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Femmes et cinéma : de la dépossession à la reconquête

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Au sein du secteur culturel, les femmes artistes vivent des réalités de travail bien spécifiques. Si une grande partie des travailleurs et travailleuses connaissent la précarité, les femmes pâtissent d’une invisibilisation historique. Pour elles, tout l’enjeu de l’« après–covid » est de lutter contre les violences qui leur sont faites et de permettre à leur travail d’être mieux mis en lumière. Gros plan sur le cinéma, une industrie ébranlée par l’affaire Harvey Weinstein, du nom de ce producteur de cinéma condamné pour viol et agression sexuelle.
Cet article a paru dans le n°117 de Politique (septembre 2021).

Quelle est la place des femmes, des travailleuses, dans le cinéma ?

LILI FORESTIER : Depuis l’origine du cinéma, il y a eu des femmes cinéastes. On l’a malheureusement oublié, mais au départ il y avait une majorité de cinéastes femmes. Alice Guy[1. Alice Guy (1873-1968) est une scénariste, productrice et réalisatrice française. Première réalisatrice de l’histoire du cinéma, elle est l’auteure en 1896 de La Fée aux choux, considérée comme la plus ancienne fiction cinématographique. (NDLR)] est une pionnière du cinéma. Elle tourne à partir de 1896 et elle a plus de 600 films à son actif. Dorothy Arzner[2.Dorothy Arzner (1897-1979) est une réalisatrice, scénariste, monteuse, productrice et enseignante de cinéma américaine. On lui doit 20 longs métrages comme réalisatrice et 7 comme monteuse. (NDLR)], elle, est la pionnière des monteuses.

HARMONIE MAQUINAY : Il y a aussi Lotte Reiniger[3.Charlotte Reiniger (1899-1981) est une réalisatrice allemande puis britannique, pionnière dans les années 1920 des films d’animation en silhouettes. (NDLR)], qui a fait le tout premier long métrage d’animation de l’histoire. Et les inventions qui existent aujourd’hui pour faire du cinéma ne sont dues quasiment qu’à des femmes. Les femmes ont inventé les décors, la manière d’écrire une fiction, la manière de travailler un scénario, la colorisation, tous ces outils qui sont encore pérennes aujourd’hui.

LILI FORESTIER : Quand on lit le bouquin La Vie des productrices[4.Y. Flot et C. Beauchemin-Flot, La Vie des productrices, Paris, Séguier, 2016. (NDLR)], ce qui est impressionnant, c’est que toutes ces femmes étaient des couteaux suisses. Elles assuraient la technique, l’artistique, le scénario, les lumières… elles faisaient tout. Alice Guy a inventé le métier de productrice. C’est quand l’industrie s’est professionnalisée qu’on a « zappé » toutes les femmes. La place des femmes est donc une place à reconquérir. Comme partout, les femmes doivent se battre 15 fois plus que les hommes, évidemment, mais en plus, il y a une espèce d’effacement de notre histoire, qu’elle soit culturelle ou artistique. On a été littéralement effacées de l’histoire et il y a une nécessité de reconquête de cet endroit dont on a été littéralement dépossédées. Au regard de notre histoire, je pense que notre place dans le milieu est évidente. Il n’y a pas des femmes seulement aux postes de scripte ou de HMC (habillage-maquillage-coiffure), comme le voudraient les stéréotypes. Fort heureusement, il y a des femmes à tous les postes. Mais il faut encore lutter pour pouvoir travailler avec des équipes entièrement féminines. Il n’y a aucun problème apparent à ce que les équipes soient entièrement masculines, mais quand on se présente devant les commissions[5. Dans ce contexte, on appelle « commission » un comité de sélection chargé de choisir, parmi ceux qui lui sont soumis, les projets qui seront financés ou cofinancés par des fonds publics. ] avec des équipes entièrement féminines, ça cause des soucis.

AHLAM CHOKRANI : Dans le secteur du cinéma, en matière de communication, c’est avec des femmes que je travaillais la plupart du temps car il ne s’agissait pas de technique. Comme dans le secteur de la musique, dès qu’on « chipote à des machines », ce sont des hommes qui s’en chargent. On n’a pas laissé la possibilité aux femmes de réaliser des tâches plus opérationnelles que le spectateur voit directement. Mais en communication et en accueil, il n’y a aucun souci : d’ailleurs, en général, dans le cinéma, les attachés de presse sont des femmes.

