Retour aux articles →

Écosocialisme(s)

Récent, le mouvement écosocialiste est déjà pluriel. Si les tensions qui le traversent sont parfois révélatrices d’oppositions plus anciennes, elles sont également déterminantes pour penser une politique concrète de la transition, qui dépasse l’impuissance du slogan et le renoncement des petits pas.

Lors des élections fédérales de 2011, les Wallons et Bruxellois qui souhaitaient marquer leur soutien à un projet de société écosocialiste avaient le choix entre pas moins de trois listes (Ligue communiste révolutionnaire [LCR], Mouvement de gauche et Vega) se revendiquant explicitement du terme[1.En 2014, l’intégration de la LCR dans les listes PTB-GO et la déliquescence du Mouvement de gauche a fait passer ce chiffre de trois à un.]. À lui seul, ce constat atteste de la fortune d’un concept encore relativement jeune mais déjà porteur de nombreux débats. Preuve supplémentaire, accablante celle-là, du succès rhétorique du terme : en avril dernier, Jean-Christophe Cambadélis déposait une Motion dite «Mastodonte » (et plus officiellement « Le renouveau socialiste ») dans le cadre du Congrès de Poitiers du PS français juin 2015, qui se réclamait explicitement de l’écosocialisme (ou plus exactement de l’écosocialisme). En pleine poursuite des combats autour de la construction, soutenue par le PS, de l’aéroport de Notre-Damedes-Landes, ce «hold-up sémantique » attira au PS les foudres immédiates du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Un tel procès en récupération et en paternité atteste de l’enjeu symbolique désormais attaché à un terme récent dont la première occurrence attestée semble remonter à 1975 sous la plume de Joël de Rosnay (dans Le Macroscope : vers une vision globale) mais qui n’a véritablement commencé à circuler qu’au début des années 2000, avec le Manifeste écosocialiste international rédigé par Michael Löwy, Joël Kovel et un collectif de signataires.

La crise écologique comme deuxième chance du socialisme

C’est avec la parution de ce Manifeste en septembre 2001 qu’on peut dater l’arrivée du terme « écosocialisme » dans les débats intellectuels et politiques[2.Si le terme est nouveau, une partie des débats ne l’est pas, comme le rappelle notamment Fabrice Flipo, « Vers un écosocialisme ? », Mouvements, n°70, 2012. Y est notamment rappelée la phrase savoureuse de Claude-Marie Vadrot, militant écologiste et inclassable qui déclarait en 1978 : « Le socialisme, c’est peut-être les soviets – les comités de quartier ou de village – plus l’énergie solaire ».]. Une des principales prémisses en est la redécouverte d’un Marx écologiste ou protoécologiste, en particulier dans les Grundrisse, qui aurait été occulté dans la plupart des traditions interprétatives[3.Voir notamment le passionnant Marx’s ecology : Materialism and Nature, de John Bellamy Foster, New York, Monthly Review Pres, 2000. (Une traduction française est parue en 2011 aux Éditions Amsterdam sous le titre Marx écologiste.)]. Pour stimulant et parfois révélateur que s’avère ce travail, il est difficile de ne pas penser que si cette dimension de l’œuvre de Marx a été aussi facilement et systématiquement occultée, c’est aussi qu’elle était éminemment occultable – sans compter le caractère difficilement anticipable au XIXe siècle de la nature globale et spécifique que revêtiraient les problèmes environnementaux 150 ans plus tard. Plus porteur d’enjeux actuels est le travail approfondi d’intégration des thématiques vertes par une partie de la tradition marxiste dont témoigne ce premier Manifeste, et plus encore les textes qui l’ont suivi[4.Voir en particulier Michael Löwy, Écosocialisme, « Les Petits Libres », Mille et une nuits, 2011 et Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2010.]. Il ne s’y agit plus en effet de concevoir les dégâts planétaires seulement comme un des crimes supplémentaires du capitalisme, mais de penser à la fois leur spécificité et le caractère radicalement nouveau des solutions qu’ils requièrent sans pour autant nier l’aspect indissolublement lié des enjeux sociaux et environnementaux. D’une certaine manière, l’émergence de catastrophes écologiques globalisées est interprétée à juste titre comme une deuxième chance pour le socialisme : la logique d’accumulation intrinsèquement liée à toutes les formes connues et pensables de capitalisme entre en effet en contradiction flagrante avec les contraintes, de plus en plus prégnantes, de limitation et de sobriété qu’impose la finitude de nos écosystèmes – pour autant qu’on entretienne au progrès technique et à son potentiel d’amélioration de l’efficience en ressources un rapport qui se fonde plutôt sur des données objectives que sur une foi aveugle. Un argument supplémentaire, rarement évoqué, en faveur de cette «hypothèse de la seconde chance » est celui du nécessaire accroissement de la conflictualité sociale qu’entraînerait une sortie nécessaire de la logique de croissance de la production matérielle. Au-delà de toute son insuffisance, le « compromis productiviste » et la croissance agissent comme un émollient de la conflictualité sociale. D’un point de vue théorique, au moins, et dans l’imaginaire, certainement, une économie en croissance permet une amélioration du sort absolu de chacun, les parts de gâteau supplémentaires se répartissant plutôt vers les revenus du travail ou vers ceux du capital en fonction de l’état du rapport de forces qui prévaut à un moment donné. Mais, quel que soit ce rapport de force, la société de croissance permet, au moins théoriquement, à chacun de rêver à quelques miettes supplémentaires sans en priver son voisin… ou son patron. La sortie d’une telle logique exacerbera au contraire la conflictualité sociale : dans un gâteau qui diminue, il est strictement impossible que chacun voie sa part grandir.

