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Gauche de valeurs, de projets, de méthodes, de résultats ?

Depuis que le monde est monde, en tout cas déjà bien avant que les concepts modernes de gauche et de droite structurent le champ politique de manière plus ou moins claire, le vitalisme humain exercé à l’intérieur de la dynamique sociétale n’a cessé de se développer selon trois modèles-types au moins. Rarement purs ou stables, ceux-ci peuvent s’affronter, cohabiter, se succéder, s’hybrider. On les distingue à leurs noyaux durs respectifs. Première tendance: la quête d’homéostasie. Sa marque est celle de l’attachement au maintien d’un équilibre fonctionnel entre les sous-ensembles du corps social, visant surtout à minimiser les aventures et les troubles collectifs. L’ingénierie subtile des règles de contention de l’abus de pouvoir ou de la violence parmi certaines peuplades dites primitives — bien rendue récemment par le film « Ten Canoes» En français: «10 canoës, 150 lances et 3 épouses», film australien de Rolf De Heer et Peter Djigirr, prix spécial du jury à Cannes 2006 dans la série «Un certain regard» — en fournit une illustration parmi d’autres. Deuxième tendance : le primat prédateur (interne et/ou externe), accroissant de manière intéressée l’emprise d’une partie du corps social sur les autres composantes de la société ou entraînant globalement cette dernière, de gré ou de force, à l’assaut de sociétés distinctes (pillages, colonisation, guerres de nature militaire et/ou économique…). Enfin, troisième tendance: le primat évolutionniste. Son ambition est de conduire telle société précise vers un mieux plus ou moins profitable à l’ensemble des sociétaires, voire même de nourrir « par l’exemple » une conscience civilisationnelle d’envergure plus universelle. Eu égard à ces quelques repères très généraux, que penser de la gauche qui nous est la plus familière et de sa capacité à peser sur le destin de la société, que ce soit par contribution proactive ou par résistance à certains changements indésirés?

Nos repères à l’aune de l’«électo-choc» français

Le petit Belge accoutumé de longue date aux coalitions les plus diverses et les plus improbables a sans doute du mal à réprimer un étonnement goguenard face à ce qui s’est observé ces dernières semaines en France: cette impression de révolution républicaine suprême au pays des Lumières pour rien de plus qu’un assez modique métissage gauche-droite intra-gouvernemental, prôné à fleuret moucheté par le voltigeur Bayrou et concrétisé vite fait au sabre d’abordage, en guise de riposte d’allure très tactique, par le prestidigitateur Sarkozy. Chez nous, à force d’observer le règne des coalitions et des compromis souvent acrobatiques qui leur assurent bon an mal an une relative stabilité, le discours de la gauche (ultra-)critique ne porte pas tant sur le principe des alliances peu homogènes que sur l’affadissement des différences qu’elles génèrent entre grands partis partenaires. Au «c’est toudi l’même» évasif du populo, répond le procès intellectuel récurrent de contamination droitière du principal parti classé à gauche. L’accent est ainsi mis préférentiellement sur la «dérive» de son propre camp plutôt que sur celle, symétrique, du camp opposé. On pourrait pourtant s’aviser aussi (et pourquoi pas se réjouir de temps en temps?) que nous avons en Belgique une des droites politiques les plus tempérées d’Europe, si ce n’est du monde, et que cela non plus n’est pas sans relation avec une tradition d’acclimatation à la culture des compromis obligés au sein de coalitions consenties. En termes de résultats politiques nets pour la population du royaume, et nonobstant de vraies évolutions problématiques qui s’insinuent dans toutes les familles politiques Entre autres : hyper-sensibilité aux faits divers, allergie au parler-franc, obsession délirante du risque zéro, idéalisation de la croissance, minimisation de la nouvelle rudesse des rapports sociaux….., cet «affadissement» à double sens n’est pas tout à fait négligeable pour garantir la maintenance et le pragmatisme d’un modèle plutôt social qu’antisocial. Constat d’autant plus précieux que le contexte international incline aujourd’hui massivement aux accentuations inverses, c’est-à-dire au primat du modèle prédateur sur les modèles homéostasique et évolutionniste évoqués plus haut.

