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Flandre : une guerre de tranchées

Despina Galani. Unsplash
Despina Galani. Unsplash

Ce n’est pas à Anvers qu’on trouvera la vérité de ces résultats électoraux. Ni même à Gand, où la gauche unie a conquis la majorité absolue. Mais à Bruges et à Courtrai où la démocratie-chrétienne a perdu ses dernier bastions urbains. La fin d’une époque.

La perspective des élections communales du 14 octobre 2012 a absorbé énormément de temps et d’énergie. Un regard dans les archives du quotidien De Standaard nous montre que, depuis le mois de septembre 2011, des d’articles ont été consacrés de façon récurrente à l’enjeu de ces élections, aux candidats et aux probables retombées politiques du résultat électoral. C’est une constante dans ce pays, les medias n’ont de cesse que de raviver la fièvre électorale. Aujourd’hui nous savons que tout cet emballement n’était pas justifié. Comme prévu, les élections locales ont suivi la tendance politique nationale. Le résultat des élections communales de 2012 est grosso modo une copie du résultat des élections fédérales de juin 2010. La N-VA fait un peu moins bien qu’en 2010 et le CD&V, comme de coutume lors d’élections locales, un peu mieux. Du côté francophone, pas grand chose n’a changé. C’est un constat classique qui revient régulièrement lorsqu’on compare des résultats électoraux. Certaines élections génèrent des changements spectaculaires et lancent un défi aux équilibres politiques traditionnels du pays. Les élections suivantes n’apportent néanmoins pas d’autres glissements mais plutôt une stabilisation des équilibres nouveaux. C’est également le cas aujourd’hui. Le résultat des élections de 2010 était tout à fait spectaculaire avec un gain historique inégalé pour la N-VA en Flandre. Entre juin 2010 et octobre 2012, beaucoup de choses ont changé en Belgique ; on songe à la très longue période de formation qui a abouti au gouvernement Di Rupo. Ce gouvernement a d’ailleurs entamé une réforme des pensions et un assainissement des finances publiques. Toutes ces évolutions ne semblent pourtant pas avoir fait la moindre impression sur l’électeur qui a voté de la même façon qu’en juin 2010. Ceux qui étaient convaincus en 2010 que la N-VA apporterait le changement le pensent toujours, et ceux qui croyaient que les partis politiques doivent prendre leurs responsabilités dans la gestion du pays en sont également toujours convaincus. La politique belge se trouve donc momentanément dans une phase de guerre des tranchées : les deux parties sont calées sur leurs positions, se font contrepoids et ne peuvent donc plus avancer. On peut pousser encore la comparaison. En effet, entre le 4 août et le 12 octobre 1914, l’armée allemande a envahi tel un train à grande vitesse la plus grande partie du territoire de la Belgique. C’est tout à fait comparable à la façon dont la N-VA est devenue très rapidement le plus grand parti de Flandre. Pourtant, à partir du 12 octobre 1914, les Allemands furent arrêtés aux portes d’Ypres et, pendant les quatre années qui ont suivi, ils n’ont plus avancé d’un pouce. Il semblerait que pour la politique belge, une telle guerre des tranchées a commencé et, comme en 1914, les conséquences peuvent en être désastreuses.

Les chiffres et leur perception

Même si de grandes déclarations ont été faites durant les jours qui ont suivi les élections, on ne peut pas dire que ces élections communales ont provoqué de grands chamboulements. Certains prétendent que la « lame de fond» de la Flandre est devenue conservatrice. Mais à Anvers, les partis progressistes remportent ensemble 46% des suffrages. À Gand, le résultat est environ le même. Entre ces deux villes, il y a pourtant une grande différence : à Anvers, la gauche s’est présentée divisée, ce qui l’a fait passer comme la grande perdante de ces élections; à Gand, le cartel de gauche SP.A-Groen a permis à la gauche de remporter la majorité absolue au conseil communal avec 45,5% des voix. On présente les choses comme si le résultat à Anvers était le produit d’une vague conservatrice, là où Gand serait un îlot progressiste. Mais les chiffres indiquent que le rapport électoral entre la gauche et la droite dans ces deux villes est identique. Simplement, les progressistes de Gand ont mené leur barque de façon plus intelligente que ceux d’Anvers. Aussi bien avant qu’après les élections, toute l’attention s’est portée sur la ville d’Anvers. À juste titre d’ailleurs, puisqu’il s’agit de la plus grande commune du pays. Mais ne perdons quand même pas de vue que 96% de la population flamande… n’est pas anversoise. Il y a une autre raison pour ne pas faire d’Anvers un modèle pour le reste de la Flandre. Dans cette ville, sans doute à cause de sa grande taille, les votes exprimés sont extrêmement volatiles. En 2000, Filip Dewinter était l’homme politique le plus populaire, en 2006 c’était Patrick Janssens et aujourd’hui Bart De Wever. On peut difficilement parler d’une ligne claire. Les choix politiques des Anversois sont tellement capricieux que tout ce qu’on peut prédire, c’est que dans six ans il s’agira sans doute encore une fois de quelqu’un d’autre.

