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Foisonnants et problématiques

Il arrive que le discours utopique se transforme en réalité. C’est plus fréquent qu’on ne l’imagine. Mais entre cette réalité et son inspiration, il y a de la marge… Deux films à succès en témoignent.

L’affaire est complexe : différencier les créations littéraires utopiques, les textes politiques utopiques et les réalisations pratiques, rapprocher pour les éclairer par le jeu de leurs différences les utopies, les contre-utopies ou dystopies, les hétérotopies, voire aussi les uchronies… Le schème utopique ne prolifère pas seulement dans la fiction littéraire ou cinématographique. Certaines eschatologies religieuses telles la prise de contrôle de Münster par les anabaptistes (1534-5) ou la province jésuitique du Paraguay (1609-1768) témoignent de son ancrage dans le réel. C’est un genre contagieux.

La veine utopique n’est pas absente des grands courants de la gauche dès le XIXe siècle : socialisme, anarchisme et communisme. Elle s’est adossée à l’expérience tragique de la Commune de Paris, les ci-devant utopies, quand elles se réalisent, peuvent être noyées dans le sang. La Commune se montre comme l’accomplissement de l’utopie, moins dans le registre lutte des classes, davantage dans l’abolition des hiérarchies spatiales autant que sociales : les occupations d’églises, le rapport croyant-prêtre, femme-homme, apprenant-professeur, le trio conflictuel locataire-concierge-propriétaire, la promotion de l’affiche, le rapport temps libre-temps de travail, une décolonisation de la vie quotidienne, qui percole chez le jeune Rimbaud qui se balade dans Paris en feu  :

« L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux. »[1.Arthur Rimbaud, « Rêve pour l’hiver », poème de 1870.]

L’utopie, une pensée de la rupture

Pour le philosophe Paul Ricœur, ce qui caractérise l’utopie, ce n’est pas son incapacité à être actualisée, mais sa revendication de rupture avec la situation existante. Dans la pensée utopique, il y a un déchirement, bris de connivence entre la pensée qui ouvre ses quinquets anticipatifs et le monde tel qu’il est. L’esprit d’utopie rejette le réel et le juge. Elle exprime non l’être mais le devoir être, un au-delà de l’être là, une protestation qui fait révolte. Elle met en forme l’exode autant que l’exil, moins une contestation frontale de l’ordre oppresseur que le départ hors de lui. C’est une fuite reconstructive. Elle montre les raisons du souhaitable dans l’inacceptable.

Pour le philosophe Christian Godin[2.Christian Godin, Faut-il réhabiliter l’Utopie ? Nantes, Pleins feux, 2000.], les utopies produisent, par rapport à l’état présent, diverses altérités. D’abord l’alternance : celle du rêve nocturne par rapport à la réalité diurne, comme une fête des fous, un roman où l’on se perd pour se retrouver. Dans les utopies pratiquées, ce sont des moments « îlots » qui subsistent au milieu d’une société dominante, microsociétés occasionnelles, temporaires dans d’autres lieux. En second lieu, l’altercation : c’est une critique adressée à la société dominante, dénonciation, contestation, opposition aux gouvernements en place. Certaines composantes utopiques sont louées comme étant l’avant-garde de la société normale. Selon le mot de Gide : « C’est par la porte étroite de l’utopie qu’on entre dans la réalité bienfaisante ». En troisième lieu, l’alternative : il n’est pas exclu que le discours utopique se transforme en réalité utopique qui gagne du terrain. La fantaisie a donné naissance au projet, le projet à l’audience, l’audience à des cercles élargis par la propagande, la propagande aux plans de réalisation, les plans à des stratégies, les stratégies à des forces sociales, ces forces à une opinion, ce pouvoir d’opinion à un pouvoir de gouvernement. Est-ce que le christianisme, le socialisme voire le communisme n’étaient pas, dans leur phase initiale, des utopies ? Gramsci indiquait : « La religion est la plus gigantesque utopie qui soit apparue dans l’histoire. »

Ruptures et altérités : Les sentiers de l’utopie

Ruptures et alternatives, c’est bien le sens du livre et du film d’Isabelle Fremaux et de John Jordan, Les sentiers de l’utopie[3.Isabelle Fremaux et John Jordan, Les sentiers de l’utopie, La Découverte, 2012, dont est tiré le film.], Militants engagés dans l’altermondialisme, les deux auteurs ont parcouru l’Europe pour donner écho à des initiatives radicales, rupturistes : le camp climat installé illégalement aux abords de l’aéroport d’Heathrow, un hameau squatté par des punks cévenols, Padeia, une école anarchiste espagnole gérée, pour partie, par ses élèves, une communauté agricole anglaise pratiquant la permaculture, une usine occupée en Serbie, un collectif pratiquant l’amour libre dans une ancienne base de la Stasi – pas mal comme rupture, on passe de la haine enchaînée à l’amour libre ! – et, cerise sur le gâteau, la fameuse ville libre de Christiana à Copenhague.

