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Et vous, êtes-vous néolibéral·e ou populiste ?

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macron © SHEALAH CRAIGHEAD
Le néolibéralisme et le populisme sont souvent évoqués ensemble dans le débat public, soit pour mettre en avant leur opposition, soit, au contraire, pour en signaler la complicité tacite. La relation que ces phénomènes entretiennent est cependant bien plus complexe qu’une opposition ou une collusion de principe. À partir d’une définition rigoureuse des concepts qui sont utilisés pour les désigner, il est possible d’analyser différemment leur rapport : il faut alors envisager l’opposition du populisme au néolibéralisme comme une question circonstancielle dépendant du contenu programmatique idéologique du premier et de la nature hégémonique du second, ce qui permet d’ailleurs d’établir des différences fondamentales, à cet égard, entre les mouvements populistes contemporains dits « de gauche » et « de droite ».

L’incontournable débat

Deux phénomènes, deux concepts fondamentaux pour comprendre les évolutions politiques de notre temps : néolibéralisme et populisme. Coïncidence ou destin, ces deux termes sont par ailleurs notoirement difficiles à définir et, par conséquent, extrêmement controversés dans le champ des sciences sociales, qu’on les considère trop vagues ou trop précis (donc applicables à pratiquement n’importe quel phénomène ou, au contraire, ne se manifestant jamais véritablement sous une forme pure), que l’on choisisse de les éviter ou, à l’inverse, qu’on les mobilise en permanence. Leur ambiguïté est telle, et leurs usages polémiques tellement répandus, que beaucoup d’analystes leur refusent d’ailleurs toute valeur heuristique et enjoignent à les éviter soigneusement dans l’analyse sociologique et politologique. Toujours est-il que, dans la conjoncture politique actuelle, ils sont devenus incontournables dans le débat public (surtout le second) et sont très régulièrement mis en relation l’un avec l’autre. En simplifiant grossièrement, on peut identifier deux grandes tendances dans le diagnostic qui est posé à propos du rapport qu’ils entretiennent. D’une part, d’aucuns affirment que le populisme constitue une réaction vis-à-vis du néolibéralisme et se construit en opposition à celui-ci. D’autre part, certains observateurs considèrent au contraire que les deux sont tout à fait compatibles et, à bien des égards, complices. Il se pourrait, pourtant, que la relation entre ces deux phénomènes soit bien plus ambivalente qu’il n’y paraît de prime abord. En définissant rigoureusement l’un et l’autre concept, ainsi qu’en faisant intervenir la notion gramscienne d’hégémonie, cette relation peut être appréhendée avec plus de nuance : loin de s’opposer au néolibéralisme par principe, les mouvements populistes actuels constituent néanmoins une réaction à la crise de celui-ci en tant que projet politique hégémonique. Cependant, bien loin des prophéties habituelles sur la « convergence des extrêmes », le degré d’opposition réelle de ces mouvements et leur potentiel contre-hégémonique varient d’un cas à l’autre, et ne dépendent pas de leur nature populiste en tant que telle mais bien de leur répertoire idéologique, de la culture politique dans laquelle ils s’inscrivent et du projet de société qu’ils portent.

Conflit ou alliance ?

Les observateurs des évolutions politiques contemporaines se disputent sur le rapport entre néolibéralisme et populisme : pour les uns, le second constitue une forme d’opposition au premier, pour les autres, il constitue au contraire sa perpétuation sous une nouvelle forme. Explorons rapidement les fondements de ces deux points de vue.