Repenser une articulation pourtant évidente

Au moment de penser l’articulation du rouge et du vert dans la pratique politique occidentale contemporaine, il est important de rappeler à quel point l’idée même d’une tension entre les deux ou d’une difficulté à les concilier apparaîtrait comme saugrenue à une majorité de la population mondiale. Dans l’histoire des différents mouvements d’émancipation, ce n’est en effet que récemment et en Occident que les enjeux environnementaux et sociaux ont commencé à être séparés, voire opposés – les seconds étant parfois présentés sous les faux atours de caprices de bourgeois suffisamment bien dans leurs papiers pour pouvoir se payer le luxe de préoccupations écologistes. Cette vision est radicalement erronée à deux points de vue au moins[5.Voir notamment le dossier spécial que la Revue Développement durable et territoires a consacré au sujet (Dossier n°9, 2007) et P. Cornut, T. Bauler et E. Zaccaï (dir.), Environnement et inégalités sociales, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2007.]. D’une part, tant en termes de ponctions et d’émissions que d’exposition aux nuisances, les inégalités environnementales recoupent et redoublent les inégalités socioéconomiques et exposent les plus pauvres dans le Sud et le Nord aux conséquences des modes de vie des plus nantis. D’autre part, comme le montre magistralement Joan Martinez Alier dans L’écologisme des pauvres, ouvrage de référence qui vient seulement d’être traduit en français[6. Joan Martinez Alier, L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Les Petits matins et Institut Veblen, 2014.], les luttes concrètes dans les pays du Sud sont indissociablement sociales et environnementales. En termes de politique institutionnelle, ces alliances naturelles se sont d’ailleurs traduites par l’arrivée au pouvoir en Amérique latine de partis dont le programme politique peut être rapproché de celui de l’écosocialisme – et ce, même si l’épreuve du pouvoir a tendance à en écorner la dimension « éco».

