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Faut-il punir les patients « négligents » ?

Le débat sur le thème de la responsabilité civique individuelle de chaque citoyen dans le champ de la santé (ne pas nuire à autrui, ne pas se nuire à soi-même) n’est pas neuf et fait partie de ces sujets de société beaux comme des étoiles filantes, qui entrent et sortent au cœur de la nuit médiatique à jamais insondable, imprévisible et velléitaire. Dans le contexte politique présent, toutefois, la sortie musclée d’un cardiologue renommé internationalement Son nom de famille, Brugada (Pedro de son prénom), a été accolé à la découverte en 1992, avec un de ses deux autres frères cardiologues, de la cause d’un trouble spécifique du rythme cardiaque méconnu des porteurs. On estime qu’en Belgique chaque année entre 200 et 400 personnes sont encore susceptibles de décéder de ce trouble. Depuis la découverte, toutefois, on a pu sauver nombre de sujets atteints et travaillant notamment à l’hôpital universitaire de la VUB a soulevé très vite des réactions dans la presse, même si le seul passage épinglé occupe à peine un quinzième du volume de l’interview complète du Dr Brugada publiée par De Morgen dans son édition du samedi 11 février En pages 4 et 5 du cahier supplémentaire «ZENO» intégré au Morgen du week-end. Interview consacrée du reste à des considérations quelquefois bien sympathiques autour du cœur – organe et symbole –, qu’elles soient d’ordre scientifique ou de type plus sociologique Le Dr Brugada s’y montre par exemple aimable vulgarisateur mais aussi dénonciateur d’une nette tendance au sein du corps médical à minimiser certaines plaintes cardiologiques face aux consultantes féminines, en les attribuant à d’autres causes, telles que le stress ou la dépression. Comportement «bagatellisant», dit-il en substance, qui peut s’avérer redoutable, non seulement parce qu’il conduit à des paroles apaisantes de pure forme (et donc susceptibles de renvoyer les patientes à un fallacieux sentiment de sécurité), à des prescriptions inappropriées (telles que le renvoi vers un psy), mais aussi à des erreurs de diagnostic potentiellement dramatiques!… Il est vrai que l’extrait litigieux, si modeste soit-il, ne pouvait passer inaperçu, la rédaction du Morgen l’ayant placé à la une, surmonté d’un titre barrant toute la page : «Moeten we nog investeren in rokers?». Renvoi non anodin au contexte socio-politique qui, dans le climat qu’on sait, ne se contente pas d’en remettre une couche sur le souci d’économies à substrat social (au cœur même d’une des protections les plus chères et les plus prisées par la population :la couverture santé), mais en remet aussi une couche sur la figure du sournois «profiteur», doublé d’un délinquant récidiviste sur le chapitre de l’hygiène de vie, incarné ici par le fumeur invétéré…

Thèse et antithèse

Très proche de sa tirade à la hussarde du Morgen, le cardiologue s’exprimait le 14 février dans les pages débats du Soir, à côté d’un point de vue de Jean-Pascal Labille, Secrétaire général francophone des Mutualités socialistes. Morceaux choisis dans la bouche du médecin : «Regardez à l’entrée de l’hôpital : par le temps qui fait, il y a des gens avec un Baxter planté dans le bras qui fument dehors ! C’est inimaginable ! Je veux qu’on applique le principe du pollueur-payeur. Que les fumeurs qui, après avoir été soignés avec l’argent commun, ne respectent pas l’interdiction de fumer qui leur est faite, assument les conséquences pour l’aggravation de leur état, donc des soins qui seront nécessaires. (…) En Angleterre, si vous êtes fumeur et que vous ne prouvez pas que vous vous êtes arrêté, on ne vous opère pas du cœur, tout simplement Pas si simple, en réalité. On pourrait croire ici que les médecins britanniques portent sur leurs patients un jugement de nature morale. Mais la médecine anglo-saxonne n’a pas le sang chaud du Dr Brugada. Elle est d’abord froidement pragmatique et soucieuse de justice. Il y a une dizaine d’années déjà, Le Nouvel observateur avait mené une subtile enquête sur la question, où il apparaissait que – dans le cadre des files d’attente opératoires – ce que l’on imposait en réalité aux fumeurs, c’était une période d’abstinence préalable car on avait constaté que sans cela l’intervention était grevée d’un taux d’échec supérieur. Et que l’éthique imposait de ne pas donner la priorité à des patients au pronostic opératoire très douteux sur d’autres plus susceptibles de bénéficier immédiatement du même acte chirurgical. (…) Je suis moi-même un ex-fumeur, il suffit de le vouloir pour arrêter, on passe trois jours avec difficulté, puis, après un mois, on n’en parle plus. (…) La question essentielle est qu’on disposera de ressources de plus en plus limitées pour soigner tout le monde. Il faudra faire des choix. (…) Je veux que s’ouvre un large débat avec médecins, mutuelles et politiques, pour dire ce qu’on fera demain avec des moyens limités. Honteux si on doit refuser des soins à d’autres patients qui n’ont commis aucune faute. » À la question du journaliste F. Soumois : « Reste que le fumeur est aussi une victime de la pub tabac» : «D’accord avec vous. Interdisons-la totalement. Ainsi que celle pour les aliments qui ne peuvent qu’induire l’obésité.Et faisons bien davantage de prévention. Très tôt.».

