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Élection présidentielle française : le combat des trolls

Le scrutin le plus cardinal de la République française est, on le sait, inscrit dans une temporalité qui autorise à la fois tous les espoirs les plus fous et toutes les craintes les plus démesurées. Au gré des époques traversées par la Vème République, c’est toujours sous la figure tutélaire du spectre du général de Gaulle que s’affrontent tribuns débridés et figures assagies, le tout dans une arène dont les règles sont définies par des médias avides d’un spectacle toujours plus captivant. En 2017, au milieu d’une crise structurelle et politique qui agite les démocraties occidentales, le spectacle que la France a offert au reste de l’Europe aura été autant suprêmement fascinant que profondément affligeant.

Mon analyse pourrait être résumée de la manière suivante : le trolling est devenu si incontournable dans la circulation de l’information digitale qu’il a fini par gangréner tout un tas de processus qui, bon gré mal gré, se retrouvent présents dans la sphère numérique. L’élection présidentielle de 2017 ne saurait échapper à la règle, et on se retrouve au cœur d’une dynamique dont la pierre angulaire est d’abord le commentaire. Arme absolue du troll, le commentaire à l’ère du numérique excite les opinions, empêche le débat démocratique et maquille avec beaucoup de grossièreté la complexité argumentative en une simple vérité relative qui en vaudrait mille autres. Dans une étude publiée dans le remarquable journal Personality and individual differences, trois scientifiques canadiens, Buckels, Trapnell et Paulhus définissaient le trolling comme une dérive résolument sadique, au sens psychiatrique du terme, avec pour objectif ultime d’empêcher toute discussion ou toute vérification de l’information, et surtout d’en jouir en manipulant la liberté d’expression de la plus perverse des manières. D’une certaine façon, il s’agit donc de semer la confusion générale dans les esprits, grâce à un fétichisme de l’anecdote et de la forme, au mépris du fond argumentatif et, osons encore ce mot, philosophique.

Ainsi, au cours de cette campagne présidentielle, trois catégories de jouisseurs sadiques ont fait en sorte d’empêcher toute forme de débat, pour que la confusion devienne la règle et la démocratie une sombre caricature d’elle-même. Et de ce point de vue, tout le monde y est allé de sa petite mélodie, se laissant emporter par les charmes coupables de la digitalisation chaotique de l’information et de la rapidité et la percussion de sa diffusion. Bien sûr, les éditocrates s’en sont donné à cœur joie, usurpant une nouvelle fois leur titre de journaliste pour faire de leurs opinions des vérités inamovibles. Les militants eux-mêmes, dans beaucoup de cas, ont également desservi les candidats et leurs programmes en devenant de véritables clowns de l’arène démocratique. Quant aux candidats eux-mêmes, la tentation du trolling a souvent été la plus forte, alors même qu’ils regrettaient visiblement, pour la plupart d’entre eux, l’absence de ce qu’on appelle encore mollement le débat de fond – et que j’appelle tout simplement le débat démocratique, au sens étymologique et philosophique du terme.