À votre avis, quelles sont les explications à cet effacement des femmes dans le secteur du cinéma ?

LILI FORESTIER : Que ce soit dans la science, dans la littérature, dans les arts, dans la politique, dans le social, il y a cette fameuse phrase qu’on nous rabâche tout le temps : « Derrière chaque grande œuvre, il y a une femme ». En fait, derrière l’effacement des femmes, il y a tous les hommes. C’est plutôt : « Devant chaque femme, il y a un homme qui gêne ». Le patriarcat, c’est systémique : les femmes sont là pour faire des enfants, pour faire la cuisine, pour les tâches ménagères, elles doivent être efficientes dans ces choses-là et puis c’est tout.

HARMONIE MAQUINAY : Au début, quand le cinéma est né, il n’était pas pris au sérieux. C’était un spectacle qui allait durer peu de temps, quelque chose d’éphémère, on n’allait jamais rien en faire. Puis on a commencé à voir qu’on pouvait y faire de l’argent, et là on a commencé à en effacer les femmes. Donc, le patriarcat et le capitalisme se sont mis d’accord : « Là, il y a quelque chose qui peut faire de l’argent, laissons la place aux hommes ».

AHLAM CHOKRANI : Pour ma part, je pense que les femmes n’osent pas se mettre en avant lorsqu’elles doivent performer en direct dans un secteur où les hommes sont plus nombreux, de peur que leur performance soit critiquée devant tout le monde.

Y a-t-il des études qui permettent d’objectiver la situation des travailleuses dans l’audiovisuel ?

HANOULIA SALAMÉ : Elles tournent a fait une étude en 2016, intitulée « Derrière l’écran, où sont les femmes ? ». On a constaté qu’il y avait énormément de femmes qui étudiaient le cinéma. Dans les sections montage-scripte, cinéma d’animation, réalisation, les étudiantes femmes sont plus présentes que les hommes : elles sont 65 %. Mais quand on regarde ce qui est produit et répertorié, on tombe à environ 20 % de productions féminines. Une autre étude a été faite en 2019 par la Fédération Wallonie-Bruxelles, « Étude de l’image et de l’attractivité du cinéma belge francophone ». On y constate que sur 100 productions de long métrage, seulement 25 ont été réalisées par des femmes. Sur 225 films cofinancés par Wallimage[6.Wallimage SA est un fonds wallon d’investissement dans le domaine de la production audiovisuelle.] en 14 ans (de 2002 à 2015), seulement 11,5 % sont des films de réalisatrices. Dans le dernier bilan du Centre du cinéma et de l’audiovisuel [de la Fédération Wallonie-Bruxelles], de 2018 à 2020, on en est toujours à 20-25 % de femmes qui réalisent, et cela a un impact énorme sur les représentations. Ce ne sont aussi que des personnes blanches, il n’y aucune autre représentation, aucune personne non-binaire (fluide ou transgenre) qui aurait réalisé un film.

Il faut préciser que quand on parle de 20-25 %, il s’agit de cinéma de fiction. Les réalisatrices sont plus présentes dans le domaine du documentaire. Un documentaire demande moins de budget, donc on va faire plus confiance à une femme. Mais dans le cinéma de fiction, ce sont vraiment de gros budgets, donc les portes se ferment plus rapidement pour des équipes de femmes.

S’interroger sur la place des femmes, c’est aussi questionner « qui est derrière la caméra ? » et quel regard est ainsi relayé et présenté au spectateur. Depuis quelques années, la notion de male gaze a été fort popularisée pour exprimer cet enjeu. Pouvez-vous expliciter cette notion et son impact sur les travailleuses ?

