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Facebook, Twitter et la jeunesse arabe

Place Tahir
Place Tahir
De ce côté-ci de la Méditerranée, on a vite fait d’expliquer la victoire des révoltés de Tunisie et d’Égypte par Facebook et Twitter. Lecture à très courte vue d’événements historiques majeurs ! Détournés de leur usage originel, les réseaux sociaux ont, au mieux, servi de simples adjuvants aux révoltés.

Et la révolution fut. Rien ne laissait présager le Printemps arabe et les mobilisations massives qui ont mis à pied quelques-uns des dictateurs les mieux implantés du monde arabe.

Dans des sociétés occidentales en voie d’atonie politique, la force de la mobilisation n’a pas laissé de susciter la perplexité. Qu’est-ce qui, au XXIe siècle, pousse un peuple à descendre dans la rue et à renverser le régime politique en place ?

Sans doute parce que notre système médiatique traverse une crise sans précédent, depuis l’irruption d’internet, tous les regards (occidentaux) se sont tournés vers les réseaux sociaux[1.Et donc sur les nombrils de nos sociétés. On est en droit de se demander si les incessants ergotages sur les réseaux sociaux rendent justice au caractère historique des événements en cours.], avec cette question lancinante : les réseaux sociaux sont-ils la cause du Printemps arabe ? On connaît la trame narrative classique.

Une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties qui font le corps de l’histoire et, enfin, la résolution du problème : le régime chute ou se maintient. Dans ce récit, typiquement occidental, les réseaux sociaux – Facebook, Twitter et consorts – sont isolés et identifiés comme étant le principal facteur de changement, le fameux élément perturbateur, ce par quoi la révolution est advenue. Il faut faire un sort à ce récit, qu’il convient d’abord de remettre en perspective. Face à un ensemble d’éléments complexes, qui, tous, ont partie liée au Printemps arabe, mais dont aucun n’en fournit la clé de compréhension définitive, la question de la causalité finit par perdre son sens. Il devient alors possible – et beaucoup plus intéressant – de chercher à comprendre ce que la jeunesse arabe a fait aux réseaux sociaux, c’est-à-dire comment elle a transgressé l’usage qu’elle était supposée en faire.

Commençons donc, tout d’abord, par dédramatiser le rôle, quel qu’il soit, qu’ont pu jouer les réseaux sociaux dans les révolutions arabes. C’est que, au bout du compte, ces mobilisations massives constituent un événement qui ne se laisse pas réduire à la somme d’un certain nombre de variables contextuelles. Tentons, malgré tout, de départager quelques tenants et aboutissants de la situation, sur lesquels vient se greffer – dans une alchimie difficilement définissable – la question des réseaux sociaux.

Les facteurs macro

L’historien et politologue Emmanuel Todd propose de prendre de la hauteur, et de se pencher sur les facteurs macro-politiques[2.Y. Courbage et E. Todd, Le rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil, 2007.]. Dans son analyse, il identifie principalement deux éléments importants de changements.

Le premier est un ralentissement démographique, consécutif à un boom sans précédent, qui pose de nombreuses questions, notamment sur le plan de l’accès aux ressources. Ainsi, en Égypte, où la population a quadruplé au long des six dernières décennies, les deux-tiers des habitants ont moins de 30 ans, et n’ont de ce fait jamais connu d’autre régime politique que la dictature Moubarak. L’autre facteur que Todd pointe est l’alphabétisation, en progrès constant dans les pays du Maghreb.

Comment imaginer que l’accès à l’éducation, a minima au niveau fondamental, d’une vaste majorité de la population, ne joue en rien dans les conditions de possibilité d’un soulèvement populaire ? À cet égard, l’Unicef décerne des bilans plutôt satisfaisants, aussi bien pour la Tunisie, l’Égypte que la Libye, où l’on s’aperçoit que les écoles primaires sont extrêmement bien fréquentées.

Au niveau des médias

Quittons maintenant la vue « hélicoptère », sans doute un peu désincarnée, pour revenir sur la question de l’évolution des paysages médiatiques dans la région. Il est indéniable qu’à ce titre, attribuer au seul Internet la palme de l’innovation est un peu léger. Une série de médias novateurs, soit sur le plan du contenu, soit sur le plan de la diffusion, ont considérablement reconfiguré un espace jusque-là verrouillé par le pouvoir politique.