Diffusion et débats

Le travail de refondation écosocialiste entamé dans le monde francophone par la LCR et le Nouveau parti anticapitaliste a plus récemment été effectué, sans être véritablement approfondi, par le Parti de gauche, qui lançait en 2013, son «Premier manifeste » intitulé 18 thèses pour l’écosocialisme[7.Voir notamment Daniel Tanuro, «Quelle écologie, quel socialisme, quelle transition? Le Manifeste écosocialiste du Parti de gauche en débat », Supplément à la Revue Tout est à nous, n°45, juillet 2013 et Mathieu Agostini, « Écosocialisme : le débat ne fait que commencer, poursuivons-le ! Réponse à Daniel Tanuro », sur le site de la revue Contretemps.]. Celui-ci a donné lieu à des débats théoriques riches sur les contenus, les méthodes et la stratégie écosocialistes, principalement entre représentants du NPA et de la LCR, d’un côté, du Parti de gauche, de l’autre[8.Michaël Löwy, « Écosocialisme et planification démocratique », Écologie et politique, n°37, 2008 (pp.165-180).] Derrière les querelles partisanes se dégagent de véritables divergences de fond qui portent à la fois sur les buts (un peu), les méthodes (souvent) et les conditions de possibilité (presque toujours). La question de la transition énergétique offre un prisme particulièrement propice pour distinguer des tensions et des enjeux qui traversent le courant écosocialiste. On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse vraisemblable que la création du néologisme « écosocialisme », dont une des fonctions était de dépasser sémantiquement les insuffisances supposées de l’écologie politique et du socialisme révolutionnaire, porte en lui, compose et multiplie les tensions qui ont toujours traversé chacun de ces deux courants. Sur papier, c’est pourtant aussi simple que la «définition» qu’en apporte l’introduction aux 18 thèses pour l’écosocialisme : « L’écosocialisme est le mélange détonant entre un socialisme débarrassé de la logique productiviste et une écologie farouchement anticapitaliste. »

Les politiques énergétiques de l’écosocialisme

Si les différents courants écosocialistes s’entendent relativement – avec des nuances quant aux ambitions – sur la sortie rapide des énergies fossiles et du nucléaire, la nationalisation (ou l’expropriation) des grands groupes énergétiques et la réintroduction d’une certaine forme de planification, des désaccords apparaissent en revanche quant au rapport entre cette planification et la décentralisation, ainsi qu’au rôle de l’État et de la « bureaucratie » dans la gestion de celle-ci. Au-delà de ces désaccords internes, c’est le manque d’élaboration des voies et moyens de la planification écologique ou démocratique qui suscite le plus de doutes, même aux yeux d’un observateur bienveillant. La planification écologique à la Mélenchon, même si elle fait l’objet de deux des 18 thèses pour l’écosocialisme, s’avère, à l’examen, tenir plus du slogan incantatoire que de la politique publique construite. Très peu de détails en sont fournis dans le Manifeste – ce qui est normal – mais on n’en trouve guère plus ailleurs. Plus grave, sa formulation fait l’impasse sur le bilan écologiquement désastreux de la planification réellement existante telle qu’elle a été mise en œuvre dans les pays du bloc communiste au cours du XXe siècle, ni sur la gageure que représente l’articulation de toute forme de planification – fût-elle écologique – avec la logique autogestionnaire qui infuse le reste du texte. La question est plus approfondie chez Michael Löwy[9. Signalons tout de même que s’il est le plus popularisé et le plus «médiatique » des défis environnementaux, le réchauffement est loin d’être le seul, et d’après certains même pas le plus préoccupant. Voir notamment A safe operating space for Planetship earth. D’après l’équipe multidisciplinaire, les seuils d’alerte en matière de perte de biodiversité sont à l’heure actuelle déjà plus dépassés que ceux liés au réchauffement.], qui examine de façon convaincante les raisons de l’échec de la planification à la soviétique mais n’esquisse de nouveau que très vaguement les contours de la «planification démocratique » qu’il appelle de ses vœux et de la résolution des tensions dont elle sera porteuse. Pour ne prendre qu’un seul exemple, une planification véritablement écologique se devrait, par exemple de réduire drastiquement la production de voitures individuelles. On a du mal à imaginer à court terme les changements d’habitudes mentales et pratiques susceptibles de faire en sorte que cette décision écologique soit aussi démocratique.

