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Désaccords dans la gauche radicale

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Une communauté politique, en l’occurence wallonne et bruxelloise, ancrée à gauche mais minoritaire au sein de la Belgique, est-elle condamnée à subir le joug de la majorité conservatrice et libérale qui domine dans la Région la plus peuplée ? Cette interrogation, qui traverse ce dossier, divise aussi la gauche radicale. Sa formation principale, le PTB, est également le dernier parti intégralement unitaire, à la fois dans son fonctionnement et dans ses propositions politiques. Le débat oppose ici un de ses dirigeants, David Pestieau, à Pierre Eyben, du mouvement écosocialiste Demain, qui se rattache à une tradition régionaliste toujours vivace à Liège, notamment dans le milieu syndical.

À vos yeux, l’ancrage à droite de la Flandre est-il irréversible ?

DAVID PESTIEAU : Ces dernières années, les actions syndicales se développent en Flandre. Des mouvements de la société civile y émergent et essaiment parfois dans le reste du pays, comme on l’a vu avec le mouvement de la jeunesse pour le climat. On le voit aussi au niveau politique, avec la percée du PTB. N’oublions pas que la faiblesse de la gauche ne peut être déconnectée des choix de la social-démocratie au nord du pays. Durant les 30 dernières années, celle-ci a été dominée par une frange particulièrement perméable aux thèses « blairistes ». Ce qui n’est pas étranger à la percée du nationalisme d’extrême droite au sein de la classe ouvrière dès le début des années 1990.
Même si le champ politique est incontestablement plus compliqué à gauche pour des raisons structurelles et conjoncturelles, je crois qu’il est possible de redresser la barre. Il ne faut pas se voiler la face, mais pas non plus sombrer dans la caricature d’une Wallonie complètement à gauche et d’une Flandre complètement à droite.

PIERRE EYBEN : Difficile de nier que le mouvement syndical est globalement moins radical en Flandre qu’en Wallonie. Cela crée des tensions, notamment à la FGTB. Cela a même poussé la centrale des métallos à la scission. Le mouvement climatique est réjouissant mais pas forcément marqué à gauche, comme en témoignent des sorties d’Anuna De Wever conciliantes vis-à-vis de la N-VA. Quant à la percée du PTB, elle est bien plus faible en Flandre qu’en Wallonie ou à Bruxelles et se fait essentiellement au détriment de Groen et du SP.A.
Globalement, la gauche reste extrêmement faible en Flandre, alors qu’elle est majoritaire en Wallonie et à Bruxelles. Les derniers sondages plaçant l’extrême droite en tête n’incitent pas plus à l’optimisme.
Cette tendance est peut-être réversible, mais sûrement pas dans le cadre institutionnel actuel. Le principal carburant de la N-VA et du VB, c’est de pouvoir mobiliser contre le multiculturalisme bruxellois ou contre les Wallons paresseux et gréviculteurs. Il faut leur retirer ce carburant qui les fait prospérer. Vouloir à tout prix maintenir la logique unitaire contribue à les renforcer au détriment des progressistes flamands.

DAVID PESTIEAU : La séparation serait donc une mesure progressiste ? Je n’y crois absolument pas. Dans les pays qui se sont séparés sur une base nationaliste, comme en ex-Yougoslavie, les forces nationalistes sont devenues encore plus fortes par la suite… La division aura au contraire pour effet d’accentuer les tendances actuelles. Les travailleurs ont tout à perdre d’une telle division. La dynamique de séparation a déforcé le mouvement ouvrier depuis 50 ans, y compris d’ailleurs en Wallonie.

PIERRE EYBEN : On touche ici au coeur de ce qui nous sépare. David semble penser que le processus de séparation a été créé artificiellement par les élites. Pas moi. Il y a des aspirations différentes qui se développent au sein des populations et qui se traduisent ensuite politiquement. Cela fait 70 ans que la Flandre s’est industrialisée. On a suffisamment de recul pour pouvoir constater que, sur le temps long, ce développement n’a pas donné naissance à un mouvement ouvrier tel qu’il a émergé dans les industries wallonnes au siècle passé.

