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Economie : le bourrage de crâne est universitaire

Les idées « reçues » ont, en économie, une structure pyramidale. Ce qui passe pour vrai dans les journaux trouve en général sa source dans la parole d’économistes (priorité aux « chief analysts » des banques) et, à leur tour, un cran plus haut dans la tour d’ivoire conique, ils ne font que répéter ce qu’ils ont appris à l’université. Eco-décodage d’un bourrage de crâne monothéiste.

Cela va commencer à se gâter dans les années quatre-vingt», dit Jean-Luc Demeulemeester. Il parle de la Belgique et il parle du climat idéologique à l’ULB, l’Université libre de Bruxelles. Avec les idées qui marquent leur temps, le plus étrange est lorsqu’elles tiennent soudain pour faux ce qu’elles avaient tenu la veille pour vrai. La chose est d’autant plus étrange lorsqu’on en observe les effets de réverbérations. Très loin d’ici, Arundhati Roy a eu cette phrase pour expliquer l’agonie de la démocratie en Inde : «Endéans les mois suivant l’effondrement de l’Union soviétique et la chute du Mur de Berlin, le gouvernement indien, auparavant champion du Mouvement des pays non alignés, a effectué une volte-face éclair pour s’aligner complètement sur les États-Unis, monarque du nouveau monde unipolaire» A. Roy, Listening to grasshoppers, Penguin Books, 2009. Du jour au lendemain, les idées de la veille sont tenues pour fausses. C’est que les catastrophes, qu’elles soient naturelles ou idéologiques, se propagent de la même manière, en cascade. Ce que Roy désigne est ce contre quoi protestent des dizaines de milliers de travailleurs, venus à Bruxelles le 24 mars 2011 bloquer un sommet européen convoqué pour franchir un énième degré dans ses politiques de compétitivité antisociales. C’est aussi, le même jour, le constat que font trois professeurs d’université à l’invitation du réseau d’économistes Éconosphères.

Les idées, cela se fabrique

Des trois.On trouvera sous peu la version intégrale des interventions de Postel, Demeulemeester et Bismans (que ce compte rendu ne reflète que très partiellement) sur le site du Réseau .Éconosphères , le plus jeune est Nicolas Postel, professeur à l’Université de Lille 1. Jean-Luc Demeulemeester, formé dans les années quatre-vingt, enseigne à l’ULB. Francis Bismans, Liégeois aujourd’hui attaché à l’Université de Nancy 2, est l’aîné. Leurs années formatives s’espacent par des générations courtes colorées par trois décennies différentes, mais la date qui a valeur de pivot est 1989. Cela se «gâtait» peut-être déjà avant mais, dit Demeulemeester, «jusque 1989, il y avait encore des débats intéressants». Bismans, c’est quasi la même lecture : «1989-1990 est une époque assez charnière». De quoi ?

La caution «scientifique» des politiques de compétitivité vient en droite ligne des petits soldats de la théorie économique fabriqués par les universités.

D’une mutation dans la transmission des savoirs économiques, dont les universités sont par excellence l’instrument. C’est là qu’on forme les économistes et leur discours, ainsi «formatés», en sera le reflet. L’enjeu n’a rien d’académique. La caution «scientifique» des politiques de compétitivité (exemple entre mille) vient en droite ligne des petits soldats de la théorie économique fabriqués par les universités. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a un avant et un après, un avant 1989 et un après 1989, pour schématiser. Pour bien comprendre : portrait-robot. Comme il se doit en sciences humaines, le champ économique abrite plusieurs systèmes de pensée. On oppose ainsi aujourd’hui les économistes «orthodoxes» et «hétérodoxes». Cela reste binaire – et protocolaire : si on accorde la préséance aux orthodoxes et si d’évidence les «hétéros» ne paraissent exister qu’en réaction aux premiers, c’est bien parce que ceux-là ont gagné la bataille et que, de facto, ne subsiste plus qu’une école, un discours économique dominant. Que raconte cette école ? Que tout en économie, des délocalisations d’entreprise aux OPA spéculatives en passant par les surproductions de prêts-à-jeter, a pour fondement les choix rationnels des agents économiques individuels sur un marché efficient tendant à l’équilibre pour répondre au mieux à l’intérêt général. On n’invente pas : ce raisonnement guide Jacques Généreux dans son manuel d’économie politique J. Généreux, Économie politique, 2 volumes, Collection Les fondamentaux – Bibliothèque de base de l’étudiant, Hachette, 1990 destiné aux étudiants en sciences économiques – qui ne sauront dès lors rien de Smith, Ricardo ou Marx (les classiques), ni d’autres penseurs égratignant la démonstration : évacués, à peu de chose près, du cursus universitaire.