Pour certains, le populisme est le principal opposant de notre temps. Cette opposition peut être lue de différentes manières. En termes strictement politiques, le populisme incarnerait une poussée démocratique « illibérale », en réaction aux tendances antidémocratiques récentes des démocraties libérales[1]. En d’autres termes, là où la tendance contemporaine est à la technocratisation et à la supranationalisation des processus de décision, les partis populistes traduiraient une volonté de récupérer un contrôle démocratique sur ceux-ci, mais au prix d’une menace constante sur les fondements libéraux de la démocratie (état de droit, équilibres institutionnels, protection des droits individuels et des minorités, etc.). En termes économiques et culturels, le populisme représenterait la réaction des « perdants de la mondialisation » contre les transformations induites par celles-ci[2]. Économiquement parlant, il s’agirait d’un cri d’alarme lancé par les travailleurs victimes des processus de désindustrialisation et de délocalisation des activités économiques. Sur le plan culturel, le populisme ne serait rien d’autre qu’une forme de revanche de l’homme blanc, qu’une réaction de défense face à la peur d’homogénéisation et de dilution des identités dans un monde cosmopolite et métissé[3]. Étant donné que l’ensemble de ces évolutions (technocratisation, supranationalisation, effets économiques et culturels de la mondialisation) sont profondément liées à ce que l’on appelle néolibéralisme – nous reviendrons plus tard sur la définition de ce terme – le diagnostic est simple : le populisme constitue une forme d’opposition au néolibéralisme.

[>>Retrouvez « Pour ou contre le populisme de gauche ?« , une conversation entre Arthur Borriello et Eric Fassin (POL #102, 12/17)]

Pour les autres, une telle affirmation est aberrante. Exemples à l’appui, ils insistent sur le fait que les populismes contemporains, s’ils constituent certainement une réaction indirecte au néolibéralisme – au sens où ils prospèrent grâce aux frustrations que celui-ci génère – ne sauraient être considérés comme une forme véritable d’opposition à l’ordre néolibéral, puisqu’ils n’en remettent absolument pas en cause les principes cardinaux. À ce titre, les programmes des partis populistes et, surtout, leurs réalisations une fois au pouvoir sont invoquées comme preuves : de Trump à Orban, en passant par Salvini et Le Pen, on insiste sur l’absence d’un programme économique de redistribution des richesses capable de remettre en question les logiques délétères du néolibéralisme. Les analyses de ce type insistent sur le fait que ces mouvements ne sont antilibéraux qu’au sens strictement politique du terme, et qu’ils poursuivent la logique économique néolibérale tout en lui donnant un caractère nationaliste, raciste et autoritaire, nous rappelant en passant que les premiers laboratoires du néolibéralisme ont été l’œuvre de régimes fascistes (en particulier le régime de Pinochet au Chili).

Comment se positionner dans un tel débat, sachant que chacun des deux camps semble développer des arguments crédibles ? Difficile, en effet, de ne pas voir une dimension économique et une exigence de redistribution à l’œuvre au sein de ces mouvements ; pour autant, il semble difficile de considérer que celle-ci constitue plus qu’un trompe-l’œil utilisé par des leaders politiques opportunistes et soucieux d’avancer un tout autre type de programme. En réalité, il se pourrait que le problème soit plus complexe, et qu’un développement théorique rigoureux nous permette d’apporter de la nuance dans notre façon d’appréhender la relation ambivalente entre ces deux phénomènes.

Un néolibéralisme hégémonique

Le néolibéralisme fait partie de ces concepts utilisés à tort et à travers, afin de désigner les objets les plus divers : des économistes néo-classiques à la Commission européenne, des systèmes de classement des universités aux pratiques managériales dans les entreprises privées, de Nicolas Sarkozy à Tony Blair, de la Banque centrale européenne au Medef, un ensemble considérable d’acteurs et de pratiques se voient apposer le sceau « néolibéral ». Cette apparente confusion signale en réalité la nature hégémonique du néolibéralisme, c’est-à-dire sa couverture de la (presque) totalité de l’espace de compétition politique et sa présence transversale dans l’ensemble des régions du social. Mais qu’entend-on alors par néolibéralisme, quels sont les points communs entre ces acteurs et pratiques qui nous permettent de les apparenter à ce phénomène ?

