent dans la partie basse du sablier ? Il faudra pour cela prendre en compte l’imbrication de toutes les fractures. Additionner différentes approches segmentées ne suffira pas. Chacune devra se reconfigurer à la lumière des autres. Ainsi, les revendications sociales doivent donner la priorité à celles qui ont le plus fort impact environnemental. Mettre l’accent sur les services publics et les fonctions collectives plutôt que sur le pouvoir d’achat qui peut n’être qu’un encouragement à une consommation privée aveugle aux conséquences. Pareil pour les mesures qui ont pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique : il faut privilégier celles qui ont le plus fort impact social. Pourquoi semble-t-on se préoccuper plus de la mobilité douce – je n’ai vraiment rien contre, hein – que de l’isolation des logements ?

C’est aussi ce dont nous parle Mateo Alaluf dans la conclusion de son dernier essai Le socialisme malade de la social-démocratie[1.Chroniqué par Hugues Le Paige dans le numéro 116 de Politique.], en s’adressant à nos trois partis de gauche, PS, Ecolo et PTB. À suivre les réseaux sociaux, je vois bien que cet objectif n’est pas partagé par les supporters des uns et des autres pour lesquels il n’y a qu’une seule vraie gauche, la leur.

Dans cette revue, on n’en démord pas : si on ne trouve pas le moyen d’additionner les énergies dispersées dans les différents courants de gauche – étant entendu que chacun a bien le droit d’avoir ses préférences et que cette diversité est aussi un atout –, la bataille sera perdue face au néolibéralisme et au populisme identitaire.
Si les partis politiques sont incapables de l’entendre, que la société civile se charge de le leur rappeler.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; photographie d’une fracture dans la glace arctique, prise en 2007 par Pablo Clemente-Colon pour la NOAA Photo Library.)