L’avenir de la démocratie chrétienne

On ne s’en est pas aperçu, mais la véritable portée historique de ces élections réside dans ce qui s’est passé à Bruges et à Courtrai. A priori, ce ne sont pas les villes les plus spectaculaires, mais c’étaient quand même les dernières villes moyennes qui comptaient encore un bourgmestre CD&V. Ça aussi, c’est terminé. À Bruges, parce qu’il n’y avait personne au CD&V pour prendre la relève du bourgmestre Patrick Moenaert, et à Courtrai, suite à un jeu de coalition stratégique pas piqué des vers. Cela signifie tout simplement que les démocrates-chrétiens flamands ont disparu totalement de la gestion des villes moyennes. Pour un parti qui, il y a quelques décennies encore, pouvait prétendre représenter la tendance de fond de la société flamande, c’est une constatation de taille. Les démocrateschrétiens doivent admettre qu’ils ont perdu tout contact avec la culture urbaine. Certes, ils sont encore forts dans la banlieue verte et dans les communes rurales, mais on ne peut pas dire que c’est là que bat aujourd’hui le cœur de la Flandre. Le président du CD&V, Wouter Beke, admettait durant la campagne que son parti n’avait plus de vrai « récit » – un terme qui remplace désormais celui, jugé trop compliqué, d’« idéologie ». La répartition des votes de son parti démontre que cette idéologie existe encore bel et bien, mais que celle-ci est axée résolument sur le passé. L’idéologie du CD&V correspond tout à fait au modèle de société de Torhout, Tielt et Meeuwen-Gruitrode. Ce n’est pourtant pas le modèle sociétal de l’avenir que nous trouvons par contre à Bruxellesville, à Anvers ou à Gand. La démocratie-chrétienne a joué un rôle très important dans l’histoire politique de la Belgique et on peut même dire qu’elle a façonné en grande partie le modèle belge. Pourtant, il n’est pas certain qu’elle puisse survivre en tant qu’idéologie. Aux Pays-Bas, le CDA (le parti-frère du CD&V) a pratiquement disparu. Les démocrates-chrétiens flamands devront également s’interroger sur la façon d’aborder la problématique urbaine contemporaine s’ils veulent rester un tant soit peu pertinents. Le bourgmestre de Ledegem restera sans doute démocrate-chrétien mais ce n’est pas avec ça qu’on bâtit un avenir politique.