LILI FORESTIER : On peut considérer que l’histoire du cinéma a été faite, construite et analysée à l’aune du regard masculin, le male gaze. Par exemple lorsque des personnages féminins ne sont cantonnés qu’à leur corps, à l’objectivation de leur corps. Ou, si je suis une femme maghrébine, je suis représentée comme une femme de ménage ou une prostituée, on ne me propose que ces rôles-là, je ne peux pas être avocate. Les hommes, souvent les hommes blancs, sont les héros de l’histoire, occupent les rôles principaux. La femme est une espèce de trophée : la caricature, c’est la James Bond girl. C’est la fonctionnalité des femmes, qui sont cantonnées à certains stéréotypes : la sexualité, la cuisine, les enfants. Quand un personnage féminin parle, en général, c’est d’un homme, parce que l’homme doit être partout. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’hommes réalisateurs qui auraient un « regard féminin », ni qu’il n’y a pas de réalisatrices qui auraient un « regard masculin ». Iris Brey [dans Le Regard féminin[7. I. Brey, Le Regard féminin, une révolution à l’écran, Paris, L’Olivier, 2020.]] cite le film qui m’a donné envie de faire du cinéma, Le Mépris [de Jean-Luc Godard], et elle explique que là, c’est justement l’inverse. Tout ce que Godard aurait pu montrer comme stéréotype, femme-objet, etc., il ne le fait pas, il explose tous les codes. Le « regard féminin », le female gaze, c’est aussi s’emparer des codes du male gaze et les exploser en bonne et due forme. En revanche, dans Once upon a Time in Hollywood, ce magnifique (!) film de Tarantino, il y a ce fameux plan où on coupe carrément la tête à une jeune fille : elle se penche hors de la voiture pour parler à Brad Pitt, son visage disparaît, la caméra se met à l’arrière et on a un plan directement sur ses fesses. Ça, c’est le male gaze typique : c’est aussi dans la manière de fabriquer les plans. Tu peux n’avoir que des femmes à l’écran, mais si tu leur coupes la tête et qu’il n’y a que des seins et des fesses, évidemment…

HANOULIA SALAMÉ : Et c’est lié à qui écrit, parce qu’on oublie souvent le scénario. Comment on écrit, comment on décrit des rôles, des personnages, et tout d’abord comment on décrit les personnages féminins.

LILI FORESTIER : C’est aussi pour cela qu’on s’organise en collectifs, c’est pour faire avancer les choses. On a examiné les chiffres de ce qui est subventionné par des fonds publics. Toutes ces personnes qui s’autoproclament nos « alliés », il faudrait qu’elles se lèvent, comme Adèle Haenel[8.Lors de la cérémonie des Césars 2020, Adèle Haenel se leva et quitta la salle en signe de protestation contre l’hommage rendu à Roman Polanski. ], et se cassent pour nous laisser de la place. Actuellement, on est en train d’essayer d’arracher cette place avec les dents.

HANOULIA SALAMÉ : J’ai envie de parler d’une expérience vécue en contactant la presse pour le festival « Graines de cinéastes », qui est réservé aux jeunes réalisatrices. On contacte un journaliste, on lui explique le projet et il nous dit : « C’est un peu trop “de niche”. » Or ce sont des films de tous genres, de tous styles, de tous types. Parce que c’est fait par des femmes, ce seraient des films « de niche » ? Tout commence par la production, les producteurs et productrices, les ateliers de production, le Centre du cinéma et de l’audiovisuel… Là, on nous dit : « Ah oui, mais si c’est réalisé par une femme, si en plus c’est un film de genre, et si en plus toute l’équipe est féminine, alors c’est du film de niche. » Ce n’est pas seulement injuste, c’est aussi extrêmement grave en termes de distribution de l’argent public, qui est censé aller à tout le monde. Et là, ce n’est pas le cas. Il y a un souci dans la distribution des subventions, qui devraient aller aussi aux réalisatrices et à d’autres projets. Et ça bloque dans les commissions, qui distribuent cet argent, qui décident de qui a droit à recevoir cet argent et de qui n’y a pas droit. Il faut vraiment modifier les processus de financement. Lors de la présentation du bilan 2018-2020 du Centre du cinéma et de l’audiovisuel, Jeanne Brunfaut[9.Directrice du Centre du cinéma et de l’audiovisuel et directrice générale adjointe du service de l’Audiovisuel et des médias dans l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles.] faisait remarquer qu’on fait du travail gratuit : tu prépares un dossier pour introduire un projet, on te demande des tas de papiers, tu prends un an pour monter ton dossier et si le film n’est pas réalisé, tu as fait tout ce travail pour rien. Il faut vraiment qu’on change cette manière de voir la culture comme une activité gratuite, qu’on ne subventionne que si c’est dans le mainstream. Il y a un énorme travail nécessaire pour replacer les individus au centre du processus, et pas seulement le produit fini qui va produire du fric.