Il faut dire que les éditocrates de tout poil, pour reprendre l’expression consacrée popularisée par Acrimed, auront constitué de véritables cas d’école pendant toute la campagne. Excités par la starification que leur confèrent les chaînes d’information en continue, galvanisés par leur hyperprésence médiatique sur le net, les quelques Ruth Elkrief, Christophe Barbier ou encore Franz-Olivier Giesbert se sont joyeusement assis sur ce qui leur restait de déontologie journalistique pour vivre au grand jour la gloire collective de leurs opinions assénées comme d’incontestables vérités. Vautrant la noblesse d’analyse politique dans l’indigence crasse du commentaire sportif, Anna Cabanna aura par exemple marqué les esprits sur BFM TV par son mépris de classe à propos du candidat Philippe Poutou : « Philippe Poutou, en revanche, il apostrophait les uns et les autres par leurs noms de famille, sans mettre ni madame, ni monsieur ni un prénom, il s’asseyait derrière son pupitre, se retroussait les manches, se retournait pour parler avec son public, refusait de prendre place sur la photo collective ». N’oublions pas non plus le fameux « Hamon, c’est un peu le copain d’université » de Guillaume Roquette sur C dans l’air, ou bien une Ruth Elkrief pas si surprenante qui cela, qui s’insurgeaient contre l’exigence trop forte, voire totalitaire de transparence, aux débuts du tristement célèbre Penelopegate. En se laissant ainsi aller au plaisir coupable des petites phrases qui n’apportent rien au débat, la classe éditorialiste a dévoilé son véritable visage : une conversation de salon qui ne se distingue du café du commerce que par le satin de ses bonnes manières, confites dans un entre-soi petit-bourgeois d’une vacuité quasiment hypnotique. Le problème, c’est que si je veux un avis définitif sur tout de la part d’un analyste brouillon et d’une admirable mauvaise foi, je préfère encore que ce soit autour d’un verre de vin. Malheureusement, difficile d’échapper à ces apôtres du commentaire de commentaire de commentaire, omniprésents dans tous les médias, qui daignent apporter leur savoir au petit peuple avec toute la condescendance essoufflée d’une caste qui n’a qu’un seul objectif : devenir le centre de l’élection présidentielle, et faire de l’analyse trollesque le cœur du débat démocratique.

Malheureusement, sur les réseaux sociaux, la sincérité maladroite et vacillante de militants parfois fort gênants n’a pas démérité. Au trolling installé d’une petite bourgeoisie imbue de ses propres certitudes a succédé l’embarrassante litanie de ceux qui desservent leurs poulains en racontant n’importe quoi, et en participant à leur mesure à l’abaissement du débat démocratique. Comme toute opinion se vaut, le troll militant exerce son talent dans un insouciant encombrement, bien loin là encore de la qualité argumentative que l’on pourrait exiger d’une échéance aussi emblématique. Morceaux choisis et anonymes, bien sûr, pour garantir ce qu’il reste de dignité à leurs auteurs :

  • « Mais objectivement, des quatre prétendants au second tour, il n’y en a qu’un seul de valable : Emmanuel Macron. Vous êtes d’accord avec moi ? »
  • « Je ne me serais pas tourné vers Macron pendant la Résistance »
  • « Mais la France serait-elle tombée sur la tête au point de craquer pour un tribun démagogue à la Chavez ? On sait où Chavez a conduit le Venezuela… »
  • « Pour mes amis suivistes qui sortent du bois et disent vouloir voter Mélenchon, laissez-moi vous dire une chose : en toute amitié et toute franchise vous êtes sur ce coup des imbéciles et des idiots. »
  • « Encore ces gauchos qui vont perdre de leurs privilèges lorsque François Fillon sera élu, pas étonnant qu’ils le jugent avant la véritable justice, ils ont peur. »
  • « Abruti, retourne à l’école et lâche le Figaro. »

Je pourrais continuer encore longtemps, avec des commentaires variés de soutien à bon nombre de candidats, dont la plupart excèdent de très loin la politesse élémentaire. Ce que l’on peut constater assez aisément, en revanche, c’est que l’on oscille de la plus béate des manières entre naïveté crasse, point Godwin et point Chavez, insultes, stéréotypes et goujateries. C’est décidé, le militant version 2017, d’où qu’il parle, s’exprime en trollant sur Facebook, Twitter et les pages internet des quotidiens français. Il pense ainsi défendre son candidat en moquant ceux des autres, oubliant l’exigence du débat démocratique de fond dans une avalanche de punchlines plus ou moins élégantes et réussies, à la manière d’un youtubeur décérébré. Évidemment, et bien sûr, tous les militants ne succombent pas à la tentation du trolling, mais beaucoup semblent s’y complaire et le confondre avec une réelle discussion politique. Notons que, dans chacun de ces cas de figure, on n’échange que très rarement en opposant des projets de programme à d’autres : plutôt récolter des dizaines de « like » en semant quelques fulgurances grotesques que de disparaître de la vie digitale avec sa dignité.