Le néolibéralisme peut être considéré comme un projet politique, non pas uniquement au sens trivial d’un projet porté au sein de la sphère politique, mais au sens du politique tel que le concevait Claude Lefort[4] : comme un projet qui institue un ordre social spécifique, qui définit les frontières et les relations entre les différentes sphères d’activité au sein de la société. À ce titre, les transformations qu’il induit se situent sur deux plans[5]. Sur un plan fonctionnel, il réorganise le rapport entre l’économie et le reste du social : l’économie se voit attribuer un rôle de sphère centrale, dominante, et la logique marchande s’impose donc au-delà de ses frontières et soumet l’ensemble des autres régions du social (y compris cette sphère d’activité spécifique que l’on appelle politique). Dans cette perspective, le néolibéralisme n’est rien d’autre qu’un nouveau mouvement de « désenchâssement », au sens Polanyien, de l’économie par rapport au reste du social, comparable dans son principe à ce que la civilisation libérale classique du XIXème siècle a déjà connu[6]. D’autre part, cette réorganisation est inséparable d’une dimension spatiale, dans laquelle le rôle de l’État se trouve transformé. Celui-ci se trouve effectivement progressivement diminué comme centre majeur de décision, à mesure que ses prérogatives sont déléguées à des instances supranationales au caractère démocratique discutable. Ce processus s’accompagne, par ailleurs, d’une transformation de la structure interne des États, puisqu’il tend à renforcer les exécutifs au détriment des assemblées législatives, véritables dépositaires de la souveraineté populaire[7].

D’une position tout à fait marginale dans le champ politique durant les Trente Glorieuses, le néolibéralisme s’est progressivement imposé à partir des années 1980, au point de progressivement saturer l’espace de compétition politique. Il n’est pas indispensable ici d’en faire l’histoire détaillée, mais simplement d’en donner quelques points de repères importants. D’abord considérée comme une (contre-)révolution conservatrice menée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans le monde anglo-saxon, l’offensive néolibérale se traduit progressivement par la diffusion de nouveaux principes macroéconomiques (politiques déflationnistes, dérégulation financière, privatisations massives, etc.) et de nouveaux dispositifs microéconomiques (nouvelles pratiques managériales, marginalisation des organisations syndicales, diversification des statuts professionnels, etc.). Ce projet politique acquiert graduellement une dimension hégémonique qui se manifeste de différentes manières.

D’une part, sa logique, d’abord confinée au champ économique lui-même, s’étend à l’ensemble du social : les logiques de mise en compétition et de financiarisation touchent toutes les sphères d’activité, qui perdent progressivement leur spécificité et sont traités comme des appendices du marché (marchandisation de l’enseignement, de la culture, de la santé, etc.). D’autre part, ses principes sont adoptés par l’écrasante majorité des acteurs au sein de la sphère politique elle-même, en particulier – et c’est là sans doute l’élément le plus déterminant – par la famille politique qui avait constitué la clef de voûte du grand compromis de classe de l’après-guerre (contrôle des taux de change et des flux de capitaux, partage des gains de productivité, systèmes nationaux de sécurité sociale) : la social-démocratie. En effet, celle-ci connaît un processus de transformation sociologique (perte de poids de sa base ouvrière et inscription de plus en plus marquée dans les classes moyennes) et idéologique (passage au socialisme de « Troisième Voie ») à l’issue duquel son programme se trouve radicalement transformé : il s’agit simplement de prendre acte des bienfaits de la globalisation économique et d’en accompagner les potentiels effets collatéraux en assurant l’égale opportunité de tous dans l’accès au marché. Enfin, les nouvelles relations que le néolibéralisme établit à l’intérieur de et entre les sphères d’activité sociale connaissent un processus, bien connu de la sociologie constructiviste[8], de routinisation, de sédimentation et d’institutionnalisation. Régime de taux de change flottants, traités de libre-échange, lois de dérégulation financière, établissement d’une banque centrale indépendante et constitutionnalisation de la règle d’or budgétaire au niveau européen, et autres évolutions politico-juridiques ancrent la logique néolibérale au sein des sociétés occidentales en accentuant sa logique contraignante.

