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Discuter ne va pas de soi

Pendant plus de deux ans, le collectif liégeois Riposte-CTE a organisé des rendez-vous mensuels consacrés à une thématique liée au travail et à l’emploi. Des « mercredis hors-emploi » dont une des ambitions était aussi d’interroger les formes et la pratique de la discussion politique. Avec l’aide de l’asbl Philocité, un ouvrage en a été tiré, dont certains enseignements semblent plus que jamais d’actualité.
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

La scène sera probablement familière pour toutes celles et tous ceux qui assistent régulièrement à des débats politiques, militants ou même académiques. Le thème est introduit, les intervenant·es s’expriment, puis la parole est donnée à la salle… en espérant que les échanges soient enrichissants et engageants. Dans le meilleur des cas, la personne en charge de l’animation tentera d’équilibrer les temps de parole ou de limiter les digressions, mais en règle générale, le collectif s’en remet surtout à l’espoir que tout se passera bien.

Or, pour que tout se passe bien – ou en tout cas au mieux – il est possible (et même souhaitable) de prendre en charge en amont et durant la discussion, toute une série d’aspects qui sont trop souvent négligés. C’est en tout cas la leçon que nous avons tirée de l’organisation, pendant plus de deux ans, de soirées politiques à Liège autour des thématiques de l’emploi et du travail. Très vite, nous avons senti que la forme et le contenu de ces discussions n’allaient pas de soi. Qu’il ne suffisait pas d’avoir un thème et des intervenant·es intéressant·es, par exemple, pour faire de ces soirées une réussite. Encore fallait-il s’entendre sur ce que nous voulions en faire exactement, ainsi que sur la meilleure manière d’y arriver.

Un travail « micropolitique »

C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers une association liégeoise qui travaille précisément sur ces questions, Philocité, pour nous aider à penser, à organiser, à animer, puis à évaluer nos soirées mensuelles. Un processus à travers lequel ces discussions sont donc progressivement passées du statut de simples moyens ou prétextes (pour sensibiliser, informer, convaincre) à celui d’objet et d’enjeu à part entière. Parfois, c’était même le sujet de la discussion qui devenait un prétexte pour essayer un dispositif ou des rôles d’animation particuliers. Ce faisant, nous rejoignions toute une série de considérations liées à la « micropolitique des groupes »[1. D. Vercauteren, Micropolitiques des groupes – Pour une écologie des pratiques collectives, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.], qui partent du principe que la manière de faire politique est aussi importante que ce sur quoi elle porte.

Dans notre cas, il s’agissait dès lors de travailler à des formes d’émancipation présentes aussi bien dans les modalités mêmes de la discussion que dans son contenu. Une gageure, d’autant qu’il nous a fallu chaque fois le faire en affrontant une tension insoluble que l’on pourrait résumer par le dilemme suivant : comment organiser une discussion politique qui soit à la fois démocratique et constructive[2. Non pas constructif au sens « moral » du terme, mais au sens littéral de ce qui permet de construire quelque chose.] ? À trop vouloir favoriser la participation de chacun·e, par exemple, on peut en effet finir par se retrouver avec des discussions interminables, répétitives ou décousues durant lesquelles tout le monde aura pu s’exprimer, mais où ce qui a été construit collectivement ne peut être identifié. À l’inverse, lorsque l’on veut à tout prix aboutir à un résultat, on peut rapidement exclure ou brider des prises de parole qui ne permettent pas d’avancer suffisamment vite, avec des conséquences « micropolitiques » parfois désastreuses.

Quelques outils et considérations pratiques

Pour faire face à ce dilemme, il n’y a évidemment pas de réponse toute faite, mais le simple fait de reconnaître et de tenir compte de ces objectifs, potentiellement contradictoires, est un premier pas crucial. Ensuite, dans l’ouvrage que nous avons tiré de notre expérience[3. G. Jeanmart, C. Leterme et T. Müller, Petit manuel de discussions politiques – Réflexions et pratiques d’animation à l’usage des collectifs, Rennes, Éditions du Commun,2018. Livre réalisé avec l’appui de Philocité : www.philocite.eu.], nous avons tenté de proposer des outils et des pistes articulées autour de plusieurs étapes de la discussion.

Une discussion, ça se prépare : premier moment évident, celui qui précède la discussion et durant lequel on réfléchit (idéalement à plusieurs) à ce que l’on veut faire de cette discussion et aux dispositifs les mieux adaptés pour y parvenir. S’agit-il de s’approprier le savoir d’un·e ou plusieurs intervenant·es ? De faire émerger entre nous des positions ou des analyses nouvelles ? De mettre en débat des camps opposés ou du moins divergents ? À chacun de ces objectifs correspondront des dispositifs plus ou moins adaptés, en termes de disposition des participant·es dans l’espace, de modalités de prise de parole, de question(s) posée(s) ou encore de distribution des rôles d’animation (voir plus bas).

