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« E-learning » : vers l’enseignement virtuel ?

Venant en droite ligne du monde anglo-saxon, où il est désormais chose courante, l’e-learning fait aujourd’hui une percée impressionnante dans le paysage de l’enseignement supérieur européen. Pour le meilleur ou pour le pire?

Si on peut définir l’e-learning comme l’enseignement via les nouvelles technologies de l’information (et Internet en particulier), il recouvre en fait des réalités fort diverses. L’e-learning n’est en effet «que» l’extension du principe d’enseignement à distance, existant depuis de nombreuses années, et les différentes formes d’e-learning sont parfois fort éloignées les unes des autres : entre les formules de formation internes organisées par des entreprises et la «vente» de diplômes universitaires en ligne, il y a de la marge. Ce qui impressionne plutôt, c’est la vitesse avec laquelle ce nouveau mode de transmission du savoir se propage et c’est l’importance du public touché ou en passe de l’être dans les années à venir, qui annonce sans doute une révolution dans l’enseignement supérieur des pays développés. Les chiffres sont en effet édifiants et c’est exclusivement en termes de marché que l’on raisonne ici. On parle pour le secteur d’un chiffre d’affaire de 90 milliards de dollars en 2002. Et c’est une vraie ruée. Les entreprises actives dans le secteur des nouvelles technologies ne veulent pas rater le marché du siècle. Les universités veulent attirer plus d’étudiants, ou simplement ne pas être dépassées par cette vague, cette déferlante dont elles perçoivent, de moins en moins confusément, que dépend leur avenir. Ainsi, par exemple, les universités de Yale, d’Oxford, de Princeton et de Stanford ont annoncé en novembre dernier la mise en place d’une offre commune d’enseignement universitaire en ligne. Le monde anglo-saxon voit se multiplier les «universités», dont certaines ne font plus que fournir du contenu en ligne. La France inaugure dix «campus numériques». Nos universités francophones sont en train de lancer des diplômes online. Notre enseignement de promotion sociale conclut un accord de coopération avec une grande entreprise du secteur de l’informatique. Et se tient désormais annuellement une vaste réunion, entre salon et congrès, des acteurs privés de l’enseignement. Le World Education Market, dont la première édition s’est tenue à Vancouver en mai 2000, tiendra sa troisième édition du 21 au 24 mai prochains à Lisbonne. Cet organisme fait figure d’emblème de cette évolution et développe une vision de l’éducation que les pires rêves thatchériens avaient sans doute à peine osé imaginer.

