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Entre « principe responsabilité » et « principe espérance »

« Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire. »
André Gide, Les nourritures terrestres

Après les désastres du « court XXe siècle »[1.Court parce que, selon l’historien britannique Eric Hobsbawn qui en fera le sous-titre de son ouvrage L’âge des extrêmes, ce siècle commence en 1914 et s’achève en 1991 avec la chute de l’Union soviétique.], les effets du changement climatique, qui constitueront la prochaine épreuve de l’humanité, s’annoncent comme une sorte d’examen final qui jugera l’espèce humaine à l’aune de son histoire et de sa prétention au progrès.

Pourtant, nous avions été prévenus. Le Rapport Meadows, à la base du Rapport du Club de Rome, intimait un « Halte à la croissance » (1972). Vint ensuite, le rapport Brundtland (1987) qui, après le Sommet de la Terre à Rio (1992), consacra le terme de développement durable. Le Giec[2.Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.], prenant la suite, démontre l’impasse climatique dans laquelle nous sommes engagés. L’humanité risque de rencontrer quelques perturbations qui pourraient lui être fatales.

Dans la foulée de ces avertissements, une nouvelle ligne de conduite a émergé : le principe de précaution. Avant de s’engager dans quelque aventure technologique ou scientifique que ce soit, il convient d’écarter tout choix dont l’impact environnemental est incertain ou inconnu. Devenu un leitmotiv – une sorte de mantra frappé au coin du bon sens –, ce fameux principe de précaution à même tendance à trouver de nombreux autres usages. En politique, il a pris la forme du réalisme, de la prise en compte des contraintes ou, encore, du refus de l’aventure : il y a pire que l’austérité, l’effondrement des banques systémiques ! Il sert à la fois de novlangue lors de réunions internationales filandreuses et de point d’appui pour les contestataires voulant motiver leur refus de tel ou tel projet.

À la base de cette tendance, il y aurait l’ouvrage du philosophe allemand Hans Jonas, qui publie en 1979, Le Principe responsabilité[3.Hans Jonas, (1903-1993), Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. (Traduction de l’allemand et présentation par Jean Greisch) , Flammarion Champs Essais, 1991. Première édition allemande 1979 .] (traduit en français en 1991) qui fournirait la base philosophique de ce changement de paradigme. Sa critique de la dynamique des innovations technologiques contemporaines serait la base de concepts tels que « développement durable », « préservation des générations futures », « principe de précaution », largement répandus aujourd’hui. Il serait aussi devenu une référence pour de nombreuses initiatives alternatives « ici et maintenant ». Les utopies contemporaines se nourriraient de ces notions. Pourtant, à y regarder de près, il pourrait y avoir une certaine erreur de perspective. Principe de précaution et « principe responsabilité » ne sont pas synonymes.

Le « principe responsabilité »

Le centre de gravité de l’ouvrage de Jonas est une critique impitoyable de l’utopie. « La dynamique mondiale du progrès technologique contient en elle un utopisme implicite par sa tendance, si ce n’est par son programme. Alliée de la technique, une des “éthiques à perspective d’avenir globale” qui existe déjà, le marxisme, a précisément élevé l’utopie au rang d’un but explicite ». Dix ans avant la chute du mur de Berlin, le marxisme est encore chargé par Jonas de cette mission utopique ultime. Traduit en langage actuel, le marxisme serait un hyper-productivisme anthropocentré et à ce titre contiendrait tous les dangers qui nous menacent[4.D’autres verront dans le projet marxiste d’instauration d’une société sans classe une dérive totalitaire indissociable de la démarche utopique (Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, 1944, Karl Popper, The Open Society and its Enemies, 1945).]. Remarquons au passage que Jonas ne part pas directement des écrits de Marx, mais d’un de ses collègues contemporains, le philosophe Ernst Bloch, auteur du Principe espérance.

L’ouvrage d’Hans Jonas serait, par cette critique, un fondement de la vigilance écologique et d’une action humaine respectueuse de la nature. Mais, synthétisée de la sorte, on négligerait complètement d’examiner les fondements philosophies de sa pensée. En effet, celle-ci s’enracine avant tout dans une argumentation éthique, alimentée par une conception particulière de la relation homme-nature et, dans ce cadre, d’une vision tout aussi problématique de l’agir humain.

Jonas ne fait pas l’apologie du système capitaliste. Il reconnaît que le point de vue marxiste sur les effets négatifs de l’exploitation ou sur les dangers pour l’humanité de la croissance des inégalités entre les nations est à prendre au sérieux. Sa critique porte sur l’utopie libératrice marxienne dans sa globalité. Celle-ci présupposerait une abondance matérielle et un développement technologique qui sont impossibles à atteindre. Poursuivre dans cette direction génèrera les plus grands dangers pour l’humanité. Une humanisation de la nature, telle que l’on peut la trouver chez les marxistes, renvoie à un messianisme du plus mauvais aloi.

Derrière cette critique acerbe du point de vue marxiste, c’est toute une conception de l’agir humain qui est critiqué. Lorsque Marx affirme que les producteurs associés (l’homme socialisé) régleront de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettront à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges, il indique qu’une nouvelle organisation sociale (de type coopérative : « les producteurs associés ») remettant en cause les rapports et hiérarchies sociales du capitalisme est la condition et le moyen pour établir un autre rapport à la nature.

Pour Jonas, l’utopie est « au-dessus de nos moyens », étant donnée l’urgence de la situation écologique à laquelle il faut remédier, sous peine d’éradication de l’humanité. Mais sa position n’est pas seulement de nous signaler un danger, d’indiquer un point de bifurcation. Il s’agit pour lui de trouver d’autres fondements à l’agir humain, d’induire un autre rapport à l’avenir.

