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Elles sont, donc elles pensent

Les experts – qu’on laisse ici volontairement au masculin – ont souvent droit à la parole médiatique, et donc au débat dit public. Mais qui est considéré comme « expert » ? Pourquoi cette parole serait-elle plus légitime qu’une parole de terrain ou de personnes directement concernées ? Quand l’expertise et l’expérience se font face.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

J’ai appris à placer certaines connaissances à la cime de la pyramide inégalitaire des savoirs. Chatouillant le ciel, culmine le savoir universitaire, académique. Un étage en-dessous : le savoir livresque, dans lequel je range aussi – tout en les mettant soigneusement à distance – les enseignements des livres dits « sacrés ». Le savoir empirique, l’expérience, se situe à l’échelon inférieur. Mais évidemment, ce savoir-là doit s’écrire en toutes lettres sur du papier d’imprimerie pour avoir son ticket d’accès à la pyramide, pour s’y accrocher avec mérite, telle une moule sur son bouchot.

C’est évidemment un biais, inscrit dans une histoire particulière, elle-même enchâssée dans celle de l’Occident. Entendons-nous : il y a des élites partout dans le monde mais celles que j’ai longtemps reconnues comme telles étaient le plus souvent détentrices de l’un ou l’autre doctorat. L’Université – je lui colle mécaniquement des majuscules – est l’institution qui m’inspirait la plus grande confiance, au sens premier, celle à laquelle je croyais sincèrement pouvoir me fier, à laquelle j’accordais la plus grande valeur.

Certes, et cela est regrettable, elle n’a longtemps admis que des hommes célibataires. Et son érection à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, au début du XIIe s., est le résultat d’une stratégie politique et religieuse qui visait non pas à nourrir la sapience des élèves – leur sagesse et leur science – mais à raffermir le contrat entre l’Église catholique et la royauté. Philippe-Auguste (1165-1223), le premier à se faire appeler « roi de France » et non plus « roi des Francs », édite en 1200 une charte royale créant l’Université de Paris et accordant nombre de privilèges aux étudiants, à commencer par le droit d’être jugés par une juridiction spécifique s’ils commettent délits et crimes. Un État dans l’État, comme une petite mafia de tonsurés en robe de bure.

Mais pour moi, Philippe-Auguste est aussi le bâtisseur de l’enceinte parisienne dont je touchais les ruines du pied depuis mon balcon d’étudiante. Des oiseaux nichaient entre les pierres moussues. Je vivais rue du Cardinal Lemoine, du nom d’un collège de l’Université de Paris. Assise en cours, je faisais craquer des bancs aussi inconfortables que vénérables, usés par les fesses de dizaines de générations studieuses et fêtardes. L’histoire que j’apprenais, que j’expérimentais aussi en corps, en sensations, était partout. Mais elle n’était pas tout le monde. Elle n’était, en fait, qu’une infime partie du monde qui se prenait pour son centre.

Au XIIe s., l’Université comptait quatre facultés : la théologie, le droit canon, les « arts » (grammaire, rhétorique, dialectique, astronomie, arithmétique, géométrie, musique) et la médecine. Les femmes n’y avaient pas le droit de cité. Pourtant, depuis l’Antiquité, elles exerçaient, notamment, médecine et chirurgie. Mais en 1270, un décret réserva la prescription aux licenciés de la faculté de médecine, excluant de fait les femmes. Ainsi, en 1322, la pauvre Jacqueline Félicie de Almania, brillante doctoresse, accusée d’exercice illégal de la médecine, fut interdite de pratique alors que sa réputation dépassait celle de ses confrères masculins. À son procès, elle plaida le fait que les doctoresses étaient indispensables pour soigner adéquatement les femmes. En vain. Et sur ce, les médecins dûment reconnus se mirent pour quelques siècles à ausculter leurs patientes à travers un gros drap pudique. Moyennement pratique.