DAVID PESTIEAU : Au nord du pays, les nationalistes ont consciemment travaillé à séparer et à opposer les deux communautés. L’évolution des institutions de la Belgique n’a fait que contribuer à exacerber les différences.
Pourtant, tous les sondages montrent que les aspirations politiques fondamentales sont souvent les mêmes des deux côtés de la barrière linguistique. C’est la traduction au niveau des partis politiques qui diffère. Croire que les électeurs partageraient l’ensemble du programme des partis pour lesquels ils votent est une erreur fondamentale qui est souvent commise du côté francophone.

PIERRE EYBEN : On a beau brandir des sondages, le rapport de force politique s’établit dans les urnes. La Flandre vote conservateur depuis toujours. Ses positions diffèrent majoritairement des nôtres, qu’il s’agisse de l’avortement ou de la solidarité envers les migrants. Je ne prétends pas que c’est immuable. Mais c’est une réalité profondément ancrée. La N-VA et le VB sont le reflet de ces aspirations populaires, pas leur source.

Ailleurs dans ce dossier, nous évoquons à propos de la Belgique la querelle entre Lénine et Luxemburg concernant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes…[1.Voir H. Goldman, « Le prix de l’aveuglement » dans ce dossier.]

DAVID PESTIEAU : C’est absurde. Lénine réfute l’ existence d’une question nationale en Belgique… Faire un rapprochement entre le droit à l’autodétermination des peuples colonisés et la situation en Flandre ou en Wallonie ne tient pas la route. Avec les mêmes arguments, on sépare le nord et le sud de la France, qui comportent également des différences énormes, même avec une langue commune.

PIERRE EYBEN : Mais justement, la langue est un élément central pour faire société. Pour la boutade, moi qui suis généralement très luxemburgiste, je me retrouve ici plus léniniste que David ! Quand on impose à un peuple de vivre dans un cadre institutionnel qui n’est pas celui qu’il souhaite, cela crée des problèmes. On ne peut les résoudre qu’en ramenant la démocratie au plus près des citoyens. C’est un des fondements du mouvement régionaliste wallon : permettre de décider à l’échelle de son bassin de vie.

Ce régionalisme s’opposerait à la logique fédérale ?

PIERRE EYBEN : La gauche régionaliste dans laquelle je m’inscris a toujours considéré le fédéralisme comme une avancée démocratique, même si je reste critique sur certaines de ses traductions politiques. Reste que le principe consistant à permettre à chaque peuple de décider selon ses propres aspirations est fondamentalement sain. Il convient sans tabou de mettre à plat ce que l’on souhaite ou pas faire ensemble. Ce qui fonde un État, c’est la volonté de « faire société » ensemble. C’est ce qui manque fondamentalement en Belgique.

DAVID PESTIEAU : L’erreur stratégique du mouvement régionaliste wallon se perpétue avec ce que défend Pierre : la dynamique de division et de séparation en lieu et place de l’unité amène inévitablement à se mettre à la remorque de la classe dominante. Le résultat pratique du fédéralisme de concurrence à la belge – non pas tel qu’il a été fantasmé par certains, mais tel qu’il a réellement été mis sur pied – a été que les forces social-démocrates ont façonné une identité wallonne fondée une conciliation de classe. J’en veux pour preuve tout le discours sur le « développement des forces vives », bien résumé par José Happart, le porte-drapeau du régionalisme wallon socialiste dans les années 80-90, avec sa citation célèbre : « Je préfère un patron wallon à un travailleur flamand ».
Le fédéralisme n’a pas rapproché les citoyens du pouvoir. La distance est tout aussi grande vis-à-vis du niveau régional qu’elle ne l’est vis-à-vis du niveau fédéral. Faut-il plus ou moins de choses gérées en commun ?

