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Des tireurs de ficelles ?

Parce qu’il s’agit avant tout d’une expérience individuelle non-prosélyte pratiquée au sein de groupes autonomes (« Un maçon libre dans une loge libre »), l’aventure maçonnique résiste à l’accusation d’un groupe unifié et organisé dans le but de changer en secret la société.

La franc-maçonnerie apparaît en Belgique au début du XVIIIe siècle. Elle s’y développe dans un contexte de tension entre les branches anglaises et françaises de l’institution. La proximité de la France explique pourquoi traditionnellement la maçonnerie belge s’est davantage rapprochée, sous nos latitudes, des courants adogmatiques plutôt que des courants dits réguliers de la maçonnerie anglosaxonne, largement majoritaire dans le monde. Les rapports entre maçonnerie et politique en Belgique sont intimement liés à cette évolution historique. Là où la maçonnerie régulière s’interdit tout débat politique et religieux, la maçonnerie adogmatique les autorise. La question de l’influence politique de la franc-maçonnerie est vieille comme l’indépendance du pays. L’histoire politique belge est émaillée d’épisodes où le rôle avéré ou supposé des francs-maçons a été décelé. Le secret maçonnique ne facilitant certainement pas la transparence, il demeure très difficile de démêler la réalité du fantasme. L’influence politique qu’on prête généralement à la franc-maçonnerie ne résiste toutefois pas à l’analyse. S’il est clair que le travail maçonnique crée des liens qui dépassent les frontières du temple, ces liens se heurtent au verrou qui cadenasse un système politique pyramidal articulé autour des présidents de partis qui tend à filtrer les influences des groupes de pression. Les fameuses majorités laïques sont certes conclues grâce à des relations interpersonnelles nouées dans les loges mais elles dépendent plus de calculs politiques auxquels l’appartenance maçonnique est totalement étrangère. Le Président du CD&V, Wouter Beke, a relancé ce débat, qui semblait se tarir, dans Knack, le 18 mai dernier (propos repris en français par La Libre Belgique) en mettant en cause la volonté du PS, du MR et de l’Open VLD d’inscrire le principe de laïcité dans la constitution : « Soyons clairs, nous sommes confrontés à un agenda des loges. Tout à coup, un État laïque à la française doit être introduit en Belgique. Mais l’État laïque français n’a quand même pas pu empêcher les attentats terroristes à Paris ? Certains veulent utiliser ce préambule pour mettre en oeuvre l’agenda antireligieux des loges, certains pour importuner les musulmans, d’autres pour harceler les nationalistes flamands. Selon moi, les valeurs de la Belgique sont précisément les mêmes que les valeurs européennes. Pourquoi ne prenons nous pas juste le préambule de la Constitution européenne ? » C’est donc la question de l’inscription de la laïcité dans la constitution qui a relancé la suspicion d’alliances politiques qui seraient conclues dans le secret des temples. Pierre Klees, ancien sérénissime grand-maître du Grand Orient de Belgique nuance cette thèse dans un entretien accordé à La Libre Belgique (11 juin 2016) : « Lorsque l’on débat d’un sujet et qu’on aboutit à un point de vue largement partagé, les francs-maçons prennent leurs propres responsabilités, qu’ils soient en politique ou pas. Le débat sur la laïcité n’est pas porté par les francs-maçons, mais ceux-ci l’ont reçu parce qu’il existe dans la vie publique. Ce fut également le cas avec les questions sur la fin de vie ou l’interruption volontaire de grossesse. Vu que ces sujets touchent à l’individu, ils sont débattus en loges. Par conséquent, chaque franc-maçon a une position individuelle sur ces matières. Et ce, contrairement aux obédiences ou aux loges qui n’ont pas à se positionner. » Que l’appartenance maçonnique façonne les idées d’un homme ou d’une femme politique semble l’évidence même, au même titre que toute autre forme d’affinité philosophique. Qu’elle puisse créer des convergences d’idées et de combats entre hommes et femmes politiques initiés l’est tout autant. Qu’elle leur dicte une conduite dans les assemblées ou exécutifs auxquels ils appartiennent n’a jamais été, à ce stade, démontré. Encore faudrait- il aussi que le monde politique belge compte encore assez de maçons actifs susceptibles de peser sur les débats publics, ce qui semble loin d’être démontré. Cela n’empêche cependant pas l’irruption périodique d’un prurit politico-médiatique sur la question de l’appartenance maçonnique des élus. Les cercles d’influence flamands furent, en juin 2016, bousculés par une intervention tonitruante d’un des journalistes les plus écoutés au Morgen, Joël De Ceulaer, qui, dans un éditorial au picrate (De Morgen, 26 juin 2016), demandait à Daniel Termont, bourgmestre de Gand, ainsi qu’à tous les maçons appartenant aux pouvoirs politiques et judiciaires de se dévoiler ouvertement. En toile de fond de cet éditorial, la faillite d’Optima, petite institution bancaire gantoise ayant implosé en plein vol après une politique d’expansion particulièrement mal gérée et des relations supposées nouées, en loge, par les différents protagonistes de l’affaire. Ce dernier avatar de la question des relations troubles qui pourraient se nouer en loge au niveau politique n’invalide cependant pas une hypothèse de travail : si elle a pu être autrefois considérée comme un acteur important de la politique belge, la franc-maçonnerie n’y jouerait plus, à l’heure actuelle, qu’un rôle mineur.