Raconter cela m’aide à comprendre en partie comment s’est construit mon système de valeurs, et ma croyance en une certaine expertise. Et l’expertise et moi, nous n’avions pas le même genre. J’ai fait de bonnes études. J’ai entamé les démarches pour m’inscrire en doctorat mais entre-temps j’avais élu domicile en Afrique de l’Ouest, où je travaillais pour une organisation non gouvernementale. En tant que chercheuse, explorant les intersections entre normes sociales et droits des femmes. La perspective de rentrer en Europe manger des sandwichs mous dans les couloirs d’une bibliothèque pendant quatre ans était moins enthousiasmante que celle de découvrir des systèmes de pensée différents du mien au volant d’une Toyota Hilux déglinguée. À chaque fois que je descendais de ma bagnole, je voyais que l’« aide au développement » ne fonctionnait pas, voire empirait la situation, lorsque ses objectifs étaient fixés par d’autres personnes que les premières concernées – soit… le plus souvent. Des écoles sans élèves. Des élèves sans écoles. Des infrastructures à l’abandon, non utilisées par les populations – non pensées par elles, avec elles, pour elles. Des projets faramineux coordonnés depuis l’étranger par des « expert·es » du FMI ou de la Banque mondiale déroulant leur propre agenda. Des pouvoirs qui changent de mains sans jamais tomber dans celles des populations les plus pauvres… et les plus nombreuses. C’était désespérant.

Le pouvoir des femmes

L’organisation pour laquelle je travaillais, Tostan (un mot wolof signifiant « éclosion ») est quant à elle née d’une initiative d’élèves de l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, chantre de la Renaissance africaine, qui furent aussi biberonné·es à la pensée du Brésilien Paolo Freire. Lui considérait l’alphabétisation comme un moyen de lutte contre l’oppression et voulait créer les conditions de l’émancipation des classes dominées par elles-mêmes, pour elles-mêmes, en les considérant expertes de leurs conditions de vie et des moyens politiques de les améliorer. Ces étudiant·es engagé·es ont passé trois ans avec les habitant·es du village de Saam Ndiaye, vivant sous leur toit de chaume et partageant leur quotidien, élaborant collectivement un programme d’éducation destiné à mettre en pratique la vision des villageois·es pour leur santé, leur autonomie économique, leur avenir. Ce modèle, contrairement à celui que dictent les institutions financières internationales, est réellement émancipateur.

À ce moment-là, c’est mon job de l’analyser avec rigueur et indicateurs, et de le documenter. J’en vois pousser les fruits inattendus, à commencer par le pouvoir des femmes. Les années passent. Mes connaissances s’élargissent. Je mesure à quel point je ne connais en fait pas grand-chose. Mon féminisme se complexifie, abreuvé aux sources les plus riches : les femmes elles-mêmes, en particulier des zones rurales excentrées. Je me décale aussi grâce à des militantes et à des chercheuses-curieuses du monde entier, qui se posent d’autres questions que moi, qui les formulent avec d’autres mots. Aux côtés de ces personnes lucides, résistantes, luttant sur tous les fronts – patriarcat, pauvreté économique, défaillances des institutions, violence des injonctions des bailleurs de fonds internationaux, etc. –, je ne supporte plus les discours néocoloniaux et messianiques de certaines féministes sur ces pauvres Africaines à sauver de la barbarie. Ou les clichés qui les idéalisent en les exotisant. Je m’étouffe quand j’entends des européennes munies d’un numéro de sécurité sociale réclamer le droit d’accoucher « à l’africaine » (et d’en mourir, aussi ?). Je pense que je ne suis plus féministe. Mais je dois rentrer en Europe.

Je veux rester en lien avec les femmes du pays où je vis désormais, la Belgique. Et le journalisme devient ma voix, ma voie, mon job. Tout ça pour ça en somme. Comment écrire sur les femmes ? Dans les médias mainstream, il est alors très difficile de passer un sujet sur les violences de genre. Pour être accepté, le sujet doit être légitimé par une parole experte. Soit le savant (souvent un homme) de la rédaction, qui confirmera aimablement que le sujet est valable et pas trop féministe. Soit le ponte du centre de recherche « Pensée Parfaite » (d’ailleurs un copain d’univ’ du rédac’ chef) qui avouera que la question est pertinente même s’il n’a pas beaucoup de statistiques à ce sujet. Mais si le thème est trop confrontant (pour le savant et pour le ponte), il faut que ce soit un reportage international. Car là-bas, loin, la situation est grave, ce qui permet de se sentir bien dans ses baskets, ici. Où, malgré quelques désolantes petites discriminations mais ne mégotons pas, les femmes sont les égales des hommes.

Si on les regarde à travers un drap opaque, peut-être.

Émancipation collective

Cette expertise, cette Pensée Parfaite, qui décidait si un sujet aurait le droit d’être écrit et d’être lu, cette expertise que j’avais intégrée et que des femmes intelligentes avaient entrepris de désintégrer pour moi, était un drap tendu devant le corps des femmes. On n’y voit rien, devant un drap. Les seules qui y voient quelque chose, ce sont les femmes qui sont derrière.