DAVID PESTIEAU : Je n’ai aucune illusion sur le modèle belge actuel et je veux le changer profondément. Nous devons mettre en place d’importantes réformes démocratiques, qu’il s’agisse de la démocratie directe ou de la représentativité des élus. Mais pour mettre en oeuvre de tels changements, le cadre de la Belgique unitaire offre plus de possibilités que trois mini-États séparés.

PIERRE EYBEN : Il ne faut pas avoir peur de gérer plus de compétences, surtout s’il n’y a plus de volonté de vivre ensemble en face. Je concède qu’il ne serait pas aisé pour de petits États de combattre les forces du marché. Cela dit, le capitalisme a muté et le poids des grandes entreprises fait que les États actuels, comme la Belgique, ne sont de toute façon pas en mesure de lutter seuls. D’un autre côté, une région à gauche qui disposerait de pouvoirs substantiels ouvrirait de nombreuses portes. Il serait possible de mettre en place un IPP plus progressif, une taxe des millionnaires ou un revenu maximum autorisé, ou de dire non à des traités comme le Ceta. Il serait aussi plus facile de construire des outils publics d’investissement ambitieux. Bref, si on a la capacité de mettre en place un « laboratoire » de gauche au niveau régional, on aurait tort de ne pas le faire, tout en maintenant un cadre solidaire si c’est possible.
Il ne faut pas oublier que les besoins en termes de politiques économiques divergent entre régions. Il y a une réalité économique différente en Wallonie, avec le poids des PME, de l’économie sociale et du secteur public. Même si c’est imparfait, la régionalisation d’une série de politiques industrielles permettrait de donner des accents différents. Pareil pour l’agriculture. Depuis la régionalisation, à l‘inverse de ce qui se pratique en Flandre, l’agriculture wallonne a fait clairement le pari du bio et de plus petites structures. Résultat : plus de 90 % du bio en Belgique est produit en Wallonie. Mais tout ça n’est possible que grace aux fameux transferts de la Flandre vers les autres régions…

PIERRE EYBEN : Nous ne souhaitons pas une rupture de la solidarité, mais, si elle doit advenir, il faut dédramatiser les enjeux d’une séparation entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. On parle toujours des 7 milliards de la sécurité sociale qui viennent de Flandre vers le côté francophone, mais il faut ramener ce montant à sa juste mesure. C’est peu de choses à l’échelle d’un État et pourrait être compensé par une reprise de la plus grande partie de la dette par la Flandre. Il faut sortir d’une posture défensive face aux revendications flamandes et ne pas céder au chantage.

DAVID PESTIEAU : Je tombe de ma chaise en entendant Pierre reprendre l’argument des transferts de la N-VA et du VB. La sécurité sociale, ce ne sont pas des transferts entre régions, mais une solidarité interpersonnelle. Des riches de Charleroi payent pour des pauvres d’Anvers, et inversément. Jusque dans les années 1950, il y a eu une plus grande contribution de la Wallonie, et demain c’est Bruxelles qui financera les pensions des autres régions grâce à sa jeunesse. Il y a moins de transferts entre régions en Belgique qu’en Allemagne ou en Suisse.

PIERRE EYBEN : En cas de scission de la sécu, c’est pourtant bien cette somme-là que la Wallonie et Bruxelles devront trouver…

DAVID PESTIEAU :… et ce serait une catastrophe, car cela détruira les mécanismes actuels de solidarité ! Même les syndicalistes les plus régionalistes s’opposent à une telle scission, car ils savent que c’est une question fondamentale d’unité de la classe.
C’est le Voka, le patronat flamand, qui milite pour une scission de l’emploi et de la santé. Il le fait par pur intérêt économique – pas besoin pour lui d’agiter un alibi culturel ou linguistique – car il ne veut pas financer une sécurité sociale cogérée avec les syndicats. Les patrons du Voka savent que le processus de scission finira par détruire cette « cathédrale du mouvement ouvrier », qu’est la sécu, dans son ensemble, et c’est bien leur objectif.

