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« Errata », de George Steiner

 

George Steiner, Errata. Récit d’une pensée, Paris, Gallimard, 1998. Passions impunies, Paris, Gallimard, 1997. De la Bible à Kafka, Paris, Bayard, 2002.

Les humanités de Monsieur Steiner…

Pour ouvrir cette rubrique «livres», je voulais vous présenter un ouvrage de Georges Steiner, Errata, ouvrage dont le sous-titre — «récit d’une pensée» — promettait une sorte de visite guidée de la vie et de l’œuvre de celui qui se définit comme un «maître à lire». Mais la variété des thèmes traités, la multiplication des angles d’attaques, renvoyaient à deux de ses ouvrages récents: Passions Impunies et De la Bible à Kafka . Plutôt qu’un livre, c’est un auteur que je voudrais vous présenter ici. Non que je sois un familier de son œuvre, ni de la critique littéraire dont il est un maître incontesté, mais parce que la lecture de ce distingué professeur vous force à la relecture, à la «remémoration» au changement de perspectives, au bouleversement du décor, et par ce fait même impose une nouvelle perception des choses de l’esprit, de l’art et de la marche du monde. J’appartiens à ces lecteurs qui, d’un côté, «lisent utile» des ouvrages de sciences humaines, d’histoire, des essais politiques et, de l’autre, «lisent léger» quelques romans, nouvelles, ou poésies, rarement des classiques. La littérature est un divertimento, un peu comme la musique, le théâtre ou le cinéma. Ce n’est pas à proprement parlé une hiérarchie, un ordre de préséance, la différence entre «fiction» et «non-fiction» qui caractérise les classements des meilleures ventes dans nos périodiques préférés, mais une division fonctionnelle. Or, nous savons — et sentons — pertinemment bien que la fiction dépasse souvent la réalité, qu’elle nous parle parfois plus distinctement que le plus scientifique des ouvrages et nous touche parfois au plus profond de notre être. Mais avec les ouvrages de Steiner, il s’agit d’autre chose. Il n’est pas question d’une quelconque réhabilitation de l’œuvre littéraire, même relue, remémorée, éclairée, contextualisée, comparée, analysée,… Ce serait déjà beaucoup. Les œuvres dont parlent Georges Steiner sont de véritables actrices de l’Histoire, elles n’en sont pas le simple reflet, l’expression déformée ou lucide. «Là où nous lisons vraiment, là où l’expérience doit être celle du sens, nous faisons comme si le texte, le morceau de musique, l’œuvre d’art incarnait une présence réelle d’un être signifiant.» Oui, mais qu’est-ce que «lire vraiment», qu’est qu’une «lecture bien faite»? Voilà, une question récurrente posée par Steiner et qui constitue le cœur de son Passions impunies.