À mesure que ces évolutions se produisent, le caractère éminemment politique de ce nouvel ordre néolibéral devient moins apparent. Auréolé de sa victoire et jouissant d’un large consensus, le néolibéralisme peut de plus en plus aisément faire oublier la nature contingente et partiale de ses fondements, c’est-à-dire sa nature politique. En d’autres termes, il se naturalise progressivement et parvient à éclipser l’existence d’alternatives à l’ordre qu’il construit. Cela se marque par la présence d’un discours contemporain extrêmement dépolitisant qui présente chaque réforme comme « raisonnable », « nécessaire », et « modernisatrice ». De Mariano Rajoy à Emanuel Macron, de Jean-Claude Juncker à Tony Blair, d’Angela Merkel à Hillary Clinton, ce discours dominant se présente partout comme un discours « post-politique[9] », incarnant la raison enfin débarrassée de ses entraves idéologiques. Toutefois, une telle situation ne saurait être éternelle, et le néolibéralisme se voit rattrapé par la crise économique, sociale et politique qu’il a provoquée. Les périodes de crise agissent en effet comme des moments de révélation, où les logiques politiques qui président à la reproduction d’un ordre social apparaissent avec plus de netteté. Depuis la crise financière de 2008 et sa gestion tragiquement austéritaire dans l’enceinte de la zone euro, on assiste ainsi à un « retour du politique[10] », sous la forme de l’apparition de nouveaux mouvements de contestation de l’ordre hégémonique (Syriza, Podemos, la France Insoumise, etc.) ou du renforcement de formations politiques qui étaient jusque-là situées à la marge du jeu politique dans leurs arènes nationales respectives (Front national, PTB, Ligue du Nord, etc.). Estampillés « populistes », et apparaissant dans le sillage de la crise économique et de sa gestion très néolibérale – plus précisément, ordolibérale[11] – ceux-ci ont naturellement été perçus comme une conséquence de celle-là. La relation que ces phénomènes entretiennent est pourtant plus ambigüe que ce que l’on veut bien admettre et sa compréhension nécessite, avant toute chose, une rigueur conceptuelle irréprochable dans la définition de cette « bête populiste » que tous semblent avoir mis dans leur viseur.

Populisme(s) et contre-hégémonie ?

La plupart des définitions sur lesquelles les observateurs se basent – que ce soit explicitement dans le champ académique ou implicitement, le plus souvent, dans le champ politico-médiatique – sont truffées de préjugés normatifs et d’écueils analytiques. Au mieux, ces définitions attribuent au phénomène populiste en général les caractéristiques propres à la droite radicale de ces trente dernières années : conception homogénéisante du peuple, anti-pluralisme, autoritarisme, culte du leader et réflexes nationalistes[12]. Au pire, elles n’incarnent rien de plus qu’une version moderne des théories sur la psychologie des foules – elles psychologisent les phénomènes politiques et sociologiques en assimilant le populisme à l’expression du « ressentiment » de la plèbe et de ses instincts grégaires – et traduisent cette « stigmatisation du populaire[13] » et cette « haine de la démocratie[14] », vieille comme la démocratie elle-même, contre laquelle le populisme semble précisément dirigé (au moins en partie). Bref, elles ne sont à la hauteur, ni de la complexité théorique, ni de l’urgence politique posées par le phénomène qui nous occupe.

À ce stade, et bien qu’elle soit l’objet de nombreuses critiques – en particulier venant de penseurs de gauche qui ne lui pardonnent pas son « post-marxisme » ou son peu d’estime pour le libéralisme – la théorie du populisme formulée par Ernesto Laclau[15] constitue de loin la plus sérieuse et la plus aboutie. Réfutant les approches du populisme qui l’assimilent à une idéologie, un style politique, une rhétorique ou un type de mouvement, il préfère le définir comme une logique politique, c’est-à-dire comme un mode spécifique de construction et d’articulation des identités politiques. En quoi consiste cette logique ? Elle consiste en la construction d’une « chaîne d’équivalences » entre des demandes insatisfaites au sein de la société, dont l’unité est construite négativement, à partir de leur commune opposition à un système tenu pour responsable de leur frustration. En d’autres termes, le populisme construit le peuple comme sujet politique, à partir de demandes hétérogènes, sur base d’une frontière antagonique entre ce peuple et les élites. Le point crucial ici est que l’unité de ce sujet politique n’est pas donnée a priori – elle ne réside pas dans des attributs positifs partagées par les éléments de la chaîne, par exemple une position commune dans les rapports de production – mais qu’elle est le résultat d’une articulation discursive et contingente. En d’autres termes, dans une telle perspective, bien que tous les populismes présentent une logique articulatoire commune, la base sociologique et les contenus idéologiques qu’ils articulent peuvent varier du tout au tout. Ceci explique l’extrême variété des projets politiques aujourd’hui rangés sous l’étiquette de « populisme », allant des partis nationalistes et xénophobes (Fidesz, Front national, FPO, AfD, etc.) aux mouvements progressistes anti-austérité (Podemos, Syriza, France Insoumise, etc.) en passant par des mouvements aux contours plus ambigus, véritables « objets idéologiques non identifiés », à l’instar du Mouvement Cinq étoiles en Italie. En d’autres termes, dans une telle perspective, il peut exister (et il existe) des populismes de gauche et des populismes de droite – certains parlent, pour les différencier, de populismes « inclusifs » et « exclusifs » selon la vision du peuple qu’ils construisent[16] – ainsi que des populismes plus centristes, parfois qualifiés de populismes « attrape-tout » ou de « techno-populismes[17] ».