PIERRE EYBEN : Le confédéralisme n’est pas le terrain que nous avons choisi mais c’est celui qui nous est imposé. On peut préférer l’ignorer en continuant à mener des combats d’arrière-garde. La lutte politique a changé de terrain et il est temps pour les francophones de savoir ce qu’ils veulent. Nous souhaitons un confédéralisme solidaire et prônons une redistribution des pouvoirs qui n’a rien de commun avec ce que souhaite le Voka. Nous n’envisageons pas un futur à trois – ou quatre – Régions mais bien à deux entités, en maintenant Bruxellois et Wallons ensemble.

DAVID PESTIEAU : Mais alors, si tu vas dans cette voie, tu ouvres une nouvelle source de conflit vu que Bruxelles est une ville au carrefour de la Belgique, multilingue et superdiverse. Et si elle n’est pas capitale de la Flandre, Bruxelles n’est pas non plus purement une ville francophone. Elle ne peut pas se confondre avec la Wallonie.

PIERRE EYBEN : Nous sommes pour le respect des minorités linguistiques, en l’occurrence néerlandophone à Bruxelles et germanophone en Wallonie. C’est précisément ce que refuse la Flandre dans les communes dites à facilités. Dans la « Fédération Wallonie-Bruxelles » à créer dans un cadre confédéral ou si la Flandre se veut indépendante, nous sommes pour l’apprentissage de toutes les langues. J’ai dit déjà que se comprendre est un fondement pour faire société.

Pour en revenir à l’unicité de la sécurité sociale, ne serait-ce pas pour vous une ligne rouge à ne pas franchir ?

PIERRE EYBEN : Le mouvement régionaliste n’a jamais eu comme objectif de faire sauter les mécanismes de solidarité. Son combat, c’est de conquérir la possibilité de poser des choix autonomes. Arrêtons de penser que l’État-Nation « Belgique » est le seul lieu dans lequel on peut créer des mécanismes de solidarité. Les États sont des constructions ad hoc, parfois assez artificielles. Si tuer l’outil de la sécu fédérale est une façon de tuer des mécanismes de solidarité, je suis contre. Mais si conserver l’outil tel qu’il est aujourd’hui mène quand même à son démantèlement, ce n’est pas une solution non plus.

Quelles conclusions tirez-vous de la crise politique actuelle ?

PIERRE EYBEN : L’État fédéral est profondément en crise. Depuis des années, il n’est plus possible de former un gouvernement réellement fédéral. La dernière solution a été d’avoir un parti hyperminoritaire du côté francophone qui a accepté d’y aller pour engranger des réformes de droite…
De plus en plus de francophones nourrissent le sentiment justifié que l’État fédéral ne sert pas leurs intérêts. Prenons le cas du RER autour de Bruxelles : il est quasi fini côté flamand tandis qu’on n’est nulle part du côté wallon… C’est pourtant de l’argent « fédéral » mais on sert prioritairement les intérêts flamands.

DAVID PESTIEAU : Nous sommes bien d’accord pour dire qu’il y a des choses à changer quant à la gestion fédérale, et je le dis des deux côtés de la frontière linguistique. Mais le confédéralisme, c’est la scission, sans parler du champ de tension majeur qu’est Bruxelles.
Il faut une hiérarchie des normes. Certaines choses doivent être tranchées en dernière instance au niveau fédéral. On l’a vu avec la crise du Covid : on a eu besoin d’une conférence interministérielle pour prendre des mesures, sans vraie unité de commandement.
On est à un tournant : nous aurons soit un mouvement pour le démantèlement des solidarités, soit pour leur maintien, mais on n’aura pas une autonomie telle que tu la décris de manière idyllique dans laquelle la Wallonie va pouvoir faire ce qu’elle veut.
Je constate que, depuis quelques années, l’idée de refédéraliser des compétences est en train d’émerger parmi d’autres forces politiques que le PTB. Les gens font aujourd’hui l’expérience des limites de la logique de scission au niveau de la santé, mais également de la mobilité ou de la politique climatique.