« Manger sain et équilibré, c’est très bien, mais c’est difficile quand on doit réduire le budget nourriture et cibler les “premiers prix”, ce qui induit souvent un déséquilibre alimentaire. »

Point de vue du mutualiste : «Franchement, c’est une idée poujadiste. Je veux croire que c’est une réaction de dépit face à des cas concrets de patients que ce médecin a pu aider par une intervention et qui ne suivent pas les recommandations qui leur permettraient d’aller mieux et de diminuer les risques de rechute. Je peux comprendre ce désappointement, voire le découragement de médecins qui luttent pour une meilleure santé. Mais c’est une idée dangereuse, inapplicable et inutile. Pourquoi serait-elle inapplicable ? Le tabac et le cœur, le lien est clair. Mais on s’arrête où ? On ne vous soigne plus le foie parce que vous buvez deux verres de bière par jour ? On ne vous soigne plus le diabète parce que vous mangez trop gras? On vous laisse mourir le long de la route parce que vous avez roulé trop vite? Qui va décider à partir de quand un comportement dépasse le risque normal ou raisonnable? On va vous faire une prise de sang pour savoir qui respecte ou pas son traitement? (…) Sincèrement, c’est une fausse bonne idée, qui a l’air d’être raisonnable pour ne pas gaspiller l’argent de la sécurité sociale, mais qui contient en germe de nombreux dangers. Pourquoi ? Par exemple parce qu’on fait aujourd’hui bien trop peu sur la prévention des maladies. On travaille en aval, quand la maladie est là. Mais pas en amont, quand on peut empêcher qu’elle survienne. Car ce type de mesure frappera évidemment d’abord les gens qui ne sont pas informés des risques de santé ou qui ne peuvent pas facilement les modifier. Manger sain et équilibré, c’est très bien, mais c’est difficile quand on doit réduire le budget nourriture et cibler les “premiers prix”, ce qui induit souvent un déséquilibre alimentaire. On va aussi frapper d’abord les moins instruits, qui tombent plus facilement dans le marketing alimentaire. S’attaquer à la racine du problème, c’est aussi informer les consommateurs sur les pièges que le lobbying agro-alimentaire leur tend chaque jour » .On lira aussi avec intérêt l’argumentaire d’Alda Greoli, Secrétaire nationale des Mutualités chrétiennes, paru dans le journal En marche du 16 février (.www.enmarche. be/Sommaires/1469.htm).

Chèvre et chou

Ce même 14 février, la Libre Belgique confrontait J-P Labille, dont les arguments viennent d’être présentés, à Lieven Anneman, spécialiste santé à l’Itinera Institute. Ce dernier tient une position qu’on pourrait qualifier de «progressive» à défaut de pouvoir y discerner une quelconque ligne à cohérence «progressiste». En clair, ce dernier plaide pour une contrainte intégrant certaines conditions préalables : consacrer plus d’argent à la prévention contre le tabac. D’après les réglementations européennes, il faudrait investir dix fois plus qu’actuellement : par exemple envisager le remboursement complet de l’aide à l’arrêt tabagique. Et plus encore, si on voulait vraiment décourager les gens de fumer, actionner réellement le levier des taxes. «Il y a tellement de fumeurs que cela coûte énormément d’argent au système de santé, dit Anneman. Quinze pour cent de la mortalité dans notre pays y est liée. De plus, un quart des décès concernent des personnes de moins de 65 ans. Cela signifie également une grosse perte en matière de productivité. Au total, en Belgique, le tabagisme coûte 4 milliards d’euros, en matière d’assurance-maladie d’une part et de perte de productivité d’autre part. C’est devenu un vrai problème de société, donc il faut trouver une solution. Cela dit, on ne peut pas leur dire: “vous avez fumé, maintenant vous ne pouvez plus être remboursés de vos soins”. Il peut être question de pénalités, mais pas tout de suite. En imaginant par exemple des engagements à faire un effort en demandant aux fumeurs de signer un contrat qui stipule que si d’ici un an il fume toujours, il risque de perdre son remboursement. C’est l’obliger à prendre ses responsabilités.» Ambiance!