Pour Fremaux et Jordan, « il faut allier le “dire non” au capitalisme au fait de dire oui à des alternatives ». Les alternatives naissent de la résistance. Il convient de créer des zones de vie exonérées du monde de vie et de la culture du capitalisme, les fameuses T.A.Z. de Hakim Bey[4.Hakim Bey, T.A.Z., zone autonome temporaire, Paris, l’Éclat, 2011.], avec cette conscience de soi de la mentalité utopique revendiquée comme telle, face au réalisme et à la résignation. « Un autre rythme temporel, un archipel solidaire, pas de gourou […]. La notion d’utopie permet d’explorer une myriade de contextes, culturels, historiques, des approches diverses, le quotidien en milieu rural, urbain, la production, la consommation, l’amour, le sexe, l’enseignement, la nourriture. Il s’agissait de concevoir tout cela comme des pratiques artistiques. »[5.« Impasse du capitalisme, chemins de l’utopie. Entretien avec John Jordan et Isabelle Fremaux » dans Mouvements des idées et des luttes, février 2011.]

Le sociologue Frank Poupeau se livre à une critique méchante. Selon lui, le film manque d’esprit critique ; les lecteurs-spectateurs sont introduits dans des réalisations formidables par un cicérone formidable, appelés à communier à des initiatives tellement extraordinaires qu’elles ne pourraient nullement convenir à des gens ordinaires. Elles constituent davantage un refuge accommodant qu’une véritable critique porteuse d’avenir. « Au-delà de la question politique qui consiste à déterminer si, pour changer le monde sans prendre le pouvoir, on est condamné à partager son temps entre les assemblées générales et le jardin communautaire, il s’agit de se demander s’il faut obligatoirement appartenir à cette catégorie de gens formidables pour échapper à la domination. »[6.Frank Poupeau, « Des gens formidables », Le Monde diplomatique, novembre 2011.]

Ronald Creach enfonce le clou : « Ces microsociétés sont ultraminoritaires. Elles constituent aussi, consciemment ou non, une réponse au mouvement de paupérisation des classes moyennes au sein des nations développées. Il est clair que le capitalisme peut s’accommoder et coexister avec des structures intellectuelles, morales et psychologiques fort diverses. »[7.Pour ceux qui veulent poursuivre, un livre incontournable : Ronald Creach, Utopies américaines, Marseille, Agone, 2009.]

Critiques de la mentalité utopique, les dystopies.[8.Une superbe illustration cinématographique, Bienvenue à Gattaca d’Andrew Nicol, 1997.]

Les dystopies fonctionnent comme critique des utopies. Leur vigueur dénonciatrice a souvent ciblé le communisme totalitaire. La mentalité utopienne, prétendent certains, peut dégénérer en pathologie existentielle : messianismes qui excluent, délires sans réalisations pratiques possibles, toute-puissance illusoire de la production onirique, prédominance de la spatialisation avec refoulement du devenir historique (le socialisme dans un seul pays !). Le temps s’arrête et, dans l’univers onirique spatialisé, aucune temporalité intermédiaire ne vient s’insérer entre le rêve et sa fabrication progressive. Dans le 1984 de Georges Orwell, il s’agit d’un temps historique dégradé, où l’histoire est remaniée sans cesse en fonction des directives de Big Brother. En outre, dans ce monde homogène, sans contradictions ni tensions dialectiques, sans rivalités entre conceptions du monde différentes et divergentes, les contestataires sont souvent des mauvais qui ne croient pas au récit fondateur, des gens dangereux.

Simultanément, les utopistes pourraient s’avérer des faibles, incapables de se mesurer à leur réalité présente, d’y insérer progressivement des propositions de changement, un refuge pour les impuissants. Dans leur monde imaginaire, ils peuvent conférer la toute-puissance au type d’homme qu’ils admirent et qu’ils estiment méconnu, le savant, le prêtre, le moine, l’inventeur. C’est le règne de l’espace pur, libéré de toute contamination temporelle mais c’est un espace clos dont l’île est la figuration concrète.

Chez Thomas More, le premier geste d’Utopus, premier roi d’Utopie, est de couper l’isthme qui rattache l’île au continent. C’est un processus de totalisation : il s’agit de rassembler dans le huis clos le tout de l’existence humaine, la vie politique, sociale, économique, écologique, technique, médicale, architecturale. Rien ne doit y échapper. La pureté semble essentielle dans l’épure utopique : le commerce comme mélange est l’ennemi principal, la discorde sociale en est la fille, la cohérence interne en est la qualité suprême. Les trois grandes causes de troubles sociaux – le pouvoir, le sexe et l’argent, soit les trois passions spinoziennes – sont éliminées et coupent l’accès à la jouissance. La béatitude sociale imposée prend la place de la jouissance individuelle suspectée.