Concrétiser l’antiproductivisme

Si l’hypothèse de ruptures politiques majeures – mais encore largement indéterminées – gagne en crédibilité sur le continent européen à mesure que se poursuit la logique austéritaire, politiquement, économiquement et socialement suicidaire, imposée par la Commission et le Conseil et désormais gravée dans le marbre des traités, on ne peut que se réjouir de constater l’intégration croissante des préoccupations environnementales de ceux qui sont les fers de lance de sa contestation. Faut-il le rappeler, le bouleversement climatique[10.Voir notamment Vincent de Coorebyter, « Clivages et partis en Belgique », Courrier hebdomadaire du Crisp, n°2000, 2008.] est en effet le plus grand défi, inextricablement social et environnemental, qu’aura à affronter l’humanité au cours des prochaines décennies. Les chiffres ont beau être fréquemment répétés, il ne semble pas être digérés comme ils le devraient : d’ici 2050, c’est à une réduction de 80 à 95% de leurs émissions d’équivalents CO2 que devraient procéder les pays occidentaux – et à la fin du siècle, nos économies devraient non plus émettre mais absorber du CO2. Nul ne peut penser que la transformation radicale des systèmes productifs que requiert cette réduction pourra s’effectuer sans bouleversements sociaux ni remise en question généralisée de nos modes de vie et institutions sociales et politiques. Les débats sur la nature des alternatives et les moyens les plus susceptibles de les mettre en œuvre sont donc porteurs d’enjeux cruciaux. À cet égard, on ne peut que déplorer la nature parfois quelque peu « sloganesque » de certaines prises de position écosocialistes. Symétriquement, l’inspiration encore fortement keynésienne de bon nombre des acteurs de la contestation sociale à l’austérité – syndicats en tête – semble attester que l’ampleur des défis et la nouveauté radicale des réponses qu’ils supposent n’ont pas encore été pleinement mesurées, y compris chez ceux qui devraient constituer les compagnons de route «naturels » de l’écosocialisme. Enfin, si les débats font rage au sein même des divers mouvements se réclamant de l’écosocialisme, les dialogues avec les partis écologistes sont restés à ce stade particulièrement limités. Souvent accusés par les premiers d’être des partisans masqués ou avoués d’une forme de capitalisme vert, les partis verts ont de leur côté eu tendance à traiter par l’ignorance ou le mépris les apports et questions de ce nouveau courant. Alors même que selon la théorie politique des clivages – et selon les écologistes eux-mêmes –, c’est l’opposition entre productivisme et anti-productivisme qui justifie l’existence même de partis écologistes, il n’est pas anodin qu’ils soient désormais rejoints «du bon côté du clivage » par d’autres forces politiques. Si les Verts ont été largement incapables d’imposer, dans les différents pays où ils ont accédé au gouvernement, une politique anti-productiviste et même, sans doute, d’en semer quelques germes, ce n’est sans doute pas tant par faiblesse, inconséquence et trahison, mais plus platement – et tragiquement – parce que la logique productiviste irrigue l’ensemble des politiques actuelles, dans un système intégré n’offrant que peu de prises au détricotage. Engager un débat respectueux des traditions respectives et dénué de procès d’intention sur des sujets tels que, notamment, la tension entre planification et autogestion, l’existence de marges de manœuvre pour entamer une transition juste sans attendre le Grand Soir ou encore la gestion des Communs , ne pourrait que contribuer à l’élaboration concrète d’un agenda politique anti-productiviste, dont les détails font encore tragiquement défaut à l’heure actuelle, d’un côté comme de l’autre[11.Pour prolonger cette réflexion : voir les dossiers « Vive la transition» dans le dernier numéro de Politique (n°90, mai-juin 2015) et «Voyage en alternative » dans le prochain (n°92, novembre-décembre 2015).].