La loge aurait-elle gagné tous ses combats sociétaux ?

La sécularisation de la société belge peut également expliquer le sentiment que la maçonnerie belge y aurait progressivement réduit sa sphère d’intervention. La diminution globale de la pratique religieuse, la séparation actée entre l’Église catholique et l’État ainsi que le bilan législatif des majorités laïques (légalisation de l’avortement, de l’euthanasie et des mariages et de l’adoption par les couples homosexuels) font de la Belgique un des pays les plus laïcisés du monde. Ce qui n’est pas sans poser certaines questions existentielles à ceux qui, parmi les maçons, prônent davantage d’extériorisation dans le monde profane au sujet des questions de société. Si on la considère sous l’angle de son rôle politique (au sens large du terme), la franc-maçonnerie a, objectivement, vu se réaliser une partie de ses objectifs liés à la séparation de l’Église et de l’État et, par conséquent, a eu moins besoin d’intervenir dans le débat public ces dernières années. Enfin, il est probable que la reconnaissance officielle de laïcité organisée et le financement idoine a également quelque peu changé la donne. S’il n’y a pas de liens organiques entre l’Unie Vrijzinnige Verenigingen, le Centre d’action laïque et les obédiences belges adogmatiques, il est évident que les convergences d’idées et de combats rendent probablement moins indispensable l’intervention de ces dernières dans le débat public… Cela n’empêche cependant pas la question de l’extériorisation de se poser régulièrement. Interventions de dignitaires à titre officiel ou officieux ou communiqués officiels (le dernier en date concernait les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles), la franc-maçonnerie a une présence et des façades publiques. L’internet a également ouvert de nouveaux champs de communication. Après des débuts timides, les obédiences belges se sont dotées de sites internet très complets et certaines loges vont plus loin en publiant leurs travaux sur le net. L’extériorisation de la franc-maçonnerie, que ce soit au sujet de l’islam ou de tout autre sujet, se heurte à un principe fondamental : « un maçon libre dans une loge libre ». Dans la maçonnerie adogmatique, la liberté de conscience et de pensée du maçon prime sur toute autre considération. Il ne pourrait dès lors être responsable ou contraint de défendre une position à laquelle il n’adhère pas. Ce principe relativise toutes les positions officielles prises par les obédiences et constitue un frein à leur intervention dans le débat public, bien plus, en réalité, que le secret ne pourrait le faire.

Discrétion et secret face à l’antimaçonnisme

Ce secret n’en reste pas moins un des piliers de l’expérience maçonnique et cette question restera, pour longtemps encore, une source d’ambiguïté et d’incompréhension pour les profanes. Dans une société nourrie de transparence et d’immédiateté, la persistance du secret maçonnique, qui semble autant s’expliquer par des risques réels que par un substrat culturel, passe mal et alimente une machine à fantasmes que rien ne semble enrayer. La discrétion tient également à une variable relativement peu connue. Le traitement médiatique et scientifique offre de la franc-maçonnerie la perspective d’une organisation collective structurée. C’est un pan important de la réalité mais qui occulte le caractère essentiellement individuel de l’appartenance maçonnique. Les sites internet du Grand Orient de Belgique et de la Fédération belge du Droit humain mettent d’ailleurs cette caractéristique largement en avant dans leur information aux profanes intéressés par l’initiation. Comme pour bien leur faire comprendre qu’on n’entre en maçonnerie ni pour se créer des réseaux ni pour s’impliquer dans une œuvre collective qui dépasserait les débats et les discussions menés au sein des loges. Cette dimension individuelle et non prosélyte est essentielle à prendre en considération pour comprendre la discrétion. Taire son appartenance ne revient pas à dissimuler des actions occultes mais rappelle qu’une fois retourné dans le monde profane, le maçon œuvre seul et que la dimension collective de la maçonnerie s’arrête dès que les portes du monde profane sont franchies.