À partir de cette définition, comment appréhender le rapport qu’entretient le populisme avec le néolibéralisme ? Certes, l’ensemble de ces phénomènes peuvent être considérés comme des réactions indirectes au néolibéralisme, au moins à deux égards. D’une part, leur succès récent s’appuie effectivement sur la capacité à articuler des demandes sociales que l’ordre hégémonique néolibéral ne parvient pas/plus à satisfaire et à les opposer à des élites politiques et économiques perçues comme complices (l’UMPS en France, la casta en Italie et en Espagne, etc.). D’autre part, ils incarnent, implicitement ou explicitement, une réaction à la prétention post-politique du néolibéralisme, puisqu’ils réaffirment le caractère incontournable de la conflictualité politique et l’existence d’alternatives – à ce titre, des noms de mouvements tels que « Podemos » et « Alternative für Deutschland » sont évocateurs et prennent le contrepied parfait du slogan bien connu et répété à l’envi par les élites politiques et économiques durant la crise, selon lequel « il n’y a pas d’alternative ». Cependant, l’analyse ne saurait s’arrêter là, mais doit prendre en compte au moins deux autres éléments pour évaluer si le populisme est susceptible d’être autre chose qu’une réaction indirecte au néolibéralisme, et s’il peut être considéré comme une véritable réaction directe en opposition au néolibéralisme.

En premier lieu, il faut préciser que, si l’on s’en tient à l’approche Laclauienne, il n’y a aucune incompatibilité de principe entre populisme et néolibéralisme. Les deux se situent en effet sur des plans distincts : le premier désigne une logique politique, une pratique articulatoire tandis que le second, pour rappel, renvoie à un projet politique et idéologique de grande ampleur comportant une dimension fonctionnelle et une dimension spatiale. Puisque le populisme peut articuler des contenus idéologiques variés, on peut tout à fait imaginer que le projet néolibéral soit promu à travers une logique populiste. Par ailleurs, des exemples historiques sont là pour le démontrer : à en croire la lecture de Stuart Hall du Thatchérisme et l’interprétation donnée par Kurt Weyland des néo-populismes latino-américains, le populisme néolibéral est un objet qui a bel et bien existé. Peut-être faut-il considérer que le néolibéralisme peut être promu à travers une logique populiste dès lors qu’il constitue un projet politique d’opposition, contre-hégémonique, comme c’était le cas lorsque, en Europe, son offensive était dirigée contre l’ordre hégémonique antérieur, ce « libéralisme encastré[18] » ou « moment social-démocrate[19] » fondé sur le compromis social de l’après-guerre. Ce n’est que dans le contexte, bien spécifique, de l’hégémonie néolibérale actuelle, que leur association pure et simple apparaît comme une contradiction dans les termes ; mais cette contradiction n’est aucunement due à la nature du projet néolibéral ou de la logique populiste, mais bien au caractère hégémonique du premier. Toutefois, ceci est encore largement insuffisant pour considérer que le populisme contemporain se construit en opposition à l’hégémonie néolibérale.

Il faut en effet pour cela, en second lieu, s’intéresser au contenu programmatique et idéologique des expériences populistes variées pour évaluer dans quelle mesure celui-ci s’oppose au néolibéralisme et à ses caractéristiques centrales ; en bref, il faut en évaluer l’ambition et le potentiel contre-hégémonique. À cet égard, les variétés de populisme offrent des perspectives très différentes, que l’on peut soumettre à un examen critique[20].

