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Filmer le vide

Sorrentino-Ando  Rosi: il n‘est pas certain que les trois réalisateurs italiens – aux personnalités cinématographiques fondamentalement différentes, sinon opposées – apprécient l’association. Et pourtant, « La Grande Bellezza » de Sorrentino, « Viva la Liberta » de Roberto Ando et le « Sacro GRA » du documentariste Gianfranco Rosi partagent, dans des genres et des écritures sans point commun, une manière de filmer le vide et de nous rendre compte de l’Italie post-berlusconienne. Avec « La Grande Bellezza », Sorrentino fait preuve d’une capacité étonnante à transmettre la vacuité d’une époque. Jep Gambardella (les noms des personnages de Sorrentino incarnent toujours à eux seuls une partie du scénario), écrivain d’un seul roman promène une ironie cruelle et désenchantée dans les fêtes d’une Rome sans âge mais d’une beauté époustouflante. Sorrentino dirige une caméra baroque qui exalte dans un mouvement perpétuel la grandeur esthétique de la ville éternelle. Si « La Grande Bellezza » a été couronné par de nombreux prix internationaux dont l’Oscar du meilleur film étranger, bien des critiques – et des spectateurs – n’y ont vu qu’ennui et superficialité esthétisante. Certes, Sorrentino va jusqu’au bout de l’ennui de son héros (Tony Servillo, le comédien qui a le plus marqué le cinéma italien des dernières années), mais surtout il capte à merveille le désenchantement et le renoncement d’une classe sociale (la bourgeoisie mondaine) restée figée et « demeurée » dans l’Italie berlusconienne. Du vide, il sera tout aussi question dans « Viva la Liberta ». Le romancier Roberto Ando est plutôt un habile « faiseur » mais qui à travers une fable politique légère, sait également parler de son temps. Le secrétaire général du parti de l’opposition est, lui aussi, face au vide (la peur de la défaite, l’impuissance, l’absence de projet politique) et disparaît sans prévenir. Pour faire face, ses proches vont aller chercher son frère jumeau, brillant et drolatique philosophe mais pensionnaire d’une clinique psychiatrique où il promène ses troubles et ses phantasmes. On retrouve, ici encore, l’irremplaçable Tony Servillo qui incarne les deux jumeaux. Dans le registre classique de la comédie à l’italienne, Ando nous met aussi face au renoncement et au désenchantement, mais ceux d’une autre bourgeoisie défaite, celle qui a pris les commandes du principal parti d’opposition. La transparence avec le PD (centre-gauche) est totale. « Sacro GRA », le documentaire de Gianfranco Rosi (Lion d’Or à Venise) pourrait être le parfait envers du décor de « La Grande Bellezza ». Le Grande Raccordo Anulare (GRA) est le périphérique romain emprunté quotidiennement par des centaines de milliers de voitures. Il sert d’arrière-plan oscillant entre le trop plein et le vide à un film qui s’intéresse aux alentours de l’autoroute urbaine où vivent des personnages étonnants avec qui le réalisateur a tissé des liens forts. Rosi invente une dramaturgie où les gens ordinaires deviennent des personnages exceptionnels. Parmi, entre autres, un pêcheur d’anguille, un ambulancier, un aristocrate désargenté, un botaniste est la figure la plus emblématique du film. Il ausculte et traque les parasites qui envahissent et condamnent les palmiers. La colère et l’angoisse du botaniste face aux insectes mortifères nous parlent des maux qui empoisonnent la société italienne. Ici le renoncement prend le visage d’un retrait et la survie celui de la marginalité assumée. Rosi, comme Sorrentino mais dans une autre grammaire visuelle, maîtrise parfaitement une photo et une caméra éblouissantes. Trois films singuliers et différents qui s’attaquent au vide comme pour le conjurer. Leur rendez-vous quasi simultané sur les écrans ne doit rien au hasard et éclaire d’un jour particulier la nécessité d’affronter une époque.