La lecture bien faite

Au travers du destin de deux personnages, il nous montre la part «conséquentielle» Le mot est peu élégant avoue l’auteur de toute lecture importante. Le premier, un fantassin allemand de la Première Guerre mondiale, courageux au combat, a emporté dans son barda un exemplaire du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. Ce texte, lu et relu, ne le quittera plus tout au long de son existence mouvementée. Par cette lecture, le fantassin fera sienne cette conception que le monde est en premier lieu et en fin de compte volonté. Une volonté, dont ce que nous appelons «vie» n’est qu’une manifestation toujours partielle et provisoire. Cette volonté ne connaîtrait aucune limite, elle exprimerait simplement l’être tel que le dit le verbe «être», elle ne surgit pas de l’individu, elle lui préexiste, elle n’a pas à prendre en compte les notions éthiques appliquées aux objets de l’acte volontaire, elle se suffit à elle-même. Le second personnage est un grand bourgeois, écrivain de génie, qui n’aura pas à subir les souffrances de la guerre, mais qui en mesurera toute l’horreur. L’interprétation qu’il fait de l’œuvre est tout autre. Il ne faut ni exalter, ni déplorer l’inhumaine contrainte de la volonté. Il faut tenter de fuir son emprise, n’offrir aucun otage au désir, à l’ambition, à la mondanité. La représentation que nous nous faisons de la vie n’est que «représentation», illusoire et passagère. Pour ce lecteur, la philosophie de Schopenhauer est celle de l’Orient, s’opposant au volontarisme des philosophies de l’action, de la maîtrise du monde telles qu’elles sont pratiquées d’Aristote à Hegel. De ces deux lectures, nous demande Georges Steiner, quelle est la meilleure? Celle du caporal Hitler, enivré de volonté, recevant comme sien l’implicite «au-delà du bien et du mal» dans la totalisation de la volonté et l’anéantissement de l’individu? Ou celle de Thomas Mann, l’auteur de Mort à Venise, hantée par l’appel à l’anéantissement, à l’assoupissement de la volonté? À cette question, il n’y a aucune réponse objective possible. «L’un de nos deux lecteurs écrira des livres que l’autre brûlera. Livresque est la lecture d’un éminent texte philosophique, qui sert de fondement à ces deux actes apparemment contradictoires». Toute lecture est sélective. La rencontre avec un texte est à la fois psychologique, culturelle, éthique, spirituelle… Ce constat d’interdétermination signifie-t-il pour autant qu’il n’y ait aucunes «fausses lectures»? Que toute interprétation puisse être reçue, puisqu’elle serait un simple jeu de «textualités internes», les signes du texte se suffisant à eux-mêmes. Georges Steiner défend à l’encontre de bien de ses collègues qu’il s’agit là «d’une absurdité». Il tient à la possibilité d’une interprétation car l’affirmation qu’il n’y a pas de hors-texte est un «graffito puéril sur les murs du bon sens». Il rejette l’affirmation qu’il n’y aurait pas de hors-texte, en montrant que cette manière de vouloir analyser les œuvres — un évènement textuel, dans le jargon — fait elle-même la démonstration de son imprégnation du contexte politique, social et épistémologique actuel. Celui de la fin des grands récits, de l’annonce de l’inutile quête du sens. Bref de l’impossibilité avérée de toute herméneutique La déconstruction post-moderne n’a pas ses faveurs. Nous, lecteurs profanes n’entendons rien à cette polémique entre les différents courants de la sémiotique et de la linguistique et sommes donc enclins à rejoindre Steiner puisqu’il fait appel à notre bon sens. Entre le lecteur et le texte, entre le moi et les signes, «le simple bon sens du bon lecteur lui dit à quel point font partie intégrante de la réception de tout système de signes, de toute communication verbale ou écrite, les données historiques, sociales matérielles au sein desquelles le texte en question a été produit». Il nous rappelle que l’on ne peut comprendre grand chose à Madame Bovary, par exemple, si on ne se réfère pas à une certaine connaissance de la société de ce mi-XIXe siècle. «Dans tout texte, qui sollicite relecture — par quoi je voudrais définir ce qui appartient à la littérature –, un passage a pour contexte informant, c’est-à-dire qui “forme” ce passage qui nous “informe”, la totalité du monde historique et phénoménal». L’implication est lourde, car, dès lors, l’interprétation finale du texte devient strictement impossible. Elle sera toujours «neuve» à chaque (re)lecture du simple fait des changements dans la vie, dans la sensibilité, dans les conditions matérielles et psychologiques du lecteur. Le texte se tourne constamment vers le hors-texte. Vérité de La Palice. Oui, «mais que les acrobaties ludiques de la déconstruction et du prétendu “post-modernisme” ainsi que l’éclipse de la pensée marxiste sur les fonctions de l’histoire, de l’idéologie et des conditions de production dans l’évolution de la littérature et des arts ont fini par rendre suspectes». Pour Steiner, il a dans l’interprétation un pari — au sens pascalien — sur le sens d’un texte. Il faut vouloir «miser sur le sens» d’un texte, accepter de l’accueillir, de lui donner en notre être son existence. Même si cet «invité du soir, pourrait mettre le feu à notre maison ou nous dévaliser». Bref prendre en charge un texte, un poème, une œuvre c’est prendre le risque de l’autre, de ce que l’on appelle l’intersubjectivité. La «bonne lecture» est donc forcément un pari sur la construction possible du sens, d’un consensus. Même si ce pari doit être constamment relancé, au vu des désaccords qui ne pourront que surgir autant de fois que nous relancerons les dés. «L’intuition de l’intelligible, la soif de comprendre sont inscrites dans l’être humain. ….. Serait absurde, ajoute-il, le texte, le tableau, le morceau de musique qui ne veuille être compris, qui ne veuille communiquer, serait-ce au prix d’un grand labeur, serait-ce à travers le temps et les mutations de conscience…» Le débat n’est plus seulement technique; il ne vise plus seulement à départager les tenants du texte et ceux du contexte. Il en arrive à poser la question de la place de la culture dans nos sociétés. Car, si la lecture «bien faite» permet ce jaillissement précieux de l’être, son déclin et son absence provoqueraient «cette barbarie particulière qui est celle de la trivialité».