PIERRE EYBEN : L’unitarisme du PTB est « hors sol ». Une politique fiscale gérée de façon différente d’une région à l’autre tout en maintenant un cadre solidaire pour la sécurité sociale est tout à fait possible. Je ne vois pas comment trouver une majorité politique pour refédéraliser. Le nationalisme a plutôt grandi dans tous les partis flamands. Cette tendance n’est pas près de s’inverser.

DAVID PESTIEAU : Je te trouve bien fataliste. Pour mémoire, l’idéologie néolibérale actuelle qui a pénétré l’ensemble de la société était extrêmement minoritaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est le propre de l’action politique que de vouloir construire une contre-hégémonie. Et ce qui paraît impossible aujourd’hui devient possible demain. La gauche doit avoir un discours clairement émancipateur, anticapitaliste et, en l’espèce, antinationaliste.

PIERRE EYBEN : Répondre à une volonté populaire, ce n’est pas du fatalisme, c’est la démocratie. On peut réaliser une grande consultation populaire sur la structure à mettre en place. Mais on ne peut pas faire tourner la roue de l’histoire à l’envers.

DAVID PESTIEAU : Pierre caricature notre position. Pour nous, le fédéralisme de concurrence des 50 dernières années a conduit notre société dans une impasse. Cela n’a aucun sens de continuer dans cette voie. Il s’agit aujourd’hui d’aller vers autre chose : un fédéralisme unitaire. L’autonomie économique tant vantée par les régionalistes ne consiste dans les faits qu’à se faire concurrence pour attirer les entreprises, ce qui revient à appliquer à la sauce wallonne, flamande ou bruxelloise les recettes néolibérales et les directives de l’Union européenne.
Objectivement, ce que proposent les régionalistes du sud du pays est le scénario rêvé par la N-VA et le VB, qui cherchent désespérément à avoir un pendant francophone militant pour la séparation. La gauche doit travailler à des dynamiques positives communes. Elle a mieux à faire que d’alimenter la division, de concert avec les forces rétrogrades du nord du pays.

PIERRE EYBEN : Le procès en sorcellerie en mode « vous êtes les alliés rêvés de la droite nationaliste flamande » est une vilaine façon d’étouffer le débat démocratique. Le PTB devrait le savoir puisqu’on lui reproche, avec le même argument de mauvaise foi, de voter régulièrement avec le VB au Parlement fédéral. Ne laissons pas aux nationalistes le monopole de l’expression sur les questions institutionnelles ou le droit à l’autodétermination.

DAVID PESTIEAU : Cela n’a rien à voir. Depuis plusieurs décennies, à toutes les étapes importantes de la régionalisation du pays, les forces nationalistes flamandes ont pu avancer vers le fédéralisme de concurrence chaque fois qu’elles ont pu trouver une alliance objective avec les régionalistes wallons comme le montre par exemple le livre de l’historien de gauche Vincent Scheltiens Met dank aan de overkant[2.Voir page 31 dans ce dossier.].

PIERRE EYBEN : Il n’y a aucune alliance objective, jamais les régionalistes wallons et bruxellois n’ont été moteurs de logiques de concurrence. C’est un mal essentiellement flamand. Nous les subissons. De même pour le nationalisme qui, fait notable, n’existe quasi pas dans nos régions. Régionaliser, c’est décentraliser, pas concurrencer l’autre. La logique de concurrence est une question de volonté politique, pas de structure. On voit d’ailleurs que l’Etat fédéral est aujourd’hui largement utilisé par les nationalistes flamands à leur seul profit.

