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Faut-il sauver le soldat Belgique ?

Avec les résultats des élections de mai 2019, faut-il considérer le divorce belge, maintes fois annoncé, comme enclenché et, surtout, souhaitable ?

On l’a dit et redit, les résultats du 26 mai montrent les divergences profondes entre un Nord dont le centre de gravité politique se déplace du centre droit « modéré » vers la droite radicale et l’extrême droite et un Sud où ce centre de gravité se situe vers la gauche. Cette dynamique rend impossible le vieux « compromis à la belge » où centre-gauche et centre-droit pouvaient s’encastrer au sein de gouvernements capables « d’en avoir pour tout le monde ».

Malgré la défaite cinglante de la « Suédoise », aucune formule alternative ne permet de faire bouger le centre de gravité du gouvernement fédéral vers la gauche. Mais ce constat de blocage dépasse le clivage gauche/droite dès lors que toutes les autres formules traditionnelles s’avèrent impossibles. Il est loin le temps où deux familles politiques, comme en 2003 avec la « Violette », pouvaient gouverner ensemble au fédéral avec une majorité confortable.
Faut-il dès lors considérer la divorce belge, maintes fois annoncé, comme enclenché et, surtout, souhaitable ?

La quasi-majorité obtenue par deux partis ouvertement indépendantistes en Flandre incite à le penser. Mais ce serait considérer que ce bloc nationaliste s’est renforcé sur des aspirations indépendantistes. Or l’analyse de l’avant-scrutin montre que cette force électorale tient au labourage de deux thèmes de campagne : la migration et le socio-économique. L’indépendance n’est plus une fin pour la réalisation des objectifs du Mouvement flamand qui peut s’accommoder du maintien d’un État belge, pour autant que ce dernier exécute l’agenda politique du Nord comme ce fut le cas de la « Suédoise » où la présence francophone fut totalement anecdotique. L’autre fait marquant est l’effondrement du système politique « traditionnel » en Flandre. Les trois familles historiques qui ont dominé, jusqu’à l’émergence de la N-VA, la carte politique au nord du pays ne représentent plus que 35 % de l’électorat. Même en adjoignant Groen, dont le score s’avère décevant au regard des sondages, les « traditionnels » ne sont plus majoritaires en Flandre et le mouvement flamand est devant une séquence historique pour basculer dans le confédéralisme qui reste, lui, un objectif avoué.
Mais pour que l’alignement des planètes soit parfait, il faut pouvoir trouver, de l’autre côté de la frontière linguistique, un partenaire prêt à mettre en route la dynamique d’une nouvelle réforme de l’État. Cette condition est loin d’être remplie. Le PS, partenaire obligé de toutes les réformes de l’État, ne semble pas désireux de se lancer dans une aventure constitutionnelle.
Malgré la piste lancée il y a quelques semaines par Elio Di Rupo d’ouvrir une discussion sur la loi de financement, le PS donne peu de signaux laissant penser qu’il serait prêt à poser les jalons de cette réforme. Et les autres partis ne semblent pas plus disposés à le faire.

Bien entendu, cette tiédeur peut être une tactique de négociation. Mais elle peut être aussi le fruit d’une analyse rationnelle.
La négociation et la digestion de la sixième réforme de l’État auront pris près de sept ans. Or, le menu exigé par la N-VA est doublement imbuvable. D’une part parce qu’il conduira vers un assèchement financier catastrophique pour la partie francophone du pays qui, qu’on le veuille ou non, n’a pas les moyens financiers d’une autonomie approfondie et sans mécanismes de solidarité financière. D’autre part parce qu’il implique un processus de négociations et surtout d’exécution qui pourraient dépasser en durée et en complexité tous les épisodes précédents de réformes institutionnelles.

La N-VA apparaît en position de force. Si l’échéance de 2025 lui semble trop éloignée, il lui reste l’arme d’un blocage du gouvernement fédéral. Cette stratégie du pourrissement a démontré son efficacité par le passé mais elle est limitée ici par le contexte d’un gouvernement en affaires courantes qui ne dispose pas de majorité parlementaire et donc d’aucune marge de manoeuvre permettant, au-delà d’une période « normale » d’atonie qui peut durer jusqu’à l’automne, de reprendre la main pour exécuter une série d’actes politiques indispensables comme le vote d’un budget.

Cette absence de majorité définit donc un horizon temporel pour la nécessité d’une sortie de crise. Le déficit budgétaire abyssal laissé par la « Suédoise » risque de mettre une pression importante sur le monde politique dès la rentrée politique de septembre. Les mandants des partis de droite (essentiellement la FEB et le Voka) pourraient rapidement s’impatienter et la perspective d’une dégradation du rating de la dette belge ainsi que d’amicales pressions de la Commission européenne sur la nécessité de revenir dans les clous des traités budgétaires obligeront cette sortie de crise. En cela, cette situation se rapproche de l’expérience de l’« Orange bleue » en 2007 où, après 6 mois de blocage, les libéraux et les sociaux-chrétiens avaient été obligés de rappeler le PS pour former un gouvernement de transition dirigé par Guy Verhofstadt.

Mais ce qui aurait été plié dans un contexte politique classique l’est beaucoup moins dans la Belgique politique de l’après 26 mai 2019. Si la formation des gouvernements régionaux s’annonce plus fluide, l’absence de formules praticables pour la coalition fédérale ouvre la porte à deux hypothèses aussi peu plausibles l’une que l’autre. La première est celle d’un gouvernement d’union nationale réunissant tous les partis à l’exception du CDH (qui a annoncé son choix de l’opposition), du Vlaams Belang, de la N-VA et du PTB/PVDA. Cette formule semble doublement bancale à la fois en raison de l’énorme diversité des partenaires et de l’absence de majorité dans le groupe linguistique néerlandophone qui apparaît comme un suicide pour les partis politiques flamands qui y participeraient. La seconde est celle d’une coalition « bourguignonne » sur le modèle anversois associant les familles libérales et socialistes à la N-VA, chargée de l’exécution des urgences socioéconomiques et du balisage d’une réforme de l’État qui apparaît de moins en moins hypothétique. La formule apparaît là aussi comme un suicide politique, mais cette fois pour le PS qui ne s’engagerait dans pareille aventure qu’en échange de garanties en béton sur l’exécution d’une partie de son programme socioéconomique et d’un accord institutionnel favorable aux francophones. L’énoncé de ces conditions revient à considérer la formule comme impossible vu les exclusives entre le PS et la N-VA.

Et ceci sans compter que le PS peut considérer légitimement avoir déjà donné dans ce type d’opération de sauvetage. On se rappellera que l’interminable négociation qui a débouché sur la naissance du gouvernement Di Rupo s’est faite sur le dos des chômeurs dont les protections légitimes ont été sacrifiées sur l’autel de la pérennisation de la Belgique. Pour un bénéfice bien maigre sur le plan politique (en devant assumer pour de longues années une des mesures sociales les plus dures jamais prises par un gouvernement fédéral) et sur le plan électoral puisqu’en guise de remerciement, le CD&V et l’Open VLD ont éjecté le PS du gouvernement fédéral après les élections de 2014. Inutile de dire que ce n’est pas après avoir perdu presque 20 % de ses électeurs en Wallonie et à Bruxelles que le PS sera prêt à rejouer dans une pièce pareille…