Ainsi, Jonathan Piron a démontré le rôle crucial et l’excellente diffusion de la télévision satellite et l’émergence d’un pluralisme idéologique qui s’est imposé de facto. L’emblème le plus marquant en est sans doute la chaîne qatarie d’information en continu, Al-Jazeera. On peut créditer la diversification de l’offre télévisuelle d’avoir bousculé « les standards traditionnels d’information dans le monde arabe, en brisant la censure des régimes autoritaires »[3.J. Piron, « Facebook et la révolution (réalité brute) », Aide mémoire, n°56, avril-mai 2011.].

Bien sûr, comme dans le monde entier, les régimes en place ont été déstabilisés par les révélations de câbles sensibles, diffusés par Wikileaks. Par exemple, en Tunisie, les agissements (très) profitables de la belle-famille de Ben Ali ont certainement galvanisé une population spoliée dans les grandes largeurs. Que dire encore des téléphones portables, dont on sait qu’ils sont bien mieux implantés en Afrique du Nord qu’Internet, dont les taux de pénétration restent encore faibles (34% en Tunisie, 21% en Égypte) ?

Bref, on peut tirer une double conclusion de ce qui précède. D’une part, Internet en général, et les réseaux sociaux en particulier, ont contribué à décloisonner l’information, au même titre que d’autres médias novateurs, dans les pays touchés par le Printemps arabe. Ces ouvertures du paysage médiatique se sont produites dans un contexte général qui prêtait sans doute le flanc à de profondes évolutions politiques – dont la démographie ou l’alphabétisation sont deux aspects, sans doute loin d’être exclusifs.

Les réseaux détournés

On le constate, la question qui se pose n’est donc pas tellement celle d’une attribution unilatérale de causalité : quel est le facteur déclencheur de ces mobilisations ? Discours qui, outre son aspect réducteur, finit par obérer la question du sens et l’importance de ces mouvements largement populaires. En revanche, tous ces slogans sur la « révolution Twitter » véhiculent l’idée de réseaux sociaux neutres sur le plan technique. Leur existence est une donnée de départ du problème, et c’est à partir de leur irruption dans les sociétés arabes qu’il devient possible de s’interroger sur ce qu’ils ont causé. Cet argument à sens unique mérite une mesure de symétrie.

Et si les révolutionnaires arabes avaient commencé par transgresser l’usage qu’ils étaient supposés faire de ces technologies ? Et si le premier changement observable était précisément celui qui s’est opéré sur les réseaux sociaux eux-mêmes ?

L’hypothèse est a priori crédible : si les réseaux sociaux ont joué un rôle dans le Printemps arabe, alors c’est que leurs utilisateurs – les jeunes Arabes – en ont fait un usage transgressif. Autrement dit, ils se sont réappropriés les caractéristiques techniques génériques du réseau et les ont détournées à des fins révolutionnaires qui n’étaient pas franchement écrites dans les « gènes » des Twitter et autres Facebook. Ce n’est pas un phénomène neuf qu’une technologie particulière, notamment dans le domaine de la communication, soit détournée de l’usage qui en avait été projeté par ses concepteurs.

Ainsi, il est de notoriété publique que le téléphone avait été conçu avant tout à des fins professionnelles : c’était un outil qui devait permettre aux dirigeants de communiquer plus rapidement et à moindre coût. C’est de manière tout à fait inattendue que les épouses de ces mêmes dirigeants, le plus souvent femmes au foyer, s’en sont servies pour connecter leurs solitudes respectives, faisant de cet appareil l’appendice à communication personnelle qu’il est également devenu.

C’est par une manière de transgression que l’objet se transforme et devient ce qu’en font ses collectifs d’utilisateurs. Songeons maintenant aux réseaux sociaux ; quelles sont leurs caractéristiques génériques ? Tout d’abord, ils sont le support d’une information minimaliste. Aussi bien Facebook que Twitter limitent très fortement l’importance des contenus publiables, qui ne peuvent guère dépasser l’ordre de grandeur du SMS, en texte, ou d’une image simple. En revanche, et peut-être que ceci explique cela, ils permettent une diffusion extrêmement rapide de l’information, pour ne pas dire instantanée. Enfin, la description serait incomplète sans la dynamique d’emballement, dite du « buzz », qui est consubstantielle au fonctionnement des réseaux sociaux.