Je finis par désespérer de la presse mainstream. J’ai décroché de ma pyramide la foi que je plaçais, étudiante, dans les super-pouvoirs des grades universitaires, ce n’est pas pour me retrouver ligotée par des
experts qui ne connaissent pas de l’intérieur les sujets qu’ils renvoient à une « niche » (bien sûr, une métaphore canine). Je vais sur un moteur de recherche, je tape « média + féministe + Belgique » et ainsi, je découvre axelle. Il y a tout juste dix ans. Le soir même j’envoie à la rédaction du magazine une proposition d’article sur les destins de femmes souffrant de fistules obstétricales. Isabelle Desobry, la rédac’ chef, me répond dans la foulée, et ainsi je ne suis plus seule. Je suis avec axelle, sa rédaction et sa galaxie, journalistes freelance, travailleuses de Vie féminine – l’association d’éducation permanente féministe éditrice du magazine – et toutes les femmes gravitant autour de ce réseau. Sources, informatrices, témoins et expertes. Tout cela à la fois.

Ce qui m’aide alors à comprendre la façon dont un certain journalisme féministe se tricote à axelle (voir la contribution d’axelle au panel des rédactions dans ce numéro), ce qui me fait m’y sentir chez moi, ce sont toutes ces pratiques et, chevillée à la plume avec la même force que la déontologie journalistique, la volonté de favoriser l’émancipation collective des femmes. En d’autres termes, à axelle, notre journalisme puise dans l’« intervention féministe », sans forcément d’ailleurs le formuler en ces termes.

Ainsi que la définissent Véronique Bayer, Zoé Rollin, Hélène Martin et Marianne Modak[1. « L’intervention féministe : un continuum entre pratiques et connaissances », Nouvelles questions féministes 2018/2, vol. 37.], l’intervention féministe est une « pratique située qui vise à lier action sociale et militante, formation et recherche, de même qu’elle ambitionne l’extension des capacités d’analyse, de réflexion et d’action pour l’ensemble des personnes engagées dans cette démarche. Au service de ces intentions émancipatrices, l’intervention féministe se présente comme un travail de lutte contre les hiérarchisations et les oppressions qui se déploient au quotidien dans les pratiquesordinaires. » Y compris, donc, les pratiques médiatiques majoritaires. L’intervention féministe à la sauce axelle va du soutien au respect des témoins que nous interviewons, respect de leurs paroles, respect de leurs démarches, à l’alliance avec elles, à l’établissement d’un climat de confiance, égalitaire et transparent. Elles sont pour nous les actrices d’un récit qui ne nous appartient pas, qu’elles peuvent retirer après notre entretien, car nous savons que la confiance établie peut les inciter à des confidences qu’elles regrettent par la suite. Nous créons des lieux de rencontre pour favoriser la prise de conscience de leurs diverses expériences, mais aussi les solidarités, dans les pages du magazine ou entre les femmes que nous interviewons : tables de conversation, entretiens croisés, espaces partagés.

Un journalisme situé et actif

Si nous publions le témoignage d’une seule femme à qui la Justice a retiré son enfant pour le placer sous l’autorité exclusive du père qu’elle accuse d’inceste, par exemple, il ne s’agira que d’un accident isolé. Si nous publions six témoignages concordants, nous aurons réalisé une enquête de qualité, mêlant récits individuels et analyse politique, systémique. Mais si, à la suite ou au cours de notre travail d’investigation, les femmes entre elles affinent leur analyse critique des dysfonctionnements institutionnels dont elles sont victimes et expertes de premier rang, si elles se solidarisent en se soutenant les unes les autres, en recouvrant de slogans dénonciateurs les murs d’une autorité judiciaire à la faveur d’une manifestation féministe, en menant avec des associations un travail de fourmi d’alerte et de prévention, alors nous aurons contribué à l’émancipation individuelle et collective des femmes.

Les mots sont importants, mais ce qui se joue derrière le gros drap de la mise en récit, les petites ficelles, sont les rouages de ce journalisme situé, actif. Qui commence par considérer les femmes qui témoignent dans nos pages comme les expertes de leur propre expérience, non pas de façon rhétorique ou déclarative, mais en partageant le pouvoir des mots avec elles. En cela, nous sommes un contre-pouvoir. N’est-ce pas le rôle de la presse ?