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Droit de vote : le débat escamoté

Le débat en cours sur l’octroi du droit de vote aux étrangers non européens a quelque chose d’anachronique, qui nous replonge trente ans en arrière, alors qu’il aurait pu anticiper l’avenir. Une occasion manquée à rattraper d’ici les élections européennes.

En 1974, la Belgique décide de mettre un terme à l’immigration du travail. En échange, tout devra être mis en œuvre pour «intégrer» convenablement ceux que nous avons fait venir et qui ne repartiront plus pour la plupart d’entre eux. La proposition de l’octroi du droit de vote aux étrangers date de cette époque. Elle va connaître un pic de mobilisation au début des années quatre-vingt, en perspective des élections communales de 1982, pour gravement régresser jusqu’au milieu des années nonante. Symptôme le plus marquant de cette régression: le Parti socialiste, pourtant porte-parole naturel des couches populaires et donc des travailleurs immigrés, y aura honteusement renoncé sous la pression d’une remontée rampante des préjugés racistes et de cette nouvelle peur de l’islam qui s’installe. Le contre-argument utilisé alors à gauche comme à droite aura de beaux jours devant lui : «s’ils veulent voter, qu’ils deviennent belges». À partir des années 1996-97, l’idée va remonter dans l’opinion, en s’appuyant sur un mouvement syndical qui a toujours donné l’exemple d’une cohabitation réussie entre Belges et étrangers, sur la crédit moral de quelques institutions comme le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, ainsi que sur les écologistes qui débarquent dans le paysage politique et qui ont fait de la défense du droit de vote des étrangers un des points forts de leur identité. En domino, tous les partis francophones (PS d’abord, puis PSC et finalement PRL sous la férule d’un Louis Michel toujours impeccable sur ce point) vont basculer. Du côté flamand, seuls les socialistes et une partie de la Volksunie suivront le mouvement, tandis que les deux plus grands partis — VLD et CVP, mis sous pression par le Vlaams Blok — resteront inflexibles. Il n’empêche : le rapport de force s’est renversé. Après de nombreuses péripéties, le droit de vote aux élections communales sera, finalement accordé aux étrangers résidents en Belgique depuis cinq ans. Les militants de ce vieux combat, déjà bien blanchis sous le harnais, peuvent pavoiser. Même s’il y a de quoi faire la fine bouche : cette déclaration de respect de la constitution qu’on demandera aux nouveaux électeurs de signer n’aura aucun effet pratique, et on ne voit pas pourquoi certains devraient la signer et pas d’autres. Mais, surtout, le renoncement à l’éligibilité apparaît comme une concession incohérente. Car si certaines personnes sont jugées aptes à influencer par leur jugement les politiques publiques, pourquoi seraient-elles inaptes, le cas échéant, à les mettre personnellement en pratique ? Bien entendu, le vieil argument nous est resservi : «si elles veulent être élues, elles n’ont qu’à devenir belges». Soit, ce n’est qu’un début, continuons le combat, comme on disait toujours à l’époque. Mais ce qui frappe dans le débat qui vient d’être réactivé après plus d’un quart de siècle de frigo politique, c’est la permanence presque terme à terme des arguments échangés de part et d’autre, comme si le monde n’avait pas bougé depuis trente ans.