Les querelles belgo-belges entre unitarisme et confédéralisme ont-elles encore un sens de nos jours, alors que les enjeux de pouvoir se situent au niveau européen ? N’est-ce pas le niveau à investir en priorité ?

DAVID PESTIEAU : Nous le faisons. Mais il serait assez absurde de penser qu’on pourrait agir solidairement avec les travailleurs allemands, finlandais ou portugais si on n’est même pas capable d’y arriver dans son propre cadre national.

PIERRE EYBEN : Si on fait la démonstration que des avancées sont réalisables au niveau d’entités plus petites, cela peut enclencher un mouvement d’entraînement. Montrer l’exemple aux régions ou pays moins progressistes, comme la Flandre ou l’Allemagne, peut renforcer le rapport de force en faveur des progressistes locaux. Mais nous ne construirons pas ce rapport de force à leur place de l’extérieur.

DAVID PESTIEAU : La tradition du mouvement ouvrier a pourtant toujours été d’aider les mobilisations sociales à se développer là ou les forces militantes sont les plus faibles, car quand une zone est moins combative, cela affaiblit globalement la lutte. Cela se passe d’ailleurs toujours ainsi au sein même des différentes régions : Charleroi et Liège ont une tradition combative plus forte que Namur ou le Brabant Wallon, où de nouvelles industries émergent, notamment pharmaceutiques, et dont il faudra aider à organiser les travailleurs.

Pour finir, que diriez-vous, David Pestieau, à un travailleur wallon qui aspire à une politique de gauche et qui doit constater que la Flandre bride cette aspiration ?

DAVID PESTIEAU : Je lui dirais que la classe dominante a intérêt à avoir une classe ouvrière divisée pour qu’il soit plus facile de l’attaquer. Les victoires ouvrières et démocratiques l’ont été dans la lutte commune : sécurité sociale, congés payés, accords interprofessionnels, etc. Si on arrive à faire une grève générale qui bloque le port d’Anvers, le poumon économique de la Belgique, on pèse sur l’ensemble du rapport de forces, ce qui serait tout profit y compris pour les travailleurs en Wallonie. On l’a encore vu récemment avec la victoire des blouses blanches (hôpitaux) qui ont arraché au niveau fédéral 4000 embauches et des hausses de salaires pour un montant d’un milliard par un combat commun. Un combat qui a entraîné ensuite
une dynamique similaire dans les secteurs régionaux des blouses blanches (maisons de repos).
Nous sommes partout en Europe confrontés aux mêmes multinationales européennes et nous devons travailler à une entente européenne de la classe des travailleurs à partir des traditions différentes si nous voulons amener des changements fondamentaux. C’est toute la question de l’échelle du rapport de forces. C’est déjà pas facile au niveau d’un grand pays, cela le serait encore moins au niveau d’une région de la taille de la Wallonie. Le propre de l’internationalisme est de travailler à l’unité en reconnaissant les différences. En face, les multinationales sont unies. il ne faut donc pas commencer à désunir ce qu’on a encore en commun.

Que diriez-vous, Pierre Eyben, à la société civile et aux Flamands progressistes qui se verraient confrontés à un rapport de forces encore plus défavorable en étant privées des voix de la gauche wallonne et bruxelloise ?

PIERRE EYBEN : Je ne souhaite abandonner personne. Mais je remarque qu’avec le statu quo, ni les Flamands ni les francophones n’engrangent d’avancées conformes à leurs aspirations. Je persiste et signe : en montrant qu’un autre modèle est possible, on servira bien mieux la cause de la gauche en Flandre qu’en forçant contre nature l’unité dans le cadre institutionnel actuel.

(Propos recueillis par Gregory Mauzé. Image de la vignette et dans l’article sans doute libre de droit ; affiche de la Maison du Peuple de Bruxelles réalisée par Jules Van Biesbroeck en 1899-1899.)