Une discussion, ça s’anime
: deuxième moment clé, l’animation de la discussion, c’est-à-dire la prise en charge de son (bon) déroulement, à la fois sur la forme et sur le fond, par le biais de rôles prédéfinis – animateur·ice, distributeur·ice de parole, chronomètre, synthétiseur·ice, reformulateur·ice, etc. Certains de ces rôles sont inévitables, d’autres dépendront davantage de l’objectif et des modalités de la discussion. Il est évidemment possible d’en attribuer plusieurs à une même personne, mais il est toujours bon d’au moins les penser séparément pour bien visualiser les fonctions qu’ils servent et les gestes spécifiques sur lesquels ils reposent. L’animation et la distribution de parole, par exemple, sont souvent confondues, alors que la première requiert d’être attentif·ve sur le fond (pour faire des liens, relancer des questions) et la seconde sur la forme (pour repérer les déséquilibres, inviter les timides à s’exprimer). Il faut également insister sur l’importance du rôle de participant·e (ou discutant·e) qui ne vient pas simplement consommer ou assister passivement à une discussion, mais qui déploie également des gestes (l’écoute, le respect, l’autolimitation) sur lesquels repose aussi le bon déroulement d’une discussion.

Une discussion, ça se vit : troisième moment, qui se superpose au deuxième, celui du vécu concret de la discussion. Il s’agit ici de mettre en lumière les décalages inévitables entre ce qui est prévu et ce qui se passe concrètement lors d’une discussion, ainsi que des façons (d’essayer) d’y faire face. Ces décalages peuvent résulter d’événements imprévus (les participant·es sont plus ou moins nombreux·euses qu’anticipé, une question suscite énormément ou pas du tout d’intérêt), ils peuvent également intervenir en raison des critiques que susciteraient les dispositifs choisis (ainsi, plus ceux-ci sont « lourds », plus on pourra leur reprocher d’entraver la « spontanéité » de la discussion[4.Il s’agit d’un reproche fréquemment adressé aux discussions dont le cadre est jugé trop formalisé. Non seulement elles feraient perdre en spontanéité, mais en outre elles auraient une dimension infantilisante. Sans rejeter en bloc ces critiques qui peuvent parfois se révéler fondées, on peut néanmoins leur opposer au moins deux nuances. La première, c’est que bien souvent la « spontanéité » arrange surtout celles et ceux qui prennent beaucoup (trop) de place dans les discussions… On le sait, en l’absence de mécanismes correcteurs (y compris « lourds » ou « frustrants » comme le décompte précis des interventions, par exemple), on observe que les hommes prennent plus facilement la parole que les femmes, les blancs plus facilement que les personnes racisées ou encore les personnes avec un haut capital scolaire plus facilement que celles qui en sont privées. La deuxième, c’est que ces cadres et ces règles sont d’autant plus nécessaires que les participant·es à une discussion sont nombreux·euses et/ou peu « discipliné·es », notamment par manque d’habitude. À l’inverse, dans les plus petits groupes et/ou en présence de personnes habituées à discuter ensemble, bon nombre de ces rôles peuvent être formellement supprimés dans la mesure où leur fonction est prise en charge informellement par le groupe lui-même.]) ou encore apparaître en raison d’affects ou d’émotions difficiles à maîtriser (par exemple la colère dans le cas d’une discussion sur les licenciements collectifs…). Ces deux derniers cas de figure peuvent être relativement neutralisés à l’avance, soit en annonçant qu’une évaluation sera proposée à la fin pour permettre aux frustrations de s’exprimer, soit, en essayant de sonder la salle sur ce point avant de démarrer la discussion. Il faut néanmoins toujours se préparer à faire face à l’imprévu en acceptant de ne pas toujours avoir la maîtrise sur tout, en étant prêt à faire preuve de souplesse et en essayant de tirer malgré tout profit de chaque situation.

Une discussion, ça s’évalue : enfin, dernier moment, celui de l’évaluation, qui intervient une fois la discussion terminée. Une étape souvent délicate, tant l’évaluation est devenue une pratique omniprésente et étroitement liée au culte de la concurrence et de la performance qui caractérise nos sociétés néolibérales. Pourtant, si on garde en tête que l’évaluation peut et doit surtout servir à s’améliorer (individuellement et collectivement) en dehors de toute pression concurrentielle ou de normalisation et de contrôle, alors il s’agit d’un outil extrêmement utile, ne serait-ce que pour éviter de répéter indéfiniment les mêmes erreurs. On essaiera alors de clarifier ce qu’on cherche à évaluer exactement (des personnes ou des activités ? des résultats ou des processus ?), ainsi que les meilleures façons de le réaliser pour gagner en intelligence collective sans briser, juger, ni essentialiser l’objet de l’évaluation.