Un autre casting

Balayons devant notre porte. Pour illustrer leur propos, les partisans du droit de vote des étrangers ont eu systématiquement recours à l’image débonnaire du travailleur marocain présent sur le territoire depuis trente ans. Nous en restons toujours à cette vieille imagerie de l’immigration du travail, et le droit de vote serait comme une reconnaissance bien tardive de l’apport de ces Marocains ou ces Turcs qui vinrent par trains entiers extraire notre charbon et fondre notre acier. Vue sous cet angle, la population des 150.000 personnes qui pourraient bénéficier de la nouvelle disposition devrait fondre inéluctablement : quelques-uns finiraient bien par se naturaliser et tous les autres normalement par mourir de vieillesse. Nous n’en sommes plus là. Après s’être fortement ralentie dans les années quatre-vingt, les mouvements migratoires sont repartis de plus belle. Ils empruntent désormais des chemins multiples, accompagnant la circulation des marchandises et de l’information. Ils se mettent en branle indépendamment de toute volonté planificatrice des pays de destination, qui ne peuvent que reconnaître un fait sur lequel ils n’ont que peu de prise. Que savons nous des «projets migratoires» de ces nouveaux migrants ? Qu’en savent-ils eux-mêmes ? Ces réfugiés reconnus, ces étudiants étrangers qui finissent par trouver un job même précaire pour prolonger leur séjour, ces clandestins régularisés, comment peuvent-ils se projeter sur le long terme ? Contrairement à ce qui s’est passé il y a quarante ans, la Belgique ne leur a jamais signifié qu’elle a besoin d’eux. Le droit de vote, c’est pour eux. Pas pour des retraités, mais pour une population jeune qui continuera d’arriver et donc ne diminuera pas. Pour la plupart, ils deviendront belges lorsqu’ils leur apparaîtra clairement que leur avenir est ici. Ça peut prendre cinq, dix ou quinze ans. Ça peut aussi ne jamais se passer, et alors ils repartiront. Mais en attendant, ils ont bien le droit d’avoir prise sur leur quotidien. Leur donner le droit vote dans l’espace de la proximité qu’est l’espace communal, c’est bien le moindre qu’on puisse faire en attendant que leur horizon se débouche dans un sens ou un autre. Et comme ils ont beaucoup moins de sécurité matérielle que leurs aînés venus avec un contrat de travail en poche, ils ont d’autant plus besoin d’autres armes pour assurer simplement leur dignité.

Un autre espace

Nous raisonnons toujours comme si l’espace national était le seul où se décidait notre sort. Ce n’est plus le cas. D’une part, les Régions et, de l’autre, l’Europe ont récupéré à leur profit de nombreuses compétences classiquement étatiques. Or, selon les niveaux, l’approche de la citoyenneté est différente. Qui élira demain les parlements flamand, wallon et bruxellois ? Les citoyens belges de ces trois Régions. Qu’est-ce qui détermine la Région où l’on vote ? Son lieu de résidence. La Belgique ne connaît pas le principe de la sous-nationalité. Un Wallon qui déménage en Flandre devient juridiquement flamand dès son inscription à la commune. Personne ne lui demandera s’il partage les valeurs du peuple flamand, ni même s’il parle sa langue. Le simple fait que cette personne soit belge et que la Belgique soit considérée comme un espace homogène en matière de démocratie suffit à considérer ce «migrant intérieur» comme parfaitement capable, dès son installation, de se comporter en citoyen responsable. Le même raisonnement s’est imposé en 1992 quand le Traité de Maastricht a reconnu aux citoyens européens le droit de vote et d’éligibilité aux élections communales dans les États où ils résidaient et dont ils n’étaient pas ressortissants. Sans devoir attendre cinq ans. Sans déclaration solennelle quelconque. Et sans qu’on leur demande aucune autre preuve d’intégration ni, bien sûr «de devenir belge pour pouvoir voter». L’Europe partage désormais la même culture démocratique. Un ressortissant européen qui s’installe dans un autre État n’a pas besoin de faire un «stage» pour s’acclimater à la démocratie européenne. Tandis qu’il n’est pas inconvenant de considérer que, pour une personne provenant d’un pays tiers, cette acclimatation est nécessaire. D’où le délai de cinq ans. Mais la loi belge qui octroie le droit de vote aux étrangers oublie une fois de plus l’Europe quand elle exige cinq ans de présence dans la seule Belgique. Un Turc vivant en Allemagne depuis dix ans est déjà «acclimaté». S’il s’installe en Belgique, il n’y a aucune raison de lui faire recommencer son «stage». Tandis qu’un Algérien en France depuis trois ans et déménageant en Italie aurait déjà accompli plus de la moitié du chemin. En matière de démocratie, c’est l’Europe qui doit désormais constituer le territoire de référence. Aux élections européennes, il manquera le vote de quelque dix millions d’électeurs, ressortissants de pays tiers et résidents légaux d’un État européen depuis cinq ans. Si elle se prend au sérieux, si elle a confiance dans sa capacité d’intégration, l’Europe doit accepter de considérer ces personnes comme des Européens à part entière et leur donner les mêmes droits, notamment politiques mais aussi, par exemple, en matière de libre circulation (domaine où les différences de traitement diminuent) et de regroupement familial (domaine où elles augmentent). La promotion d’une «citoyenneté européenne de résidence» constituerait à la fois un progrès démocratique et un acte de foi dans une Europe qui soit plus que la somme des États qui la composent. Ce qui est conforme à son ambition.