En fait, selon Jonas, la domination technique contemporaine aurait aboli toute frontière entre « naturel » et « artificiel ». Le savoir moderne sous forme de « la science » aurait emporté toute forme, toute possibilité d’un comportement éthique envers la nature. Ce vide éthique de notre époque est le résultat de la destruction de la catégorie du sacré par les Lumières (Aufklärung). Cela nous empêcherait de retrouver une éthique susceptible d’entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd’hui.

Sur la base de cette métaphysique, le principe responsabilité se situe au-delà du simple jugement sur les risques acceptables ou intolérables, sur les alternatives envisageables. Il y a lieu de faire une sorte de volte-face, de mettre en lieu et place de la poursuite raisonnable (rationnelle) du progrès, une gestion précautionneuse du présent et de maintenir une crainte pour l’avenir. Jonas dit et répète que le modèle de toute éthique est celui de « la sollicitude du père de famille pour ses enfants » et c’est à ce modèle que doit se conformer le comportement de l’homme d’État.

L’influence de Jonas avec les mouvements contemporains est difficile à appréhender. Cependant, une fois écartée la proximité avec la notion de principe de précaution, il reste une vision des rapports homme-nature pouvant inspirer des courants de la deep ecology, ou conforter avec des nuances diverses une vision écocentrique des droits de la Terre.

Le « principe espérance »

Le Principe Espérance[5.Ernst Bloch (1885-1977), Le Principe espérance, (3 tomes), Gallimard, Paris, 1976. Le premier essai de Bloch sur l’utopie remonte à 1918.] occupe une place particulière dans la littérature marxiste : il se situe aux antipodes de l’ouvrage d’Engels Socialisme utopique ou socialisme scientifique qui a longtemps semblé régler la question de l’utopie. Bloch, en philosophe marxiste[6.Dans les années 50, Bloch fut critiqué pour «révisionnisme» en Allemagne de l’Est. En 1959, l’Université de Leipzig l’accuse d’être un « corrupteur de la jeunesse ».] a toujours affirmé la nécessité des utopies pour penser le monde à avenir et concevoir « l’être en devenir » dans toute sa potentialité.

Paradoxalement, l’ouvrage tourné vers le « non-encore-être », ne s’attarde pas sur le futur. Nulle préfiguration de la société idéale qui dépasse la perspective fort générale d’une société sans classe et sans oppression. Par contre, Bloch revient abondamment sur le passé en évoquant les images de l’espoir que l’on découvre à travers les utopies sociales, religieuses, architecturales, techniques.

Faire resurgir cet esprit de l’utopie, ce n’est pas se substituer au matérialisme historique. Les utopies doivent être fondées en raison, à l’aide des outils du matérialisme historique. Non pas cette certitude scientiste d’un marxisme canonisé mais une espérance savante (docta spes), la science de la réalité, le savoir actif tourné vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Les utopies abstraites du passé se limitaient à opposer leur image-souhait au monde existant, sans en établir les conditions sociales d’avènement.

Marx se distingue des utopistes en ne dissociant pas ces possibles de leurs conditions matérielles et actuelles de réalisation, avec pour guide l’histoire réelle « en train de se faire ». Modifiant ses conditions d’existence, l’homme modifie, du même coup, ses forces, ses facultés, ses rapports à la nature et à la société. Pour Bloch, ce processus appelle l’avènement de l’utopie concrète. Les utopies du passé doivent y être convoquées pour élucider, enrichir les contenus de cette transformation.

Cet optimisme n’empêche aucunement de prendre la mesure des difficultés et obstacles. Bloch insiste sur « le caractère objectivement non garanti de l’espérance utopique » et « un brin de pessimisme sera de mise » face à la réalité contemporaine et aux événements du siècle. La technique moderne n’entretient avec la nature « qu’une relation marchande et hostile : installée dans la nature comme une armée qui occupe un pays ennemi ». En humaniste optimiste, Bloch plaide une réconciliation avec une technique enfin libérée des lois du marché conçue « comme une technique d’alliance, médiatisée avec la co-productivité de la nature ».

L’influence de Bloch, au-delà de ce que Löwy rappelle être « le courant chaud » du marxisme[7.Bloch, Benjamin, mais aussi l’École de Francfort avec Adorno et Horkheimer.], se retrouve aussi dans les travaux pionniers d’André Gorz, un des pères fondateurs de l’écologie politique, et de son utopie concrète d’un « écosocialisme »[8.Voir Arno Müntzer, Principe responsabilité ou principe espérance ? Le Bord de l’eau, coll. « Les voies du politique », 2010, 257 p.].

Refuser ou promouvoir l’utopie

En conclusion, deux cheminements intellectuels face à l’utopie peuvent se dégager. Chez Jonas, le refus de l’utopie, au nom d’une soumission à la nature considérée comme « préexistante », implique une limitation de l’agir humain. La responsabilité, au-delà de la prudence est proche de la résignation. Chez Bloch, la perspective utopique témoigne de sa foi en l’idée messianique d’une possible reconstruction humaine du monde. L’espérance d’un monde meilleur, appelle la raison au secours et refuse la soumission.

Thomas More concluait L’Utopie par cette phrase : « Je confesse facilement qu’il y a en la République des Utopiens bien des choses que je souhaiterais voir en nos villes de par deçà, sans pourtant véritablement l’espérer ». Il est remarquable que le texte fondateur de l’utopie moderne se conclût, déjà, par cette polarité entre la retenue et l’espoir.