Les défis dans le monde post-pandémie

Ces discussions que nous avons organisées durant deux ans avaient toutefois une limite, au sens non pas d’une faiblesse, mais d’un périmètre bien défini : celui de la discussion entre « allié·es » (du moins potentiel·les). Comme nous l’expliquons notamment dans l’introduction de l’ouvrage, notre volonté était, entre autres, « que nos débats politiques soient l’occasion de construire une pensée alternative qui puisse être portée et défendue collectivement, et argumentée et nuancée individuellement, parce qu’elle aura été co-construite et partagée[5. G. Jeanmart, C. Leterme et T. Müller, Petit manuel de discussions politiques…, op. cit., p. 16.] ». C’est pourquoi nous n’avons, par exemple, jamais organisé de « joute politique », qui constitue pourtant le format dominant du débat politique médiatique, dans la mesure où, selon nous, ces formes de débat « ne donnent que peu de places à une discussion qui confronte intelligemment les arguments ou qui cherche à construire une position fondée. Elles impliquent davantage l’art de persuader par tous les moyens que celui de chercher ensemble[6. Ibid., p. 37.] ».

Or, face à cette ambition qui était la nôtre « d’apprendre ensemble, pas après pas, mot après mot, dans nos propres think tanks, à parler ensemble dans un langage construit, qui s’appuie sur une argumentation fondée factuellement et sur un raisonnement articulé, communément audible[7. Ibid., p. 20.] », nous faisions déjà, à l’époque, le constat que l’art de la discussion politique – du moins tel que nous entendions le pratiquer – s’était largement perdu, notamment parce qu’il ne fait plus l’objet d’enseignements spécifiques[8. La persistance, dans le langage courant, de l’appellation de « rhétorique » pour la dernière année d’enseignement secondaire témoigne pourtant de l’importance que cet enseignement a eu jusqu’il y a peu.]. Mais force est de constater que la pandémie et ses conséquences ont encore aggravé la situation. D’abord, parce que les confinements et autres mesures de gestion sanitaire ont trop souvent conduit à la fermeture ou à l’imposition de contraintes drastiques sur le fonctionnement des rares lieux publics où il était encore possible de discuter politique(ment).

Certes, des solutions technologiques comme la vidéoconférence ont permis de pallier (en partie) ces contraintes, mais aussi utiles qu’elles aient pu être, nous avons tous et toutes fait l’expérience de leurs profondes limitations. Rien ne peut remplacer la richesse des relations « en présentiel » (sic) tant ce qu’il s’y joue va au-delà d’un simple échange d’informations, a fortiori quand il ne s’agit pas uniquement de parler de politique, mais aussi de faire politique à travers ces discussions.

Un paysage politique fragmenté et polarisé

Ensuite, parce que si l’essor de la vidéoconférence s’est révélé un piètre substitut pour l’organisation de discussions politiques « en présentiel » (re-sic), que dire alors du rôle encore plus central pris par les réseaux sociaux comme espace de débat et de discussion ? Dans leur cas, en effet, non seulement les effets de distance et d’impersonnalisation liés au numérique sont accentués, mais ils se complètent, en outre, de travers qui découlent de la façon même dont ces espaces ont été pensés et conçus, c’est-à-dire pour maximiser les interactions dans une perspective marchande de lutte pour l’attention. Résultat : énormément de « débats » se déroulent dans des espaces dont les règles de fonctionnement, généralement peu transparentes, répondent à des intérêts mercantiles et privés sur lesquels nous n’avons que peu de maîtrise collective[9. Sur cet aspect, lire notamment : F. Tréguer, L’utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet, XVe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2019.].

Enfin, la période actuelle se caractérise également par l’apparition de nouvelles lignes de fracture politiques qui ont tendance à brouiller les frontières établies jusqu’ici entre « allié·es » et « adversaires ». Conjuguée aux tendances évoquées ci-dessus, cette situation aboutit à un paysage politique de plus en plus fragmenté et polarisé, au sein duquel on finit par ne plus pouvoir discuter (au sens fort du terme)… qu’avec son propre « camp ». À cet égard, il est significatif que des débats organisés à Liège autour de la crise sanitaire et de ses conséquences – et ironiquement intitulés « Foire d’empoigne »[10. Peuple et culture Wallonie-Bruxelles, « Foire d’empoigne », www.peuple-et-culture-wb.be.] – se soient finalement révélés fidèles à leur appellation, tant les méfiances et les incompréhensions (au-delà des désaccords bien réels) étaient difficiles à dépasser. Il semble donc plus urgent que jamais, non pas uniquement de « se parler », mais surtout de réfléchir et de travailler sur les conditions mêmes d’une discussion authentiquement politique.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photo d’une réunion contre le féminicide prise au Brésil le 31 décembre par le journal en ligne Brasil de Fato.)