Les populismes de gauche constituent, à bien des égards, une critique acerbe de l’hégémonie néolibérale. Cela se marque, en premier lieu, dans les nombreuses critiques explicites adressées au projet néolibéral en tant que tel, dont la présence dans le discours des partis concernés est évidente pour quiconque les a étudiés de près. Le fameux camp des « élites » est critiqué pour son ralliement au projet néolibéral et pour les conséquences politiques, économiques et sociales de celui-ci. En second lieu, et c’est là l’élément le plus important, la critique qu’ils formulent vise le néolibéralisme dans ses deux dimensions fondamentales, fonctionnelle et spatiale. Ils sont d’ailleurs conscients de la profonde intrication entre ces deux dimensions – ne fut-ce que parce que l’échec cuisant de Syriza l’a mise en évidence de façon tragique – et les affrontent simultanément dans leur discours. D’une part, ils prônent très clairement un ré-enchâssement de l’économie dans le social et avancent un programme économique alternatif, souvent très développé, bien informé et s’appuyant sur les travaux d’importants économistes (néo-)keynésiens. D’autre part, ils considèrent que la marchandisation du social va de pair avec la confiscation technocratique des mécanismes de décision au niveau supranational et, pour cette raison, plaident pour le rétablissement d’espaces ou puisse s’exercer la souveraineté populaire. C’est d’ailleurs là que réside l’une des difficultés principales de ces types de mouvements politiques, qui hésitent constamment quant aux priorités stratégiques à adopter en la matière, entre la stratégie de démocratisation des institutions européennes (portée à bouts de bras par Varoufakis depuis l’échec de l’expérience populiste grecque), la tentation d’une stratégie centrée sur l’espace national (dont Mélenchon a fourni quelques exemples édifiants) ou le jeu d’équilibriste entre les deux stratégies (à l’instar du fameux « plan A » et « plan B » de Mélenchon).

En revanche, il est beaucoup plus difficile d’en dire autant des populismes de droite. Ceux-ci ne mentionnent pour ainsi dire jamais le néolibéralisme en tant que tel ; tout au plus évoquent-ils avec dédain les « grands groupes financiers » et les dégâts qu’ils causent à l’économie nationale. Le programme économique qu’ils défendent – n’en déplaise aux éternels tenants de la thèse d’une convergence des extrêmes vers un « rouge-brunisme » nauséabond – est très différent du programme de redistribution économique, de relance par la consommation et de justice sociale proposé par les populistes de gauche. Les points cardinaux de leurs propositions économiques sont le « patriotisme économique » (au double sens d’une favorisation de la production nationale et de privilèges accordés aux nationaux sur le marché de l’emploi) et la défense des petits entrepreneurs, qui constituent depuis longtemps les priorités économiques d’une certaine droite conservatrice et s’accommodent très bien de la logique d’accumulation capitaliste dans sa forme néolibérale, à quelques réformes près. En fait, les critiques qu’ils adressent au néolibéralisme se concentrent sur sa dimension spatiale : il ne s’agit pas de remettre l’économie au service du social en rétablissant des mécanismes de contrôle populaire des grandes décisions politiques en la matière et en soustrayant des pans entiers de l’activité sociale à la logique marchande, mais bien de restaurer la nation comme unité principale de la compétition économique. On pourrait approfondir la distinction entre populisme de gauche et de droite en s’appuyant sur les anciens écrits d’Ernesto Laclau, en particulier Politics and Ideology in Marxist Theory (1977), lorsqu’il n’avait pas encore totalement abandonné les catégories d’analyse marxistes. Il y distinguait le populisme des classes dominées et le populisme de classes dominantes (qu’il assimilait, en fait, au fascisme) : à l’inverse du premier, le second est porté par une fraction minoritaire du bloc dominant qui, afin de conquérir l’hégémonie au sein de ce bloc, s’appuie sur les masses populaires en développant son antagonisme contre les élites, tout en en neutralisant le potentiel révolutionnaire, notamment via des distorsions idéologiques (à l’instar du racisme)… Difficile, dans la marée des analyses proposées actuellement, de trouver meilleure description des « phénomènes » Trump et Salvini.