La trivialité de notre temps

Lorsque ce rapport à l’œuvre s’affadit ou tombe en désuétude, la menace pour la littérature et l’argumentation intellectuelle de premier ordre est imminente. Ce n’est donc pas la répression, la censure, qui provoque ce recul mais bien la dynamique de nos «sociétés ouvertes» chère au libéralisme anglo-saxon. Arrêter un homme parce qu’il cite Richard III lors de purges staliniennes, parce qu’il donne un séminaire sur Kant, ou cite incorrectement Hegel dans la patrie du socialisme réel, constitue en quelque sorte un hommage, une reconnaissance pervertie, de l’impact de la grande littérature ou de la philosophie. Par contre, comment nous situons-nous dans cette espèce de consensus autour des valeurs spirituelles et sociales dans lequel la diffusion de Holocauste à la télévision est émaillée toutes les quinze minutes de pages de publicités? La question est trop abrupte dans sa simplicité, mais elle renvoie évidemment à cette tendance de l’époque qui veut que les médias banalisent le savoir et l’expérience (que l’on pense aux reality shows), le sens et la forme. Loin d’éveiller ils peuvent endormir la sensibilité jusqu’à l’inertie. Pourtant, Steiner n’est pas du tout résigné, il reconnaît volontiers qu’il y a des «symptômes toniques»: la fréquentation en hausse des musées et des expositions, la musique — y compris classique — touche des publics toujours plus larges. Grâce aux nouveaux médias, la haute culture, la perception de la qualité, suscitant réponse et attachement, peuvent être rendues plus alléchantes et accessibles que jamais. Mais cela n’est qu’une contre tendance. «Dans la toute dernière forme du capitalisme, le fric beugle. Il conditionne le temps et l’espace. La censure du marché sur ce qui est difficile et novateur, sur ce qui est intellectuellement et esthétiquement exigeant — la “petite revue”, le traité philosophique, la composition d’avant-garde — est souvent efficace. ….. Liberté et licence, peuvent donner la main à l’insignifiance.» On reproche souvent à Steiner un certain élitisme, enfermé dans sa tour d’ivoire, il ne verrait pas le monde tel qu’il va. Je ne pense pas que ce reproche soit fondé, du moins entièrement. Il assume pleinement, dans Errata, que son œuvre de critique et de pédagogue est basée sur une «révérence hypertrophiée des classiques, dans ce quasi-culte des “titans” de la pensée, de la musique, de la littérature et des arts si caractéristique du judaïsme émancipé de l’Europe centrale…» Mais il ne s’est pas contenté de ces «titans», puisqu’il a servi de passeur à bien des écrits plus récents et modernes comme ceux d’un Walter Benjamin, de Lukacs, Musil, Adorno, Koestler, Ricoeur, Lévi-Strauss ou encore Borges. Pour n’en citer que quelques-uns.

