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Eloge du soudeur

« Je m’y sens toujours merveilleusement bien. Comme si une chaleur humaine, une communion instantanée, une complicité immédiate me traversaient dès les portes franchies. Une goutte d’universalité dans un foisonnement de collisions humaines, si improbable ailleurs, grâce aux liens magiques de l’initiation, des rites et des lieux. »

Une amicale sollicitation m’a proposé quelques divagations sur le thème « philosophie et maçonnerie ». Je ne suis pas philosophe. Et pour la seconde, mon parcours en son sein depuis plus d’un quart de siècle, suspendu au milieu de l’échelle, devra poursuivre son cheminement. Que l’on me pardonne donc mes lacunes et mes incompétences face à ces deux impressionnants monuments. J’ai un peu hésité puis j’ai plongé, espérant éviter le plat et atteindre quelques profondeurs même de surface. Annonçons tout de suite la couleur : en l’état de mes réflexions, toujours partielles et partiales, habitées par le doute et l’interrogation et par essence en constante évolution, je n’ai pas identifié – pas encore ? – une philosophie spécifique à la maçonnerie. Philosophie, étant entendue, parmi ses multiples déclinaisons, comme une grille d’interprétation du réel, traçant un sens à l’action au travers d’une éthique. D’autres définitions, comme celle, magnifique, d’Épicure (« La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements nous procure la vie heureuse ») ou celle, prophétique, de Michel Serres (« La philosophie, c’est anticiper la civilisation à venir ») sont, cela va de soi, possibles et même compossibles. Nature et culture regorgent de mélanges. Près de la pureté rôde toujours le danger. Invoquant, et variable selon les obédiences, des mythes, des symboles et des valeurs issus de traditions très diverses, des narrations judéo-chrétiennes à l’esprit des Lumières, la maçonnerie ne m’apparaît pas posséder une identité intellectuelle propre et spécifique. Du moins à l’heure où j’écris ces lignes. Mais, je le rappelle, mon itinéraire, tout en slaloms, a encore du chemin à faire, entre enthousiasmes à réactiver, savoirs à démultiplier et rencontres à propulser. La maçonnerie, au-delà des vertus du triptyque républicain si essentiel en ces jours sombres de regain des dogmatismes et des fanatismes, illustre à mon sens un magnifique cheminement. Je m’y sens toujours merveilleusement bien. Comme si une chaleur humaine, une communion instantanée, une complicité immédiate me traversaient dès les portes franchies. Une goutte d’universalité dans un foisonnement de collisions humaines, si improbable ailleurs, grâce aux liens magiques de l’initiation, des rites et des lieux. Pas d’irénisme pour autant. Cette fraternité n’est ni de l’amitié, rare et précieuse, ni du copinage, ce petit arrangement entre amis que certains contempteurs pointent, parfois à juste titre, et qu’il faut impérativement proscrire. Bref, à mes yeux, il s’agit d’une démarche et non d’une pensée, une traversée non un système, un parcours à jamais inachevé, en aucun cas une vision définitive de notre rapport aux autres et au monde. Arthur Schopenhauer situe l’origine de toute religion et de toute philosophie dans notre finitude. Notre conscience de la mort, à la différence de l’animal, a forgé l’homme comme un être symbolique, assoiffé d’entités métaphysiques, de principes ultimes, de rêves de réconciliation finale ou de transcendances les plus délirantes. « Que ferait l’homme sans le secours de ce qui n’existe pas ? », écrit Paul Valéry. Nous sommes des êtres vivants pour qui les faits ne suffisent pas. Régis Debray a publié sur ce thème des variations admirables. D’où cette nécessité du sacré comme espérance d’immortalité, comme prolongation d’une vie après la vie et surtout comme matrice d’une existence collective. À tout prendre, je préférerai toujours une chaîne d’union et de solidarité à une âme du monde, à un Dieu omnipotent, à un territoire sanctuarisé, à la dictature du prolétariat ou à l’attente de la venue du douzième imam. Une associativité, certes complexe et modulable, mais la plus profane et la plus désacralisée possible. Voilà peut-être pourquoi j’aime tant dialoguer de philosophie dans la maçonnerie. L’esprit y est toujours libre et élargi, la contradiction bienvenue, le débat jamais clos. De l’oxygène mental sans trop de particules de sens commun, de postures sociales ou de conformismes pusillanimes. Un univers de questionnements face à une galaxie de réponses et de slogans.

