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Études postcoloniales : construire des savoirs alternatifs

Une question principale traverse les travaux des auteurs du courant des études postcoloniales (postcolonial studies) : quels sont les effets de la période coloniale, en tant qu’elle porte le projet de la modernité, sur la nature des savoirs qui sont produits en sciences humaines ?

L’œuvre d’Edward Saïd, L’orientalisme. L’orient créé par l’Occident (1978), n’est pas étrangère à l’émergence de cette question. Elle agit comme un fer de lance éclairant l’entreprise discursive qui sous-tend le projet colonial : élaborer un corpus de savoirs sur l’Autre, traduit par V.Y Mudimbe par l’expression de « bibliothèque coloniale » ou par A. Mbembe par « violence épistémique ».

La thématique de cette violence relative à ces savoirs sur l’alterité avait déjà été problématisée par d’autres intellectuels comme Frantz Fanon. Elle fait référence à une pensée européenne, forgée dans le pouvoir colonial, qui code et essentialise les identités à partir d’une conception de l’histoire et de l’ordre du monde articulée autour de l’axe moderne (universel)/prémoderne (particulier).

Partant de ce constat, les études postcoloniales, ancrées notamment dans la discipline de la littérature critique, vont opérer deux gestes :
1. Détrôner les récits eurocentrés sur la modernité en faisant voir ses failles, les rapports de violence occultés.
2. Chercher à affranchir les minorités de leurs identités assignées pour rendre compte de leur façon d’agir sur le monde.
Ce deuxième geste s’effectue par l’entremise de mises en récit des situations où les positions attendues (dominant/dominé) se rejouent et s’entremêlent.
Cette démarche rend ainsi cruciale la constitution d’archives mineures écartées par les disciplines classiques.

En restituant un pouvoir d’agir sur le monde, les études postcoloniales tentent de produire des savoirs alternatifs sur la modernité avec une visée émancipative.
À l’instar d’autres studies (gender, african-american studies…), elles ouvrent donc sur une fonction performative du savoir. L’enjeu est de redistribuer les puissances à commencer par celle, relative à l’histoire des savoirs, que représentent le « nous » et le « eux » sur lequel les savoirs modernes étaient censés s’exercer.

Ces points communs ne suffisent pas à définir la démarche.
Les auteurs qui s’en saisissent les actualisent dans des problèmes précis et situés qu’il s’agit de présenter.

Des récits ancrés dans des problèmes locaux

Au début des années 80, le courant des subaltern studies[1.Études sur l’histoire de colonisation vue par le « subalterne ». (NDLR)] nait à partir d’une remise en cause des façons dont l’histoire des moumouvements d’indépendance est en train de s’écrire. En Inde, dans les années 70, l’histoire officielle explique la formation de la nation à partir des luttes internes entre les élites indiennes pour l’accès aux anciennes fonctions coloniales. Parallèlement existe également une historiographie d’inspiration marxiste qui place les révoltes paysannes au cœur des transformations de l’époque mais leur assigne principalement un rôle « prépolitique ».

Guha[2.R. Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Delhi, Oxford University Press, 1983.] défend l’idée selon laquelle, en Inde, où l’instauration du suffrage universel prend place dans une société majoritairement paysanne, celle-ci de même que ses pratiques – l’invocation des dieux et des esprits au moment des révoltes, notamment – participent du processus de modernité.
En incluant pleinement la paysannerie dans l’histoire de la modernité indienne, l’enjeu consiste à proposer une catégorie élargie du politique et à établir une forme de contemporanéité entre des formes locales de modernisation et des pratiques prétendument traditionnelles. Dans la même lignée, le modèle classique de la connaissance est dénoncé par Chakrabarty[3.D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée poscoloniale et la différence historique, Edition Amsterdam, Paris, 2009.], en tant qu’il désenchante les rapports au monde : démunie d’une pensée des rapports aux non-humains, la discipline historique réduirait les possibilités de description et d’action sur le monde.
L’ambivalence des identités de race dans des contextes nationalistes : voilà le problème de départ qui anime l’ouvrage de Paul Gilroy, L’Atlantique Noir. Modernité et double conscience (1993). Il y montre que la culture expressive noire s’élabore en se référant à des critères ethniques essentialisés tout en réévaluant sans cesse ces mêmes critères. Par là, il montre le caractère hybride des identités – thème très important des études postcoloniales – et une appartenance à la modernité qui ne se joue pas sur le mode extérieur/ intérieur.

Enfin, si Achille Mbembe, Edouard Glissant, Maryse Condé, Valentin Y. Mudimbe, Françoise Vergès ne se réclament pas nécessairement des études postcoloniales, ils y sont néanmoins influents. Achille Mbembe[4.A. Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.], par exemple, cherche à saisir la violence tendue vers la mort qui caractérise la Postcolonie, et que connaissent les sociétés africaines depuis l’expérience que fut la colonisation. Il étudie les rapports de tutelle, les modes de commandement mais aussi la construction propositionnelle de la condition noire, une condition qui, depuis la colonisation, s’accompagne de luttes à mort pour rester vivant.

Quelques questions de Belgique

La question postcoloniale devient objet d’exploration si elle est rattachée à un contexte comme le montre cette rapide et incomplète généalogie. Dès lors qu’en est-il de la question postcoloniale en Belgique ? Achille Mbembe, dans son ouvrage Sortir de la grande nuit. Essai sur
l’Afrique décolonisée fait sentir une tension : la réception des études postcoloniales est freinée en France par le configuration des disciplines universitaires autant que par les manières de poser les questions politiques et sociales. En Belgique, Sarah Demart[5.S. Demart, « Emeutes à Matonge et indifférence des pouvoirs publics ? », Brussels Studies, n°68, 1er juillet 2013, www.brusselsstudies.be.] a montré que les manifestations « congolaises » (Matonge, hiver 2011-2012) se sont vues traitées par une dispositif policier hors norme d’une part, mais également par un dispositif discursif réduisant leur action politique au registre de « fauteurs de troubles ».

Ces situations de malaise postcolonial sont finalement légion. Si un travail a bel et bien été réalisé pour replacer le génocide rwandais dans une histoire sociale et politique (rôle de l’Église catholique, des puissances coloniales), les commémorations eurent tendance à se focaliser sur une « ethnicisation » générale des conflits aux côtés d’autres éléments « de contexte » (coloniaux) fondus à l’arrière plan.
Les politiques d’accueil à l’égard des populations subsahriennes se durcissent faisant fi des réseaux familiaux et des trajectoires qui s’ancrent aussi bien en Belgique qu’au Congo ou au Rwanda. Le malaise postcolonial consiste à considérer ces groupes comme une composante de fait de nos villes tout en leur restant extérieurs en puissance. L’assignation à des cultures expressives mineures n’est contrebalancée par aucun milieu universitaire particulièrement étanche aux héritiers congolais, rwandais, burundais, du rapport colonial.
Tout l’enjeu serait de relier le passé au présent par le bruissement de récits mineurs. Les savoirs appelés feraient ainsi plus que dénoncer le malaise mais tenteraient de s’en écarter par d’autres rapports entretenus aux forces des groupes et des histoires.
D’ailleurs, nos villes peuvent-elles se passer de ces nouveaux récits, elles qui ont à subir les séparations et dissolutions propre au capitalisme contemporain ?