Admettons-le toutefois et ne cognons pas comme un sourd sur l’honnêteté de ceux qui dépensent tant d’énergie à soutenir un candidat et porter ses idées sur le terrain : les candidats eux-mêmes ont été de véritables machines à buzz, profitant de l’exposition médiatique non pas pour expliciter leur programme, mais obéissant aux contraintes corsetées de l’information en continu pour semer quelques petites phrases bien senties, espérant que leurs citations seraient ainsi reprises et commentées. Entre François Fillon englué dans un chapelet d’affaires qui avoue chez Jean-Pierre Bourdin ne pas pouvoir mettre d’argent de côté, ou Emmanuel Macron qui a secoué le web en admettant une adolescence difficile avec 1000 euros par mois, chaque candidat y est allé de son erreur communicationnelle. Une question toutefois : s’agissait-il à chaque fois d’une sincère et authentique candeur ou bien d’un effet de communication relativement mal maîtrisé, voire totalement hasardeux ? Rappelons toutefois que les conditions mêmes des débats imaginés par le différents acteurs télévisuels n’a jamais permis autre chose que l’irruption des punchlines, avec un temps de parole si saucissonné que les candidats n’avaient que très peu de temps pour approfondir les sujets, devant ainsi se laisser aller aux interjections et aux slogans pour se faire entendre : ainsi, Jean-Luc Mélenchon, Philippe Poutou ou encore Nicolas Dupont-Aignan se sont notamment fait remarquer pour leur capacité de trolling, véritables chauffeurs de salle chargés de séduire le public sans avoir à les faire adhérer à la complexité supposée et souhaitable de leurs programmes respectifs. En flirtant ainsi avec le rythme imposé par la sphère médiatique, la classe politique se laisse aller avec langueur à des conditions qui desservent le débat démocratique, alors que leur rôle serait précisément de le critiquer et de demander aux chaînes d’information, pour ne citer qu’elles, que celles-ci s’adaptassent à ce que le débat démocratique exige pour pouvoir construire des sociétés intelligentes.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, les résultats du premier et du second tour sont entre les mains des prophètes, des sondeurs et des Pythies des temps modernes. Nous ne sommes donc pas en mesure de savoir à quel point cette culture du trolling aura finalement influencé les votes des électeurs, ni si celle-ci n’aura été qu’une étouffante et pénible passade. Car finalement, qu’on le veuille ou non, si beaucoup de citoyens français se disent épuisés par cette campagne présidentielle, c’est précisément parce que les trolls ont imposé leur mode de fonctionnement, empêchant par là-même toute éclosion d’espaces de débat : candidats cupides, militants benêts et éditocrates persifleurs ont ainsi tous contribué à transformer l’agora démocratique en un cirque épuisant où se succèdent sans logique montreurs d’ours, acrobates, clowns tristes, dompteurs de tigres et bouffons en tous genres. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’au fond, la seule hâte des électeurs potentiels soit que l’on puisse passer à autre chose, et que ce temps démocratique confisqué par les contraintes médiatiques de l’hyper-diffusion de l’information puisse être relégué au rang de souvenir. Pourtant, il est permis de penser, après avoir observé les campagnes des primaires de droite et de gauche ou encore les élections présidentielles américaines, que les trolls ont durablement gagné le combat du spectacle démocratique. Réduisant les militants sincères au rang de mignons serviles et agressifs ou érigeant les éditocrates au rang de petits marquis de la cour politique, la trollisation de l’élection présidentielle française demandera sans doute une auto-analyse sans concession de l’univers médiatico-politique français. C’est le prix à payer, et il est finalement bien maigre comparé à la singulière dimension des enjeux cruciaux qui interrogent en ce moment la survie de nos démocraties.