Des intérêts manifestes

Trois principaux acteurs sont à l’oeuvre dans le travail de promotion de l’e-learning en Europe. Les entreprises d’abord, voient Voir à ce propos «L’école dans les mailles du réseau», COULEE Ph., Le Soir, 16 mars 2002.. dans son arrivée un véritable «marché du siècle». Les enjeux sont colossaux et on touche à un point extrêmement sensible pour tout «consommateur», conscient que son avenir et son statut social dépendent de plus en plus de sa formation et qu’il n’hésitera pas à débourser des sommes importantes pour atteindre ces objectifs. Tous les espoirs sont donc permis, d’autant plus que les frontières n’existent plus et que les réglementations sont à peu près inexistantes. L’éducation serait en passe, aux dires de certains, de devenir le «coeur de la nouvelle économie», son moteur, dopant tous les mailles du réseau et renforçant son implantation là où Internet n’est pas encore entré dans les moeurs: le nombre d’acteurs économiques concernés est large. Sont ainsi sur la brèche aussi bien les éditeurs de contenus pédagogiques que les grands groupes informatiques, mais aussi une série d’acteurs plus petits, dont un certain nombre de start-up reconverties, spécialisées dans la formation en ligne. Malgré les perturbations qu’a connues l’économie mondiale ces derniers mois et qui auraient dû l’affecter, la croissance du secteur, en effet, ne se dément pas. Des investissements considérables sont actuellement consentis par bon nombre d’entreprises. Vivendi, par exemple, vient d’investir 25 millions de dollars pour lancer son portail education.com .Mandard, Internet va-t-il démanteler l’école ?, Le Monde interactif, 26 septembre 2001… Les universités ensuite, voient dans la création de systèmes en ligne un impératif incontournable. Il s’agit d’abord autant pour elles de ne pas se faire distancier par leurs concurrentes que d’un moyen — potentiel, on en est encore aux balbutiements du système — pour toucher plus d’étudiants, en traversant les frontières ou en s’adressant à de nouveaux publics. L’éducation en ligne étant aujourd’hui extrêmement peu régulée, des perspectives très lucratives miroitent à l’horizon. Les conséquence peuvent cependant être désastreuses: des établissements virtuels, créés ex nihilo, auto-accrédités, en violation parfois des règles sur les droits d’auteurs, dispensent des cours Lettre hebdomadaire de l’UNESCO-CEPES, n° 14, 18 février 2002..! Evidemment, payants et au prix fort Exemples de campus virtuels : http://www.ruv.itesm.mx/, http://www.uoc.es/ ou http://www.clarion.edu/euniversity/. Les intérêts des institutions sont toutefois divergents face à cette exacerbation de la concurrence que constituerait un grand marché unique de l’éducation en ligne. Si Oxford, Heidelberg ou Bologne, vu leur grand pouvoir d’attraction, ont intérêt à voir se multiplier les systèmes leur permettant de recruter des étudiants géographiquement éloignés, c’est sans doute moins les cas des universités «de province», «de seconde zone» déjà reléguées à l’arrière-ban du monde universitaire. La Commission européenne, enfin, qui, si elle n’a pas de compétence propre en matière d’éducation, peut toutefois prendre des «mesures d’accompagnement» et ne se prive pas de le faire, est le troisième acteur clé de notre liste. Outre l’organisation de programmes d’échanges à travers l’Europe — Erasmus, Socrates,… — elle assure surtout un très important travail de promotion de l’éducation en ligne. Et souvent, comme dans beaucoup de matières, elle est très influencée par des lobbies financiers nombreux, allant des entreprises dont on vient de parler aux universités anglo-saxonnes — venant notamment d’Australie ou de Nouvelle-Zélande — qui, formatées aux règles de l’hyper-concurrence, piétinent à l’entrée du marché européen dans lequel elles voient d’immenses perspectives. La Commission a ainsi proposé récemment un plan d’action concernant l’e-learning. Afin de répondre aux exigences des très libérales conclusions du sommet de Lisbonne — «faire de l’UE l’économie la plus compétitive, dynamique, fondée sur la connaissance» –, elle estime que l’éducation européenne est appelée à jouer un rôle fondamental. Outre l’équipement des institutions et la formation des personnels enseignants, les projets de Bruxelles s’articulent autour de la volonté de développer des services et contenus multimédias par une coopération accrue entre le public et le privé et par la création de «centres d’acquisition des connaissances», notamment en créant des campus virtuels. On sait très peu de choses quant au financement de cette «initiative»! Sous des prétextes louables (favoriser l’émergence d’une citoyenneté européenne,…), elle se fait en fait l’instrument d’une série d’intérêts particuliers. Il s’agit de «promouvoir les objectifs d’employabilité et d’adaptablité» et de mieux prendre en compte «des besoins en qualification des entreprises» Plan d’action eLearning – Penser l’éducation de demain, Commission européenne, mars 2001…

Inquiétudes

Devant cette évolution majeure, plusieurs grosses inquiétudes se font jour : 1. D’abord celle d’une perte de contrôle du secteur public sur l’enseignement supérieur. Les frontières n’existent plus. N’importe qui peut acheter n’importe quelle formation n’importe où. Et les institutions publiques sont contraintes de jouer comme acteurs du marché. Cette perte de la dimension publique de l’éducation induit une perte des valeurs qui la structurent et le passage à une conception uniquement marchande de l’université. 2. De lourdes questions se posent quant à la qualité de l’enseignement dispensé online. Si l’on se réfère à ce qui existe dans le monde anglo-saxon, on constate une multiplication des acteurs, la plupart du temps privés Un rapport de Merrill Lynch estime qu’ aux Etats-Unis, le nombre d’universités «à bénéfices» est passé de 400 en 1998 à plus de 1600 en 2000 , le passage déjà largement entamé à une logique de rentabilité, la dissociation qui est faite entre enseignement et recherche. À cela s’ajoutent les difficultés bien réelles que connaît tout étudiant «entrant» à évaluer la qualité des formations qui lui sont proposées, et celle qu’il y a à mettre sur pied des systèmes d’évaluation objective de la qualité. Le phénomène de concentration — seules quelques universités disposant d’une réputation suffisamment large pourront continuer à donner un enseignement de qualité — va indubitablement faire reculer la moyenne. 3. Les injustices intrinsèques sont légion. Il s’agit d’abord de l’accès, matériel et culturel, aux technologies de l’information: tout le monde n’a pas accès à un ordinateur connecté à Internet. Tout le monde n’est pas capable de s’en servir. Ce clivage se marque aussi bien au sein de nos sociétés occidentales qu’entre le Nord et le Sud de la planète. Tout système de formation en ligne se destine donc, en moyenne, à une élite économique plutôt qu’à la population en général. Et ce risque de sélection sociale la technologie s’illustre aujourd’hui de manière bien réelle. Plusieurs universités francophones, parmi lesquelles l’ULg fait figure de tête de file, ont ainsi entrepris de réduire la charge horaire et de la reporter sur des travaux pratiques et autres séances d’exercices en ligne, tout en incitant leurs étudiants a acheter un ordinateur portable et une connexion à Internet. Il s’agit là d’un important transfert de coûts: l’achat du matériel, le payement d’une connexion à Internet… relèvent désormais de l’utilisateur là où l’université mettait à disposition auditoires ou salles informatiques. 4. Enfin, la création d’espaces scientifiques centralisés, avec l’hégémonie de la langue anglaise A ce propos, voir VAN PARIJS Ph., «Le rez-de-chaussée du monde, sur les implications socio-économiques de la mondialisation linguistique» in Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte? DELCOURT J., et DE WOOT Ph., Presses universitaires de Louvain, 2001 , pose la question de l’hégémonie scientifique. Le problème dépasse la question de la virtuellisation mais est bien réel. D’autres craintes peuvent encore être relevées. Concernant le respect de la vie privée par exemple «E-learning: un identifiant pour tous les apprenants du monde?», Louise Cadoux, Le Monde, lundi 29 octobre. Ou concernant le rôle social de l’université : un phénomène envisagé par des scénarios de moins en moins irréalistes est celui de la disparition d’une partie importante des campus et autres auditoires, remplacés qu’ils seraient par le réseau qui relierait des enseignants et des étudiants situés devant des terminaux informatiques.