Sortir du péché individuel

Si le débat souhaité par le Dr Brugada avec les médecins, les politiques, les mutualités… a la moindre chance de mordre sur l’agenda politique – ce qui ne serait pas une mauvaise chose à condition que chacun fasse preuve d’écoute bienveillante et de modestie, comme il se doit dans des matières éthiques aussi délicates – il faudra en tout cas sortir des clichés et se méfier des recettes à l’emporte-pièce. À cet égard, l’initiateur du débat aura du pain sur la planche pour ce qui est de la compréhension fine des enjeux de santé publique, car il semble très éloigné de certains d’entre eux. Être spécialiste d’un trouble du rythme cardiaque est une chose, être pour autant un réformateur avisé Dans une partie plus substantielle de son interview, il évoque le Projet Prestige, de dimension européenne, auquel Herman Van Rompuy pourrait apporter son concours et qui cadrerait la jeunesse de six en six ans depuis la naissance jusqu’au 24e anniversaire : démarrage à 6 ans avec un questionnaire et un électrocardiogramme, suivi à 12 ans d’une formation en réanimation et de cours sur les modes de vie sains ; à 18 ans viendrait le cours de réanimation pour plus avancés et un nouvel éclairage sur les avantages d’un mode de vie sain (matière à réussir pour obtenir son diplôme); enfin, à 24 ans, un nouveau screening (coût total par personne : 250 euros, soit 10 euros par an pour le cycle) et un bon connaisseur des populations en est une autre. Sans connaître en rien le caractère de ce médecin fourmillant d’idées, on peut toutefois déceler une certaine propension à l’archaïsme (l’assimilation de la maladie à la faute), à l’égotisme sans appel (j’ai pu me libérer du tabac en deux temps trois mouvements, tout le monde doit y arriver : ce n’est qu’une question de volonté ! La question de la dépendance physique au tabac, renforcée par les produits ajoutés à dessein aux cigarettes industrielles, n’est même pas évoquée) et aux formules très limite : parler de pollueur-payeur à propos d’un fumeur individuel est un dévoiement peu acceptable. L’expression visait – ô combien mollement dans les faits, il est vrai – les fauteurs de catastrophes environnementales. Actuellement, on peut dire que les fumeurs ne polluent qu’eux-mêmes, mise à part certes la consommation à domicile, à force d’être bannis de la fréquentation des non-fumeurs dans leurs moments d’assouvissement. Bref, on campe ici sur un délit de conduite addictive toujours ciblé sur l’individu atomisé, sans s’interroger sur les déterminants plus larges ni sur les inégalités de chance en santé présentes dès avant la naissance .Voir à ce sujet le n°154, mai 2010, de Questions d’économie de la santé, « Les modes de vie : un canal de transmission des inégalités de santé? »(.www.irdes.fr/Publications/2010/Qes.154.pdf). De manière plus large concernant les facteurs principaux qui génèrent la plus ou moins bonne santé des populations, on conseillera vivement la lecture de l’article d’André-Pierre Contandriopoulos paru dans La Recherche, n°322, août 1999, et accessible sans les schémas d’illustration dans le n°27 de Santé conjuguée, octobre 2003, pp. 90-95, sous le titre «Pourquoi certaines populations vivent-elles plus longtemps que d’autres? De l’avantage d’être riche, cultivé et Japonais » (accès libre sur le site www.maisonmedicale. org). Le tabagisme est devenu un des principaux marqueurs d’inégalités sociales, disait jadis le professeur français Claude Got lors d’une journée de santé publique tenue à Bruxelles. Ce qui veut dire que les populations aisées s’en détachent plus facilement, ayant bien d’autres compensations, tandis que les plus malmenés de l’existence s’accrochent parfois désespérément à cette maigre consolation rituelle qui leur reste dans l’accumulation des soucis quotidiens, notamment le stress en plateau qui est de loin plus corrosif pour l’organisme et aux antipodes du stress des CEO, qui délèguent au travail et décompensent une fois rentrés chez eux. Beau sujet de réforme du monde pour un éminent cardiologue.