En conclusion : une relation ambivalente

À phénomènes complexes, relations complexes. À l’heure où les commentatrices et les commentateurs cherchent la vérité du rapport entre néolibéralisme et populisme, il faut, à défaut d’être en mesure d’apporter des réponses définitives, orienter les questions dans la bonne direction. En effet, chaque fois que quelqu’un semble en mesure de défaire le nœud gordien, un contre-exemple historique ou contemporain lui est rappelé qui met en doute l’universalité de son raisonnement. Quoi d’étonnant à cela ? L’analyse politique se prête mal aux désirs d’absolus, à la quête des essences suspendues dans le ciel des idées ; si l’histoire politique enseigne quelque chose, c’est bien que les oppositions absolues sont rares, et que les possibles articulations idéologiques sont innombrables. Ce qui est vrai pour des choses situées sur le même plan (des idées, des personnes, des groupes sociaux, des partis politiques, etc.) vaut a fortiori pour des phénomènes qui ne le sont pas, et il se pourrait que ces atermoiements de la pensée sur la relation entre néolibéralisme et populisme soient dus à la volonté de juxtaposer à tout prix des objets qui ne sont pas voués à l’être.

Si l’on accepte de considérer le populisme comme une logique politique capable d’articuler des contenus programmatiques et idéologiques radicalement différents et, au contraire, le néolibéralisme comme un projet politique et idéologique aux caractéristiques bien définies (supposant une réorganisation fonctionnelle et spatiale de l’ensemble du social), alors leur relation ne doit pas être envisagée dans l’absolu, mais bien comme une relation contingente dépendant de la conjoncture politique et des caractéristiques « positives » des forces populistes en présence. En d’autres termes, une telle analyse ne saurait faire l’économie, ni d’une mise en rapport de l’émergence des mouvements populistes avec la crise de l’hégémonie néolibérale, ni d’une étude approfondie des projets de société portés par ces mouvements.

Pour être qualifié d’anti-néolibéral, un mouvement populiste doit présenter au moins deux caractéristiques fondamentales. D’une part, il doit apparaître ou se renforcer dans un contexte de crise du néolibéralisme, en se nourrissant des frustrations suscitées par celui-ci et en parvenant à leur donner une nouvelle voie de représentation politique commune. D’autre part, il doit incriminer le néolibéralisme dans ses deux principales dimensions et lui opposer une alternative crédible : il doit s’efforcer de critiquer dans un même mouvement, et comme appartenant à un même processus, la marchandisation du social et la transformation du rôle de l’État et de sa structure interne – par extension, les solutions qu’il propose doivent également articuler ces deux dimensions. À cet égard, il apparaît très clairement que le populisme de droite ne s’oppose pas au néolibéralisme, mais prône sa transfiguration nationaliste et autoritaire. Le potentiel contre-hégémonique du populisme de gauche, en revanche, semble bien plus prometteur – à la fois en raison de la force de sa critique, de sa capacité mobilisatrice et de son affirmation d’un projet alternatif. Cela n’apporte aucune réponse aux tensions et contradictions propres à ce type de mouvements, régulièrement pointées du doigts par les observateurs attentifs – leur nature trop verticale, leur manque d’ancrage dans les mouvements sociaux, leur rapport ambigu à la nation et à la gauche, leur transversalité excessive et leur diversité interne, etc. – mais devrait au moins nous rassurer sur un point fondamental : ces mouvements ne constituent en aucun cas les alliés objectifs du projet politique néolibéral, cet hydre que tout chevalier progressiste devrait encore aujourd’hui considérer comme son principal adversaire.

 

 

[1] Cette opposition est proposée comme clef de lecture, notamment, par Yascha Mounk dans « How populist uprisings could bring down liberal democracy », The Guardian, 4 mars 2018 (https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/mar/04/shock-system-liberal-democracy-populism)

[2] Il est intéressant de noter la similitude entre cette thèse du populisme comme réaction des « perdants de la mondialisation », défendue notamment par Hanspeter Kriesi (voir notamment « The Populist Challenge », West European Politics, Vol.37, n°2) et les théories de la modernisation qui assimilaient les expériences populistes de l’après-guerre dans les pays en voie de développement, comme une forme de résistance de secteurs « arriérés » de ces sociétés contre le processus de modernisation et d’industrialisation.