Comment répondre collectivement à ces enjeux ? Dans le secteur du cinéma, et plus généralement de la culture, l’une des manières de répondre à ces enjeux a-t-elle été de se regrouper entre femmes ?

LILI FORESTIER : Faire du collectif, s’organiser. (Et préparer la révolution, quoi !) Il y a évidemment le collectif F.(s) qui, certes, est né dans le théâtre mais qui englobe tout le secteur artistique et culturel. Il est ouvert à toutes les femmes. On vient d’y créer un groupe « Intersectionnalité », car une même personne peut subir plusieurs discriminations : être femme, racisée, homosexuelle… c’est cumuler les mauvais points dans la société. C’est aussi un collectif qui lutte pour la visibilité des femmes (ou identifiées femmes) et la décolonisation des arts. Un autre collectif, Elles font des films, lutte pour la visibilité des femmes dans le secteur audiovisuel, de la façon la plus large possible. Ces collectifs nous permettent de nous retrouver, de parler de ce qu’on vit. Ce sont aussi des rencontres de travail pour créer du réseau. Cela permet de créer et de lutter ensemble, d’aller changer fondamentalement la donne, auprès des ministres, des ministères, notamment pour que les commissions évoluent, pour que la parité ne soit plus une demande ni une supplique, ni qu’on ait l’impression qu’on nous fait un gros cadeau, mais que ce soit simplement une évidence.

HARMONIE MAQUINAY : J’habite un village d’Ardenne, je suis dans un tout autre univers, j’ai toujours été très indépendante, mais c’est par mon arrivée chez Elles tournent que mon féminisme a évolué. Je suis entrée chez Elles tournent pour le cinéma, à la base, mais si j’ai évolué c’est par les discussions que j’ai eues avec des membres du groupe. Chaque fois, j’en ressors avec quelque chose de nouveau pour, ensuite, le mettre en pratique.

LILI FORESTIER : Il faut créer les « girls clubs ». Parce que les hommes, dans leurs réseaux, se partagent ces informations beaucoup plus facilement. Les études le montrent : les hommes s’entraident, se solidarisent, et les femmes sont mises en compétition entre elles. Et cela dès le plus jeune âge, parfois dans la même famille.

HARMONIE MAQUINAY : Au moment de lancer le festival « Graines de cinéastes », une question est venue : « Ne remettrait-on pas un premier prix ? » La réaction a été viscérale : hors de question ! Nous ce qu’on veut créer, c’est ce mouvement de sororité, où l’entraide sera l’objectif final.

LILI FORESTIER : Dans ces collectifs, chacune a évidemment des sensibilités et des envies de travail différentes. Donc, les collectifs sont subdivisés en groupes de travail, notamment sur le statut d’artiste, par exemple. Ces groupes de travail, ce sont des outils réactionnels, des outils antisexistes. Plus on sera outillées, moins on recevra de coups sans avoir de réaction, ou en culpabilisant sans fin parce qu’on n’a pas su comment réagir.

AHLAM CHOKRANI : La mise en place de ces collectifs de femmes a libéré la parole et donné envie à d’autres femmes de s’exprimer et de se bouger pour accéder à des meilleures conditions de travail. Les collectifs constituent un bel outil d’entraide.

Propos recueillis par Camille Wernaers le 16 juin 2021.

(L’image de la vignette et dans l’article (la première) est sous CC-BY-NC-SA 2.0 ; photographie de l’intérieur du cinéma de Borlänge en Sweden, prise par Janne Moren en 2006 ; les deux autres images, l’affiche du Be Natural de Pamela B. Green et la couverture du Regard féminin d’Iris Brey demeure sous copyright de leurs ayant droits respectifs et sont utilisés ici à des fins d’illustrations.)