Vertige

Nous vivons sans doute un tournant historique, un basculement majeur, un moment axial de l’humanité selon la formule de Karl Jaspers. Conjugaison des troubles des écosystèmes, de l’accroissement des inégalités, de l’expansion démographique, du passage de la ruralité au monde urbain, de l’explosion des technosciences, de l’amplification du capitalisme, du culte de l’individualisme et des replis identitaires… Une incroyable accélération, un vertige qui peut conduire à un effondrement de la civilisation, comme tant de fois jadis. Quels outils, quel paradigme pour décrypter ces abyssales transformations ? Les valeurs des Lumières peuvent-elles encore irriguer une vision de notre destin planétaire ? La triade classique, tant scandée par les maçons, faitelle encore recette ? Versant lumineux, la réponse se veut affirmative et nuancée. Le crépuscule des idoles n’a pas eu lieu. Après les révolutions des Temps modernes, on avait cru la question religieuse réglée. Seule la question sociale, donc politique, mobilisait les énergies. Double méprise. La révélation grignote la raison, l’inégalité gangrène le projet émancipateur. Devant le fanatisme et l’exclusion, la religion étant devenue après l’opium du peuple la vitamine du pauvre, le « liberté, égalité, fraternité » conserve tout son potentiel. Versant sombre, l’arrogance des dominants, le culte de la raison, la psalmodie du progrès par les sciences et les techniques nous ont bousculés, en vrac, vers Auschwitz, l’esprit de clocher, l’absolutisation des différences ou les rêves transhumanistes. Les lumières parfois nous aveuglent. Alors certains se prennent à imaginer une déclinaison novatrice comme « universalité, associativité, complexité », pour guider les prochains pas de l’humanité. La démarche d’Edgar Morin en résume toutes les arborescences. Les sciences sociales, la philosophie, l’esthétique ou la physique constituent par la multitude de leurs approches, une forme de canif suisse pour élargir les horizons de notre devenir.

Un cheminement infini

La maçonnerie aussi. Tout est dans tout, s’écrie-t-on banalement. Pour une part sans doute. Mais distinguons au risque de caricaturer. Si elle n’engendre pas une grammaire de compréhension du réel comme les sciences et la philosophie, la maçonnerie peut néanmoins s’entendre comme une tentative d’existence philosophique, de cheminement infini vers un absolu de sagesse et de bonheur. Pierre Hadot définissait d’ailleurs le philosophe comme celui, non pas qui écrit des livres de philosophie, mais qui mène une vie philosophique, à l’image des écoles antiques. Un pont pour souder, de temps à autre, deux mondes disjoints, deux sphères complémentaires. Entre les narrations savantes d’un côté et l’atmosphère fraternelle des ateliers de l’autre, il y a une multiplicité de passerelles, parfois étroites, que je traverse allègrement. Sur les deux versants, le cheminement, souvent pentu, se poursuit. Il prend des formes différentes mais les reliances s’entrecroisent sans cesse. Pour activer sans relâche une lucidité plus dense et pour prévenir la censure de nos rêves. Une tentative, à l’aide d’exercices spirituels, de mener une existence la plus philosophique possible. Ces connexions entre maçonnerie et philosophie m’en nourrissent. Aux côtés du maçon, les vertus du soudeur m’apparaissent comme essentielles pour accroître l’intensification de la vie.