La faille des positions dominantes

Comparée non plus à la Belgique mais à l’Italie, autre pays politiquement bipolarisé, la gauche française d’avant les décalages potentiellement intéressants introduits par la candidate-présidente Ségolène Royal affichait sur ces quinze à vingt dernières années un bilan assez frêle et peu intelligible en termes d’ouverture, de pugnacité programmatique, d’innovation sociale. Une des «réussites» principales du stratège florentin François Mitterrand fut d’avoir réduit à rien le poids du parti communiste «frère» à force de l’impliquer dans sa propre politique ou de le forcer à s’en dégager. À l’inverse, la gauche italienne, rendue exsangue par les manquements et certains scandales de son parti socialiste, n’a dû qu’à la reconversion d’un bon nombre d’ex-communistes dans une constellation démocratique disparate encore fragile de pouvoir renverser la coalition démagogue triomphante de droite et d’extrême droite dirigée, pour ne pas dire parrainée, par Berlusconi. Il faut dire que de longue date, depuis l’ère Berlinguer Leader du PCI, artisan dès les années ’70 d’une critique explicite et active du modèle soviétique et partisan de la participation au pouvoir via une coalition avec le centre-droit de l’époque notamment, les communistes italiens étaient de loin les plus modernes et les plus émancipés d’Europe de l’Ouest, comparés entre autres à leurs homologues français. En Belgique non plus les deux versions linguistiques de la principale formation de gauche n’ont guère de concurrent ni d’aiguillon du même bord, l’extrême gauche ayant toujours, au contraire de l’extrême droite, raté ses rendez-vous électoraux avec les masses critiques qui peuplent ses rêves. Par ailleurs, dans plus d’un fief historique wallon, la social-démocratie en place incarne davantage l’occupation majoritaire permanente du terrain décisionnel que le souci de radicalité sociale, d’émancipation culturelle et autres innovations hardies ou réflexions méthodiques en phase avec les réalités globales et leurs évolutions. Heureusement en quelque sorte, pour ouvrir davantage le jeu, qu’il y a Bruxelles (plus composite), le niveau fédéral (potentiellement plus déstabilisant pour tous les partis à l’heure des scrutins) et la Flandre (où le SPa, par exemple, reste un outsider suffisamment menacé que pour déployer beaucoup d’énergie rénovatrice). Sur les dossiers où il s’agit avant tout de préserver des acquis légitimes et performants, comme la Sécu, le poids d’une dominance francophone forte ancrée malgré tout à gauche peut servir utilement. En dehors de cela, toutefois, l’occupation obsessionnelle du pouvoir pose souvent des problèmes spécifiques moins favorables à l’image et à l’avancement du progressisme: mutation d’une culture officielle de la «mission confiée» vers une culture officieuse du «règne à vie»; obsession de maîtrise tournée vers la fiabilité et la docilité des agents au détriment d’une attention focalisée sur les objectifs externes, les résultats réellement atteints, les moyens de les améliorer; allergie progressive à la contradiction, à la théorisation, à l’évaluation rigoureuse, à la nuance; accommodement croissant au fait du prince, au maquignonnage, à l’opacité, au travestissement des pratiques. Le tout sur un fond d’estompement de la norme démocratique, réglementaire ou morale qui s’apparente parfois davantage au modèle prédateur qu’au modèle évolutionniste. Mais à chaque abus de pouvoir son revers différé, avec des effets boomerang plus déstructurants encore à gauche qu’ailleurs. À l’heure où un nombre croissant de gens rament de plus en plus pour nouer les deux bouts, en effet, tout mésusage des leviers et des deniers publics passe pour une indécence criante, surtout si l’on se gargarise de solidarité avec les plus faibles. En outre, à l’heure où beaucoup sont fascinés par les mirages de la dérégulation et par une gestion sensiblement plus musclée des «avantages» de la protection sociale, quelle aubaine pour eux de voir ainsi des réputés «collectivistes» se prendre les pieds dans les grosses ficelles d’incuries inavouables et de manœuvres étriquées. Face à cela, partiellement désemparée, une bonne partie de la gauche communicante se drape dans la pureté de valeurs démocratiques qui ne sont même plus son exclusivité et se focalise curieusement sur une éducation civique des jeunes générations qui consiste plus à dresser l’inventaire des tares de l’extrême droite qu’à exhiber les vertus des partis gestionnaires et des programmes positifs. Manque d’imagination ou triste aveu. Le monde a besoin aujourd’hui d’acteurs politiques à la fois lucides, radicaux et ouverts aux complémentarités plutôt qu’enivrés par leurs ambitions Nicolas Hulot fut à cet égard, en termes d’influence, la personnalité la plus sobrement héroïque de la présidentielle française. La gauche, elle, peut profiter de l’effondrement des schémas révolutionnaires auxquels on l’identifiait pour s’arc-bouter à une ambition moins absolue et moins romantique mais plus fondamentalement exigeante : peser de tout son poids dans la recherche d’une meilleure homéostasie planétaire (réduction puis prévention des conflits armés et des périls écologiques) et, pour le reste, être en priorité le fer de lance d’un évolutionnisme social centré sur les potentiels et les besoins de l’ensemble des humains, avec leur soif de justice et de respect. Ce qui, au-delà des partenaires sociaux et institutionnels classiques jouant leur rôle dans les nombreux organes belges de concertation et de consultation, ne se fera pas sans aiguillons parlementaires et extraparlementaires Notamment de associations et universitaires aux compétences et expériences variées tenaces, organisés et plus bosseurs qu’incantatoires au sein de la gauche elle-même.