Des bourgmestres forts

L’inverse vaut pour le SP.A. Ce parti ne s’adresse plus qu’aux bastions urbains. Le nombre de communes rurales où le SP.A ne se présente plus augmente de scrutin en scrutin. À court terme, ceci pourrait paraître comme une sage décision : les socialistes ne récoltent pas beaucoup de voix dans les campagnes. Pourquoi investir dans des campagnes locales qui ne rapportent pas beaucoup d’élus et mènent en général à l’opposition? À plus long terme, ce n’est pourtant pas un bon pari. En effet, les électeurs de gauche qui habitent dans les communes rurales sont obligés de reporter leurs voix sur d’autres partis et ont l’impression que leur suffrage ne compte pas vraiment. S’il est vrai que les électeurs zappent plus facilement qu’avant d’un parti à l’autre, le SP.A est sans nul doute le seul parti européen qui encourage ses électeurs à le faire en ne lui offrant aucune alternative lors des élections locales. On ne peut pas tabler sur une quelconque loyauté des électeurs, si le parti luimême n’organise pas une prestation de services de base pour ses électeurs. Cette stratégie a encore un autre défaut : le SP.A tient bon dans quelques villes moyennes, mais ceci est surtout du à la personnalité et à l’investissement des bourgmestres en place. Le parti peine à attirer un personnel politique motivé et compétent et rien ne dit qu’une nouvelle génération est prête à prendre la relève. À Gand, Daniël Termont prend sa retraite dans six ans et à Louvain, Louis Tobback n’est pas éternel non plus. Le SP.A dispose-t-il d’une nouvelle génération prête à s’engager à fond dans la gestion des communes ? Ce constat est en contradiction avec l’idée largement répandue aujourd’hui qu’il n’y a plus vraiment de frontière entre la ville et la campagne en Flandre : tout est construit et tout le monde habite à moins d’une heure de Bruxelles. Les résultats des élections indiquent pourtant que la frontière entre la ville et la campagne est plus distincte que jamais, ce qui présuppose un processus d’auto-sélection. Il existe un groupe dans notre société qui fait le choix de vivre en ville et, en général, ce sont ceux-là qui peuvent s’imaginer avoir des voisins d’une autre culture et ne pas pouvoir garer leurs deux voitures familiales devant la porte. Ceux qui font dépendre leur qualité de vie de l’existence d’une allée privée devant la maison s’installent à Fermetteghem. De ce point de vue-là, nous avons quand même affaire, même si les distances sont courtes, à une nette division géographique de la société.

Responsabilité et emballement des medias

Tout comme il a été question, dès septembre 2011, des élections communales imminentes, de la même façon a-t-on commencé dès le soir des élections communales à parler de celles de 2014. Les medias font ainsi preuve d’une absence totale de sens des responsabilités. En sousentendant que nos politiques se hâtent d’une élection à l’autre, ils créent un climat qui ne laisse aucune place à la gestion politique propre. D’ici juin 2014, des tas de choses doivent pourtant être réalisées en matière de sécurité sociale, d’emploi, de fiscalité et de déficit budgétaire. Va-t-on gaspiller également cette période en petits jeux électoraux et mettre ainsi en danger l’avenir de notre modèle social ? Tous comptes faits, on ne peut pas utiliser ces élections communales pour faire des pronostics sur les élections de juin 2014. En effet, par rapport à 2010, les partis sont restés sur leurs positions. Le gouvernement Di Rupo I n’a certes pas encore gagné les cœurs, mais les partis gouvernementaux n’ont pas été sanctionnés. Chacun reste donc dans ses tranchées. Malgré toutes les grandes déclarations sur « la mère de toutes les élections » en juin 2014, le vrai test aura lieu dans les mois qui les suivront. Il est peu probable qu’un parti, ou un bloc de partis, obtienne une majorité absolue et, donc, nous aurons à nouveau de longues négociations pour la formation d’une coalition. Certains partis seront tentés de remettre la réforme de l’État sur le tapis. La différence avec notre longue crise précédente, c’est que nous sommes maintenant tributaires d’un pacte de stabilité strict : le budget de 2015 doit être en parfait équilibre, un déficit de maximum 1,1% du PNB étant encore toléré en 2014. Ce dernier pourcent sera bien sûr le plus dur à réaliser : entre 2011 et 2014, toutes les dépenses auront déjà été rabotées et il n’y aura plus de marge disponible. Le gouvernement Di Rupo ne fera pas non plus de cadeau à l’opposition en élaborant un budget pour 2015 avant les élections de juin 2014. Ce sera donc à la nouvelle équipe de le faire, de préférence avant novembre 2014 comme l’exige l’Union européenne. Tous les partis politiques se targuent de vouloir maintenir le niveau de bienêtre de la population belge. Durant l’été 2014, nous en ferons le test ultime : ou bien les partis politiques se lanceront à nouveau dans une crise politique sans fin avec toutes les conséquences pour notre système économique, ou alors un gouvernement sera formé assez rapidement pouvant remplir nos obligations européennes dans le cadre du Pacte de stabilité. Jusqu’à l’été 2014, tout le monde peut rester dans les tranchées. Mais le moment de vérité et de responsabilité lui succédera immanquablement.