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Europe, commerce et développement : un ménage réussi ?

Le 27 janvier 2012 dernier, la Commission européenne présentait ses propositions pour renforcer la synergie entre les instruments du commerce et ceux du développement Communication « Commerce, croissance et développement. Ajuster la politique communautaire et d’investissement aux pays qui ont le plus besoin d’aide ». D’entrée de jeu, elle souligna le rôle central d’une croissance tirée par le commerce extérieur pour éradiquer la pauvreté dans le monde. C’est à ses yeux le garant d’un « programme de développement moderne ». Les orientations générales de la Commission ont été largement entérinées, le vendredi 16 mars, lors de la réunion du Conseil des ministres de l’UE des affaires étrangères. Ce n’est pas neuf : la Commission place le commerce au centre du dispositif de sa politique de coopération au développement. Elle fait mine d’ignorer que le commerce est également générateur de pauvreté. Certes, selon les critères de classification retenus par la Banque mondiale, le commerce a dopé la croissance du PIB de nombreux pays pauvres, qui ont pu, par ce biais, se hisser au statut de « pays à revenus intermédiaires ». De cette façon, il a contribué à diminuer les écarts de richesses entre les différents États de la planète. Mais jamais les écarts de richesses n’ont été aussi importants au sein d’un même pays. Avec la mondialisation néolibérale de l’économie, le visage de la pauvreté a changé. À présent, environ 75% des pauvres dans le monde sont concentrés dans les pays à revenus intermédiaires, alors qu’ils vivaient majoritairement dans les pays les moins avancés dans les années 1990. C’est notamment le cas de nombreux pays d’Amérique latine qui ont connu, depuis la fin des années 1990, des taux de croissance élevés. Cependant, leur développement économique est gangrené par des hauts taux de pauvreté qui grèvent, par effet boomerang, la stabilité sociale et économique de la région. Ce constat devrait faire réfléchir les instances européennes sur le bien-fondé des recettes issues du « Consensus de Washington », concoctées dans les années 1980, selon lequel libéralisation et dérégulation de l’économie sont la panacée à la lutte contre la pauvreté.

Les obstacles au commerce

Mais la Commission n’en démord pas. En faisant l’apologie du rôle du commerce en tant que vecteur majeur de développement, elle laisse entendre que la poursuite de la stratégie commerciale offensive de l’UE envers les pays pauvres est dans leur intérêt. À cet effet, elle préconise « la mise en place des politiques plus ciblées dans les domaines du commerce et du développement, allant au-delà de la réduction des droits de douane à la frontière (réductions tarifaires) pour s’attaquer au problème majeur de l’amélioration de l » »environnement commercial” » Communiqué de presse de la Commission européenne du 27 janvier 2012. En pratique, les droits de douane au niveau mondial n’ayant jamais été aussi bas, la Commission estime prioritaire de s’attaquer aux « obstacles réels au commerce » qui ont pris la forme de normes et législations diverses. En soi, ce programme n’a strictement rien de novateur. C’est précisément celui de l’Organisation mondiale du commerce, créée en 1995, dont l’objectif était précisément de « dépasser » les règles du Gatt, jugées insatisfaisantes dans une série de secteurs, dont l’agriculture, les services, les marchés publics… qui avaient résisté aux efforts de libéralisation.

« La Commission fait mine d’ignorer que le commerce est également générateur de pauvreté. »

En érigeant l’OMC comme « modèle de développement », l’UE fait du respect des droits humains (dont les droits sociaux) et de la protection de l’environnement des objectifs subsidiaires aux considérations commerciales. Pour l’OMC, toute norme ne doit pas être « plus stricte que nécessaire », sous peine d’être qualifiée d’entrave au commerce. Et c’est précisément ce modèle que l’UE vend de gré ou de force aux pays pauvres, comme étant le meilleur moyen de sortir de la pauvreté. L’intention de la Commission de retirer l’accès préférentiel au marché européen pour les exportateurs de pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) qui refusent de ratifier les Accords de partenariat économique (APE) constitue, à ce titre, un exemple éloquent. En promouvant la concurrence entre partenaires inégaux, ceux-ci estiment que les APE instaurent une réciprocité commerciale faussement symétrique et inéquitable, qui perpétueront la dépendance de leurs économies aux seules matières premières, tout en tuant dans l’œuf tout espoir d’industrialisation future.

Que les pauvres fassent des concessions

Plutôt que d’entendre leurs préoccupations, la Commission persiste à imposer les Accords de partenariat économique (APE) comme seul modèle de partenariat avec l’Afrique. Pire, l’UE entend imposer, par le biais de négociations commerciales bilatérales, des concessions aux pays pauvres qu’ils se sont refusé d’octroyer dans l’enceinte du « Cycle de Millénaire » de l’OMC. C’est ainsi que des clauses en matière de propriété intellectuelle, plus sévères que celles qui s’imposent dans l’Accord ADPIC (Aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l’OMC ont été intégrées dans des accords commerciaux bilatéraux (nommées « ADPIC Plus »). Et ce, alors que la logique de la politique de coopération au développement de l’UE a théoriquement pour corollaire la facilitation du transfert des technologies vers les pays du Sud. En clair, l’ambition affichée par les instances européennes d’œuvrer en faveur du transfert des technologies semble être essentiellement d’ordre rhétorique, dès lors que les (rares) mécanismes de flexibilité prévus dans le giron de l’OMC, pour des raisons de santé publique par exemple (eu égard à la production et l’accès aux médicaments génériques), peuvent être confisqués par le biais des accords commerciaux bilatéraux. Enfin, dans un contexte de crise climatique, où la hausse vertigineuse des transports est responsable d’une émission sans cesse croissante des gaz à effet de serre, l’on est en droit de s’étonner du rôle central que la Commission place dans le commerce extérieur. Alors qu’il est générateur d’une dette écologique sans précédent, les instances communautaires, qui affichent pourtant l’ambition d’être le fer de lance en matière de lutte contre le réchauffement climatique, ne devraient-elles en toute logique privilégier un mode de développement autocentré, tiré par la demande intérieure et soucieux de répondre prioritairement aux besoins des populations ? En opérant ce changement de paradigme, la Commission gagnerait en crédibilité dans sa lutte contre le réchauffement climatique, mais également dans la mise en œuvre de l’article 208 du Traité de Lisbonne, selon lequel la priorité de l’UE est d’éradiquer la pauvreté dans le monde. Au vu des impacts sociaux et environnementaux des accords commerciaux, la tactique de la Commission européenne, qui consiste à faire de l’insertion des pays pauvres dans l’économie mondiale et régionale un axe central de sa politique de développement interpelle à plus d’un titre. Car elle revient à balayer d’un revers de la main toute la question d’accords commerciaux déséquilibrés entre pays et des effets pervers qu’ils comportent sur la redistribution des ressources. Ne serait-il pas grand temps d’amorcer un débat ouvert, décomplexé et sans tabou sur les accords commerciaux ? Ce qui impliquerait qu’on s’extirpe du dogme du « tout-au-commerce » ambiant. Cessons de nous faire croire que l’agenda commercial européen est parfaitement compatible avec la stratégie de coopération au développement.