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Extrême droite et extrême gauche

Le radicalisme politique ou religieux est souvent considéré comme une menace pour la démocratie. En tant qu’attitude qui vise à agir sur la racine (radix), sur la cause profonde du phénomène qu’on veut modifier, le radicalisme représente un type d’action «absolu», une façon d’agir «totale» pour donner forme à un projet politique. En tant que comportement radical visant la cause première qui anime un projet ou un obstacle (c’est-à-dire la racine élémentaire, le cœur d’une réalité ou d’un fait), le radicalisme représente un procédé ou une conduite extrême pour donner corps à un projet spécifique. Si le radicalisme peut renvoyer à des groupes radicaux dans la mouvance de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, le radicalisme n’est pas du tout spécifique à l’extrémisme en politique Pensons simplement en France au Parti républicain, radical et radical-socialiste et aux Parti radical et Parti radical de gauche qui lui ont succédés et c’est dans les actes concrets qu’on tentera de différencier ce qui est légitime de ce qui est illégitime selon nos propres valeurs. Ainsi, on peut associer sans trop de difficultés le radicalisme à l’extrémisme politique lorsqu’on cherche à désigner l’ensemble des courants politiques qui s’articulent d’une manière agressive contre les valeurs, institutions et règles de fonctionnement les plus importantes de la démocratie constitutionnelle. On pense à des partis ou des individus qui s’opposent au parlementarisme, au pluralisme des partis politiques, au suffrage universel et à la séparation des pouvoirs. Des groupes dont l’idéologie entre en contradiction avec les principes essentiels de la démocratie.

Radicalisme et extrémisme

Il est difficile d’argumenter pour séparer le radicalisme politique qui peut, dans certaines circonstances, être légitime et certaines formes d’extrémisme politique qui apparaissent en revanche illégitimes. Et dans ce domaine, la différence entre l’extrême gauche et l’extrême droite pose de sérieux problèmes d’argumentation, notamment au niveau de ce qui est acceptable ou inacceptable du point de vue de l’idéal démocratique et de ses valeurs fondamentales. Le décès récent d’Alexandre Soljenitsyne et l’impact de ses principaux ouvrages représentent une occasion pour revisiter cette problématique depuis 1945. Écrivain russe d’envergure né en 1918, Soljenitsyne incarne la figure la plus connue parmi les auteurs qui ont dénoncé l’univers concentrationnaire mis en place dès la révolution bolchevique de 1918 Certains historiens considèrent que ces camps s’inscrivent dans la continuité de ce qui se faisait déjà avant dans la Russie tsariste mais ce n’est pas le propos de cette chronique. Après quatre années passées dans l’armée soviétique, il est arrêté en 1945 suite à l’écriture de textes critiques vis-à-vis de Staline et de ses choix militaires. Condamné comme traître pour ses «activités contre-révolutionnaires», il passe huit longues années au Goulag, qui aboutira beaucoup plus tard, entre autres ouvrages, à la publication en 1973 de L’Archipel du Goulag (version russe). Arrêté à nouveau, déchu de la citoyenneté et expulsé, il s’installe d’abord en Suisse, puis émigre aux États-Unis dans le Vermont. En 1994, quelques années après l’effondrement du régime soviétique, il est réhabilité et retourne s’installer en Russie jusqu’à sa mort récente. L’Archipel du Goulag Publié en français chez Seuil (Paris) traite du système carcéral et de travail forcé mis en place dans l’Union soviétique. L’ouvrage est un des premiers textes à décrire dans le détail le fonctionnement des camps au pays du «socialisme réel» à une époque où l’idée même des camps était encore fondamentalement associée aux nazis, et à la victoire contre ces derniers en 1945. La terreur stalinienne s’affiche dans toute son horreur avec les arrestations, les enfermements, les tortures et les procès arbitraires. Publié en trois volumes à partir de témoignages de prisonniers et de sa propre expérience des camps, l’ouvrage de Soljenitsyne est la référence en matière d’analyse et de critique du système totalitaire russe sous Lénine et Staline. Depuis plus de trente ans, les trois livres jouent un rôle fondamental dans la lutte contre le communisme d’abord en tant que régime avant la chute du mur de Berlin et ensuite en tant qu’idéologie collectiviste. L’ouvrage est un des témoignages les plus aboutis sur la révolution russe et sa dérive totalitaire, notamment en termes de droits humains. En toute logique, ce texte est devenu la bible de tous ceux qui veulent justifier l’intérêt du système capitaliste contre le système communiste, et par extension, rappeler la victoire des États-Unis contre l’URSS dans le cadre de la Guerre froide. Dans les deux cas, le texte est utilisé pour discréditer toute tentative de réhabiliter le communisme en Europe (et le socialisme en général dans le débat aux États-Unis). En France et en Belgique francophone, l’ouvrage a également bénéficié d’un allié objectif de circonstance en la personne de Bernard-Henri Lévy. A l’époque, BHL a vite compris l’intérêt de faire connaître un ouvrage qui ferait implicitement de lui, en tant que relais, une sorte de Soljenitsyne bis – jeune et médiatique – prêt à en découdre avec tous ceux qui ont flirté avec les idéologies communistes BHL dénonce d’ailleurs à sa façon les barbaries nazie et stalinienne dans La Barbarie à visage humain (Grasset, 1977). Les carrières de BHL et de son comparse André Glucksmann doivent beaucoup à cette reprise médiatique (ou cette récupération) du travail de l’ancien prisonnier russe.