Et la «haute culture»…

Le problème que pose Steiner n’est pas — simplement — celui du maintien, de la conservation, de la «haute culture». Il s’agit plutôt d’explorer les interrelations entre certains pôles; la production culturelle de «haute créativité», la pratique et de la diffusion culturelle, y compris son enseignement, et les structures économiques-sociales. Le professeur de Cambridge concède sans difficulté qu’il n’a aucun argument — mis à part sa vanité et ses marottes — pour présenter ses priorités et ses valeurs ésotériques comme le cœur d’une politique culturelle. Il n’est même pas raisonnable face à la misère du monde de justifier le coût social d’un grand opéra, ou de payer des gens à ne rien faire que penser. «Ma ligne politique se résume à essayer de conforter tout ordre social susceptible de réduire ne serait-ce que marginalement, l’agrégat de haine et de douleur dans la condition humaine. Et qui ménage un espace de respiration pour l’intimité et l’excellence». Mais c’est justement cet espace de l’intimité et de l’excellence, cet espace marginal, qui est au cœur de la dialectique culturelle d’un Steiner. Sans l’accueil — la cortesia — de l’art, de la création et du texte, l’humanité entière perd pied, elle régresse. L’argumentation de Steiner pour défendre cette thèse est tout entière métaphysique et linguistique: l’essence de l’homme c’est le langage. «Ma conviction est que ces libérations des contraintes du physique, du mur aveugle de notre mort et d’une apparente éternité de déception personnelle et collective sont, à un point critique, de nature linguistique. ….. Nous sommes un animal doué de langage et c’est ce don qui plus que tout autre rend supportable et fructueuse la précarité de notre condition». C’est par le langage que nous racontons des histoires (fictives ou scientifiques), que nous traçons le futur, que nous nions, reconstruisons, le passé, que nous «refaisons le monde». Mais encore une fois, Steiner, prend la tangente, ce n’est pas l’Histoire comme progrès, ou élévation de l’humanité, dont il est question ici. L’Histoire est pour lui une chute, une disgrâce de l’humanité — même si la fable de la pomme et du serpent n’a rien à y faire –, une manifestation du mal. D’un mal qui réjouit: «on tue les yeux grands ouverts», on s’engage dans les pires cauchemars technologiques, on torture les enfants et l’on montre ces sévices sur le net. Pour Steiner, le XXe siècle aura été celui qui a fait baisser le seuil de l’humanité. La boucherie de 14-18, Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, etc. La galerie des icônes de la barbarie ne cesse de s’agrandir. Même si «à chaque instant, la somme d’humanité quotidienne, de l’amour appliqué, peut être considérable, et le plus souvent anonyme, les potentialités, la propension à faire le mal semblent se déchaîner en permanence». Mais, paradoxe steinerien, cette banalité du mal n’est pas contrebalancée par les effets de la culture et des œuvres majeures. Il y a bien eu des officiers allemands pour écouter du Schubert le soir et torturer le jour. Et ce constat empêche de rationaliser la Shoah, de lui trouver une explication. Il respecte profondément ceux qui parmi les survivants, Primo Lévi ou Paul Celan ont tenté une «imbrication dans le possible de l’Histoire», mais il n’est pas convaincu par ces efforts de rationalisation. D’autant qu’à la différence d’un Élie Wiesel, pour qui la mort du Juif est sans pareil, Steiner, tout en soulignant l’extrémisme de l’horreur, voit dans Auschwitz une continuité plutôt qu’une rupture. Assumer cette continuité de l’Histoire, pousse Steiner à chercher une autre réponse à la question séculaire: pourquoi cette haine du Juif?. Dans De la Bible à Kafka, il reconnaît aux études positivistes des racines de la Shoah et de l’antisémitisme moderne «une valeur évidente». La contribution de l’histoire politique, de la sociologie, de l’histoire des conflits économiques et des luttes des classes, l’étude du comportement des masses et des fantasmes collectifs ont apporté leur pierre. Mais pour Steiner, tout cela manque d’une intuition fondamentale. Il est primordial pour penser la Shoah de remonter à «ses origines théologiques», au non des Juifs au Messie crucifié. De manière plus profonde, Steiner ne reprend pas ici la thèse chrétienne, inspirée par saint Paul, du déicide. Ce n’est pas le reproche d’avoir tué Dieu, qui est central, mais bien de l’avoir inventé. L’invention du monothéisme contiendrait une injonction éthique à l’égard de l’humanité. «Cesse d’être ce que tu es, ce que la biologie et les circonstances ont fait de toi. Au prix redoutable de l’abnégation, deviens ce que tu pourrais être». Voilà la première injonction adressée (par le Dieu d’Amos et de Jérémie) à l’humanité. La seconde viendra elle aussi d’un Juif, Jésus de Nazareth, qui prêchera l’amour du prochain, le refus de la vengeance et le détachement des biens de ce monde, posant par là les vertus de la redistribution. La troisième viendra du socialisme, sous ses habits marxistes La contribution juive théorique, pratique et personnelle au socialisme radical et au communisme pré-stalinien n’est pas une légende , qui prêchera un ordre de la justice sociale et «du refus de la cruauté stérile de la richesse». Ainsi par trois fois, le judaïsme a rappelé que l’humanité n’était pas encore humaine, qu’elle n’avait aucune raison de se laisser aller au fil des jours. «J’avoue ne pas trouver de meilleure explication de la persistance de l’antisémitisme plus ou moins universel, avant et après l’Holocauste. Car nous haïssons au-delà de toute haine celui qui nous demande quelque chose que nous savons être juste, mais que nous refusons de faire». On peut être abasourdi par l’audace idéaliste de l’explication, mais, on ne peut évacuer cette pièce du dossier, d’autant qu’Hitler l’a dit sans ambages: «Le Juif a inventé la conscience!» Les trois ouvrages de Steiner que nous évoquons aujourd’hui, au-delà de l’érudition et de la fulgurance des interprétations sur un ensemble de textes, d’œuvres et d’idées, fascinent par la dialectique implacable que Steiner instaure entre plusieurs humanités. Celle dont l’existence morne et souffrante voit régulièrement en son sein l’irruption du mal dans ses manifestations absolues et celle d’où «naît la marée haute du désir, de l’attente d’un être pur, défiant la douleur, le collier de misère et d’asservissement et de l’injustice, des massacres que sont l’histoire?» Au cœur de cette tension, l’œuvre de la pensée, l’œuvre d’art, forme une passerelle, fragile, toujours défaite et toujours recommencée. Faiblesse insupportable, sans doute. Mais possibilité, quand même. Possibilité d’une réconciliation. Que celle-ci prenne la forme de l’avènement messianique, de la rédemption chrétienne advenue, ou de la conquête de l’émancipation sociale.