Par l’agrégation exponentielle de préférences individuelles, certains sujets très partagés par une communauté d’utilisateurs peuvent se trouver projetés sur le devant de la scène, avec une forte visibilité, dans un mouvement aussi intense qu’éphémère.

Les réseaux pour mobiliser

On comprend donc qu’une technologie, qui permet de répandre à toute allure une information sommaire – telle qu’un lieu de rendez-vous, avec un effet viral, se prête volontiers à des mobilisations massives et « sur le vif ».

Nos « flashmobs », dont les vidéos caracolent en tête des classements sur YouTube, n’en sont qu’un avatar. Dans des registres tout différents, ces mêmes mécanismes ont contribué au spectaculaire retentissement qu’avait provoqué l’image de Neda Soltani, cette jeune manifestante iranienne morte sous les balles des milices du régime. Cet événement avait hérissé les manifestants iraniens en 2009, et suscité une vive réaction des opinions et chancelleries occidentales.

Pourtant, il était loin d’être acquis que les réseaux sociaux servent, comme à l’occasion du Printemps arabe, à mobiliser les foules. Dès l’origine, en effet, ces outils avaient été conçus et présentés comme des vitrines d’exposition de nos egos hypertrophiés. Ainsi, Twitter propose à ses utilisateurs de répondre à la question « que suis-je en train de faire ? », sur le mode du gazouillis (tweet est un verbe signifiant « gazouiller »), soit une manière légère et inoffensive de parler de vous à ceux que cela peut bien intéresser. Loin, très loin, du vecteur d’information à transmission immédiate qu’on en fait aujourd’hui (qui permet la primeur de l’info et sa portabilité extrême).

Facebook, pour sa part, pousse la logique un cran plus loin, et donne la possibilité à tout un chacun de partager sa vie entière. La dernière application proposée s’appelle « Timeline » et se présente comme une sorte de carnet de vie, avec photos, vidéos, humeur du moment, le tout étant dûment enregistré et présenté à la manière d’une histoire, comme un long fil qui retracerait, en les suivant, les méandres de la vie. Si l’on accepte cette définition de Facebook, alors on peut discuter, par exemple, des dangers qu’une telle exposition fait courir à la vie privée. Après tout, Facebook doit trouver un business model et doit bien vendre quelque chose à ses annonceurs. Il n’est pas dit, toutefois, que les deux citoyens britanniques qui ont écopé de quatre ans de prison chacun, pour avoir créé des « groupes Facebook » invitant aux émeutes, se retrouvent dans cette définition.

Les réseaux profanés

Ce faisant, toutefois, on est loin de soulever la question de la subversion de ces « programmes », inscrits dans le développement des réseaux sociaux, par la jeunesse arabe. Ces outils étaient supposés démocratiser le « quart d’heure de gloire » pour tous, faisant de chacun le centre de son petit monde, lors de chaque mise à jour de son statut. Et voilà qu’on les retrouve au cœur de la tourmente arabe ! Lors du dernier sommet du G8, du mois de mai 2011, n’a-t-on pas entendu Mark Zukerberg, le célèbre patron de Facebook, refuser d’endosser toute responsabilité dans ces mobilisations populaires ?

Et pour cause. C’est par un étrange retournement de situation, sinon par une ironie de l’histoire, que les instruments paradigmatiques de l’individualisme moderne ont été détournés de leur but primordial, par des populations décidées à faire feu de tout bois à l’appui de leur lutte politique, et aidées en la circonstance par les réseaux sociaux. C’est ce mouvement que le philosophe italien Giorgio Agamben qualifie de « profanation »[4.G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages/Payot, 2008, p. 39.], soit la restitution au libre usage des hommes de ces choses sacrées et religieuses qui, d’une manière ou d’une autre, appartenaient aux Dieux.

Au lieu d’être aidées par les réseaux sociaux, les populations arabes ont commencé par s’en affranchir. Et c’est peut-être là la première étape, symbolique, de leur long chemin vers la liberté.

(Image d’illustration – Place Tahir, 8/2/2011- de Mona sous CC-BY-2.0)