Dès lors, certains rangent les productions de l’utopie du côté de l’idéal et les considèrent comme des productions répugnantes : « L’idéal, qu’il se dise anarchiste ou non, peut bien se draper et s’émouvoir de conceptions élevées, d’histoires saintes, d’épures de ce qui doit être, de grandes idées de justice, de vérité, de beauté et de pureté à venir, il ne manque jamais de se doter d’un corps présent extrêmement concret et ordinaire, un corps simplifié et répétitif de prêtres, de théoriciens, de codes, d’images toutes faites, de lieux communs, d’obligations et de contraintes, dont le degré de turpitudes, de mesquineries et de vulgarité est à la mesure de la grandeur des idéaux auxquels il prétend. »[9.Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Le livre de poche, Paris, 2010, article idéal, p. 151.]

Demain, hétérotopies contemporaines ?

Pour Michel Foucault, les hétérotopies[10.Michel Foucault, « Des espaces autres, Hétérotopies », Architecture, mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49.] sont des espaces de localisation concrète, des « maintenant » de l’utopie. Autant pour des pratiques ségrégatives et enfermantes, comme les asiles et les maisons de retraite, que pour des machines à rêver, comme la cabane d’enfant ou le théâtre… Ces lieux « maintenant ailleurs » obéissent à d’autres règles. Si ce lieu autre peut se refermer, il peut aussi créer un autre temps, une hétérochronie, jonction d’un « maintenant » avec un autre espace dans une autre durée. Le cimetière ou le Club Med sont ainsi des lieux-temps réels, concrets, pratiques. Mais il y a aussi des hétéropies de crise, là où la réalité habituelle se déchire et laisse apercevoir d’autres manières pas vraiment BCBG : le stade de Santiago du Chili lors du coup d’État en 1973 ou le tristement célèbre Vel d’Hiv’ de Paris en 1942, la manif des altermondialistes à Gênes en 2001[11.Manifestation géante, pour bloquer la réunion du G8 et où Carlo Giuliani fut abattu par la police.], les lieux d’attentat d’aujourd’hui… À la suite de cela, peut-on encore se demander : aurons-nous encore la tarte au riz le dimanche après-midi pour le goûter chez Tante Yvonne ?

Avec un succès d’audience, le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent[12.Film de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Cyril Dion, Demain, Actes Sud, 2015.] expose cette veine hétérotopique. Certains lui ont reproché son absence de critique politique et sociale. Mais, sans doute, il tire justement sa force de son vigoureux plaidoyer pour ce « c’est possible sans casser la baraque ». Les habitants de San Francisco recyclent 100% de leurs déchets, le couple Hervé-Gruyer obtient des rendements miraculeux dans leur entreprise de permaculture, la monnaie locale de Bâle, le WIR, stimule la création locale d’emplois et plusieurs propositions ouvrent les portes de la démocratie participative. Ainsi, en Finlande, leader dans les scores Pisa, c’est l’élève plutôt que le savoir qui est mis au centre du processus pédagogique.

Si le film n’appartient pas, à la différence des Sentiers de l’utopie, au registre de l’utopie critique et « rupturiste », c’est qu’il s’inscrit à rebours de l’hétérotopie à la Foucault : ce ne sont pas des productions déviantes ; bien au contraire, elles sont empreintes de sagesse réaliste et fonctionnent en démarquages légers, souples à l’intérieur du système qu’elles prétendent corriger à la marge sans pour autant être marginales. Les propositions, réalisées ou non, manifestent leur compatibilité avec la société actuelle à la différence du « tout autre » des utopies de Fremaux et Jordan. Chez ces derniers, on a affaire à des bateaux pirates. Par contre, les réalisations montrées par Cyril Dion et Mélanie Laurent s’avèrent des paquebots à voile bourgeoiso-compatibles. Pas de sculpteurs libertaires naturo-zonards mais de l’agriculture perma-soutenable dont les fruits feront les délices des tables woluwéennes. Les sentiers de l’utopie sont incertains, les réalisations fragiles, certains espaces sont conquis par des luttes, ce n’est pas donné à tous, il faut y être introduit, voire initié. Demain, lui, nous introduit sans précautions à prendre au sein de lieux qui fonctionnent dans la légalité, dans la normalité, un avenir qui démarre sans casser des œufs. Après les piliers chrétien et socialiste, les pestos aux feuilles d’artichaut !

Au risque de l’utopie, juger le présent

Totalitarisme onirique ? Rêves sans généralisation possible ? Ouvertures crédibles à la marge ? La perplexité se maintient : avons-nous le choix entre des vies sages avec Demain ou à des pensées folles avec Les sentiers de l’utopie ? Pour Deleuze, l’utopie risque de se constituer comme un juge sévère du demain qui dévalorise notre aujourd’hui : « on reste avec la vie, mais cette vie est encore la vie dépréciée, qui se poursuit maintenant dans un monde sans valeur, dénuée de tout sens et de tout but, roulant toujours pour son propre néant. » [13.Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 170.]

L’utopie représente, quand elle est intégrée dans nos devenirs, quand elle est prise au sérieux, un risque : dédoublement de la réalité par le pouvoir de mobilisation de l’idéal fabriqué par le désir utopique à côté d’un présent coupable. Se tenir dans les brumes de l’idéal risque d’étouffer la vie réelle. Certes ! Mais le même Deleuze indiquait : « Du possible ! Sinon j’étouffe ! »