Ne pas jeter le bébé…

Si, comme on vient de le voir, la sauce dans laquelle baignent ces évolutions est plus que nauséabonde, il n’est pas question ici d’oublier l’intérêt, à tout le moins potentiel, que représentent les nouvelles technologies dans l’enseignement. N’oublions pas qu’après les militaires, les pionniers du net furent les universitaires et que l’esprit «originel» d’Internet qu’ils incarnent au yeux de la plupart des observateurs est fait de partage, d’échange, d’ouverture… à mille lieues, sans doute de l’esprit mercantile qui s’impose aujourd’hui. L’utilisation de ces nouvelles technologies représente un outil essentiel pour le travail d’enseignement et de recherche, déjà largement utilisé aujourd’hui mais dont on est sans doute loin d’avoir exploré toutes les possibilités. Dans un contexte de spécialisation de plus en plus grande des disciplines, l’interaction entre les chercheurs est primordiale. A l’heure où mes bibliothèques peinent à suivre l’avancée toujours plus rapide des publications scientifiques et où le support papier devient tout doucement obsolète pour la diffusion de certains types d’informations, la création de grandes bases de données scientifiques en ligne peut aussi faire figure de progrès Pour autant que ces bases de données ne soient pas elles aussi accaparées par de grands éditeurs soucieux de les exploiter commercialement. Voir «Les revues entre rigueur et retape», Nathalie LEVISALLES, Libération, 3 octobre 2000. Ensuite, la formation en ligne, de par la souplesse qu’elle permet, se profile comme un outil majeur au service d’une politique de formation tout au long de la vie À ce propos, voir VANDENBERGHE V., La formation professionnelle continue; transformations, contraintes et enjeux, Bruylant-Academia, 2001. Et celle-ci sera sans doute un enjeu majeur des décennies à venir. La lutte contre l’exclusion et le chômage, la recherche de plus d’égalité, et l’adaptation large, pour toutes les générations, de nos sociétés au formidable avancement des technologies passe notamment pas elle. Il sera nécessaire de donner à chacun un droit à la formation, un droit à l’acquisition d’un diplôme, à n’importe quel âge de la vie. Et cela d’autant plus que les pressions libérales sur ce secteur, discours sur l’employabilité en tête, sont extrêmement fortes.

Mettre le hola aux dérives

L’impuissance des pouvoirs publics à réagir face à ce phénomène est inquiétante. La perte des repères ressentie devant ce salmigondis aussi. Et les conséquences qui arrivent, encore plus. Il paraît d’abord urgent de remettre l’enseignement au centre du débat public, pour qu’un contrôle citoyen puisse se faire sur des matières tellement fondamentales et pourtant aujourd’hui complètement accaparées par une petite frange de technocrates. Il paraît aussi nécessaire de légiférer. D’abord rapidement pour mettre la hola aux dérives gigantesques qui s’annoncent. Dans un second temps pour faire en sorte de mettre ces technologies au service de tous. Et bien sûr, cela n’aura de sens qu’à des niveaux supranationaux, ce qui plaide, une fois de plus, pour la construction d’une démocratie européenne. L’outil est puissant et à double tranchant et, s’il est bien employé, s’il est mis au service d’une volonté de donner accès à tous aux nouvelles technologies, si on parvient à refuser la privatisation de l’enseignement, il est tout à fait probable qu’il pourra servir à démocratiser l’enseignement et, ce faisant, la société.