Les machines de la standardisation

Ce qui disparaît, dit Postel, c’est non seulement une analyse de l’économie comme produit historique fondé sur des rapports sociaux de production et, partant, une vision dynamique de la société fluctuant au gré du rapport de forces, mais plus encore, signe d’un dépérissement intellectuel des sciences économiques et du débat public, disparition de la contradiction dont tout savoir a besoin pour progresser. Les causes sont multiples. En Belgique, dit Demeulemeester, keynésiens et marxistes ont été contraints de se faire tout petits (travaux en cachette, sur leur temps libre) – mais c’est, pragmatiquement, l’érosion des débouchés classiques (Bureau du Plan, Conseil central de l’économie…) qui va réorienter la plupart vers l’économisme gestionnaire des «business schools». En France comme en Belgique, l’industrialisation de la formation doctorale a participé au carnage : les trois intervenants ont chacun produit une brique érudite qui leur a pris près de cinq ans ; pour les thésards actuels, c’est trois ans et il suffit de couper-coller trois articles publiés à bonne enseigne, toujours des revues anglo-saxonnes néoclassiques.

Lenseignants sont désormais soumis à évaluation : un Michel Aglietta, auteur de livres de référence sur la crise, a récemment été mis sur la liste rouge des chercheurs qui… n’ont pas assez publié, entendez : aux bons endroits.

Et puis, propre à la France, une centralisation universitaire qui, via les agréations, bloque toute perspective de carrière aux hétérodoxes : «Nous avons perdu la bataille du rang A», ouvrant l’accès au professorat, dit Postel. Ajouter que les enseignants sont désormais soumis à évaluation : un Michel Aglietta, auteur de livres de référence sur la crise, a récemment été mis sur la liste rouge des chercheurs qui… n’ont pas assez publié, entendez : aux bons endroits.

Minuit moins cinq ?

Entre-temps, pourtant, il y a eu la crise, y compris de la théorie néoclassique dite des marchés efficients – elle est «aussi morte que le perroquet de Monty Python», notait fameusement James Moutier dans le Financial Times Edition du 25 juin 2009. Mieux : ce sont des économistes hétérodoxes qui ont su prédire la crise et, mieux outillés, en indiquer les causes ; ceux «d’en face» n’ont rien vu venir ni, a posteriori, rien expliqué. Alors ? Alors pas de chance car, comme soulignera Postel, la crise aura l’effet inverse, un durcissement envers les hétérodoxes – et pour cause : «Dans la débâcle, le discours dominant n’avait plus qu’une chose à sauver : le pouvoir académique». Otez le bourrage de crâne et tout l’édifice risque de s’effondrer. Pour faire un économiste, dira Bismans, trois conditions doivent être remplies. Il doit avoir lu quatre économistes, mettons Keynes, Hicks, Tinbergen et Allais. Il doit disposer d’un certain savoir technique. Et il doit être versé dans l’histoire, être sensible au long terme. C’est une vision de la science dans la société qui, depuis que les choses «se gâtent», n’a plus droit de cité dans la sphère universitaire. En France, ces économistes-là, hétérodoxes, ont en 2009 pris exemple sur la tradition des coalitions ouvrières pour s’organiser, créant une Association française d’économie politique (Afep) qui réunit quelque 450 docteurs en sciences sociales et économiques autour d’une plateforme revendicative. Les choses sont moins simples en Belgique, où il y a autant d’« adversaires » que d’universités – mais le réseau Éconosphères, fondé pour réintroduire la contradiction en économie, pourrait en être le canal. Il est minuit moins cinq, dit-on parfois en pareilles occasions. Car les trois intervenants sont également d’accord pour dire que la vitalité des débats par voie de presse et de bouquins ne doit pas faire illusion : dans dix ou vingt ans, rien ne garantit que les derniers bastions hétérodoxes qui subsistent dans les universités soient toujours là. Un jour, la ville est pleine de moineaux, le lendemain, à l’étonnement général, il n’y en a plus.