[3] Cette approche psychologisante assimilant le populisme à l’expression d’un « ressentiment » des déclassés apparaît notamment dans l’ouvrage récent d’Eric Fassin : Populisme. Le grand ressentiment.

[4] Claude Lefort, Essais sur le politique. XIXe – XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.

[5] Cette distinction est proposée par Bob Jessop (The Future of the Capitalist State, Cambridge, Polity Press, 2002) et reprise par Norman Fairclough (Language and Globalization, London & New York, Routledge, 2006).

[6] C’est l’analyse proposée par Karl Polanyi dans son célèbre ouvrage publié en 1944 : La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps.

[7] Cette transformation parallèle du rôle de l’État et de sa structure interne a été brillamment analysée par de nombreux politistes. On peut citer, entre autres, les ouvrages et articles suivants : Christopher Bickerton, European Integration : Fro Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012 ;  Vincent Della Sala, « Hollowing out and hardening the state : European integration and the Italian economy », West European Politics, Vol.20, n°1, 1997, p.14-33 ; Peter Mair, Ruling the void, London, Verso, 2013.

[8] Voir notamment Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2014.

[9] On doit cette expression à des auteurs comme Chantal Mouffe (On the political, London & New York, Routledge, 2005) et à Jacques Rancière (La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005).

[10] Selon l’expression proposée par Chantal Mouffe (The return of the political, London, Verso, 1993).

[11] Pour une réflexion approfondie sur les variétés de néolibéralisme et leur rôle dans l’intégration européenne et la gestion de la crise de la zone euro, voir notamment l’ouvrage collectif de Vivien Schmidt et Mark Thatcher, Resilient Liberalism in Europe’s Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2013).

[12] C’est le cas de la plupart des définitions proposées dans la littérature de science politique occidentale contemporaine, à l’instar de celles de Cas Mudde et Jan-Werner Müller. Le recours à l’histoire est important pour comprendre à quel point le terme de populisme a subi, à cet égard, des modifications profondes par rapport à ses origines politiques et intellectuelles (voir notamment l’article de Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 1st March 2018.

[13] Annie Collovald, « Le populisme : de la valorisation à la stigmatisation du populaire, Hermès, Vol.42, 2005, p.154-160.

[14] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005

[15] Bien qu’il ait abordé le sujet à différentes reprises, c’est dans son ouvrage On populist reason (London & New York, Verso, 2005) qu’Ernesto Laclau a fourni son développement théorique le plus approfondi sur le populisme.

[16] Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, « Exclusionary vs. Inclusionary Populism : Comparing Contemporary Europe and Latin America », Government and Opposition, Vol.48, n°2, April 2013, p.147-174

[17] Chris Bickerton & Carlo Invernizzi-Accetti, « ‘Techno-Populism as a New Party Family : The Case of the Five Star Movement and Podemos », Contemporary Italian Politics, Vol.10, n°2, 2018, p.132-150.

[18] On doit cette expression à John Gerard Ruggie, « International Regimes, Transactions, and Change : embedded Liberalism in the Postwar Economic Order », International Organization, Vol.36, n°2, 1982, p.379-415.

[19] Sheri Berman, The Primacy of Politics. Social Democracy and the Making of Europe’s Twentieth Century, New York, Cambridge University Press, 2006.

[20] Je me concentre ici volontairement sur ce que l’on identifie habituellement comme populismes de gauche et populismes de droite. Les mouvements incarnant une position intermédiaire – dont le plus emblématique est certainement le Mouvement cinq étoiles – entretiennent, sans surprise, un rapport extrêmement ambigu avec le néolibéralisme. Ceci est certainement dû au fait que, contrairement aux autres variétés du populismes – qui, malgré la prétention à dépasser la logique d’affrontement gauche-droite, proviennent d’une tradition clairement identifiable et situable sur cet axe – ces mouvements agrègent des éléments complètement hétérogènes, sans véritable culture politique commune autre que l’anti-partisme, difficilement positionnables sur l’échiquier politique traditionnel.