Extrémisme et totalitarisme

L’Archipel du Goulag a également joué un rôle déterminant dans le prolongement du débat suscité dès 1951 par Hannah Arendt avec la publication de ses trois tomes qui constituent Les origines du totalitarisme L’antisémitisme, L’impérialisme et Le totalitarisme sont disponibles en français au Seuil dans la collection Points/Essais (2005, 2006 et 2005). Arendt a été la première a osé comparer le régime nazi et le régime stalinien et cette démarche a suscité bien des critiques dans l’Europe de l’après-guerre où l’ennemi avait un seul visage : l’Allemagne nazie vaincue. Et où la Russie représentait à la fois un acteur prépondérant dans la victoire des alliés mais aussi le terrain expérimental du socialisme réel tel que développé dans l’œuvre de Marx et de ses adeptes. En comparant la logique du système totalitaire en Allemagne et en Russie, Arendt a montré la ressemblance entre deux régimes basés chacun sur le chef et le parti tout-puissant, sur l’idéologie d’État, sur la police secrète, et surtout sur les arrestations de masse des «déviants» enfermés dans les camps. L’Archipel du Goulag est venu renforcer l’œuvre d’Hannah Arendt et sa dénonciation implacable du régime totalitaire. Aujourd’hui, d’aucuns reprochent au monde associatif, aux intellectuels et aux politiques de consacrer beaucoup d’énergie à la lutte contre l’extrême droite et à la mémoire des conséquences de sa forme la plus extrême (les fascismes allemand et italien), et d’occulter au passage les crimes commis par les régimes communistes : Russie soviétique, Chine contemporaine, Corée du Nord, régime de Pol Pot… La remarque est fondée et la différence de traitement s’explique à partir de trois processus.

Extrémisme de droite et de gauche

Le premier processus s’explique par un facteur «localiste» ou «régionaliste». Les nazis ont occupé la Belgique et une bonne partie de l’Europe et la politique de déportation vers les camps de concentration et d’extermination a concerné la plupart des pays occupés par ces derniers. L’horreur nazie n’est donc pas comme le génocide rwandais ou arménien et encore moins comme le Goulag russe un phénomène géographiquement étranger à la Belgique, l’horreur nazie nous concerne directement, nous et nos parents. Nous et notre histoire. Deuxième explication, pour des raisons multiples, notamment liées à la langue, aux traductions et aux archives disponibles – mais aussi aux profils des victimes qui ont pu écrire sur leur expérience –, la littérature en français sur le nazisme est beaucoup plus importante, abondante et disponible que la littérature sur les crimes commis dans les régimes communistes. Les rayons des librairies à Liège, à Bruxelles, à Namur et à Charleroi regorgent d’ouvrages sur les crimes nazis et les camps de concentration alors que les études sur le Goulag sont plus rarement disponibles. La tendance ne risque pas de s’inverser dans un contexte où la littérature sur la Shoah et les crimes nazis ne cesse de s’accroître. Enfin, troisième explication, à l’analyse, on constate que l’idéologie communiste est moins effrayante que l’idéologie nazie. Pourquoi ? Parce que l’idéologie raciste propre au nazisme, comme l’idéologie d’extrême droite, affirme «fortement la notion d’inégalité des individus entre eux et .qu’elle. nie de manière implicite ou explicite l’ethos – situé au cœur de la démocratie – du principe d’égalité fondamentale entre les hommes» U. Backes, «L’extrême droite : les multiples facettes d’une catégorie d’analyse», dans P. Perrineau, Les croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, Paris, Editions de l’aube, 2001, p. 23. En effet, pour différencier les deux champs de l’extrémisme de droite et de l’extrémisme de gauche explique le politologue Uwe Backes, «on peut passer par leur rapport très différent vis-à-vis de l’axiome moral de l’égalité humaine. L’extrémisme de droite réfute ce principe, tandis que l’extrémisme de gauche l’accepte, mais l’interprète d’une manière, au sens étymologique, totale – avec la conséquence que le principe de l’égalité totale détruit les libertés garanties par les règles et institutions de l’État de droit» Ibidem, p. 24. Dans ce contexte, si l’extrême droite suscite une résistance plus éthiquement marquée que l’extrême gauche alors que ces deux courants sont dangereux pour la démocratie, c’est parce que «l’extrême gauche se réclame, dans ses finalités, de l’universalisme qui est le foyer éthique de la démocratie, tandis que l’extrême droite le récuse plus ou moins explicitement» G. de Stexhe, «Qu’est-ce qui est et n’est pas démocratique ? La démocratie comme logique et comme projet», dans H. Dumont, P. Mandoux, A. Strowel et F. Tulkens (dir.), Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Groupements liberticides et droit, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 119.