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Généalogie d’une politique belge des drogues

En Belgique, comme presque partout ailleurs, les politiques répressives en matière de drogues ont toujours été la panacée. En 2014, on pense encore que le meilleur moyen de contrer le fléau est d’interdire, de punir, de croire qu’un monde sans drogue est réaliste. Si l’arrêt de la prohibition reste inenvisageable, c’est en bonne partie parce que la drogue fait partie intégrante de notre économie.

La loi du 24 février 1921 gère le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes ou antiseptiques.Un arrêté royal du 6 octobre 1921 spécifie à l’article 10 que « tout médecin ou dentiste qui aura, sans nécessité, prescrit ou administré ces substances de façon à créer, à entretenir ou aggraver une morphinomanie, héroïnomanie ou cocaïnomanie » sera passible de peines. Dans la loi du 9 juillet 1975 le terme « sans nécessité » est remplacé par « abusivement ». Amendée bon nombre de fois, finalement la loi du 3 mai 2003 stipulera que les praticiens de l’art de guérir ne peuvent être sanctionnés lorsqu’ils prescrivent des traitements de substitution. Un arrêté royal fixera l’ensemble des conditions relatives aux traitements de substitution. Lorsque l’arrêté royal est publié, tant en Wallonie qu’à Bruxelles, les soignants ont affiné leurs propres pratiques en la matière et considéreront donc l’arrêté royal comme obsolète. En Flandre, il semble mieux respecté.

La patientèle

Avant 1970, la majorité des personnes dépendantes des opiacés étaient des professionnels de l’art de guérir dont l’accès à ces substances était facilité par leurs professions. On retrouvait également quelques consommateurs de drogues, tous produits confondus, dans les milieux artistiques, essentiellement parmi les jazzmen. Lorsqu’ils étaient en manque, des médecins, souvent des psychiatres, leur prescrivaient de la méthadone, médicament phare aux États-Unis.

Si, dès la fin des années 60, on voit apparaître des consommateurs de cannabis dans certaines grandes villes (notamment à Anvers, Bruxelles et à Liège), ce n’est qu’à partir des années 70 que les médecins se confrontent à une nouvelle clientèle d’héroïnomanes, des jeunes issus de tous les milieux sociaux. Certains sont fils de médecins, d’autres sont des « ketjes » des Marolles.

Si ces consommateurs sont détenteurs de produits illégaux et donc punissables, les instances judiciaires de l’époque ne se montrent pas enthousiastes à les emprisonner. Ils ont plutôt tendance à les renvoyer aux soignants. Ceux-ci sont désarçonnés, mais ont bien intégré, pour la plupart d’entre eux, qu’il leur était interdit d’entretenir une toxicomanie. Ils prescrivent donc des sevrages hospitaliers ou proposent des traitements rapidement dégressifs par produits de substitution et essuient bon nombre d’échecs thérapeutiques.

Les toxicomanes n’ont globalement pas meilleure presse dans le monde des soignants que dans la société civile, et il n’est pas aisé de les faire admettre à l’hôpital pour des cures de désintoxication. L’idée germe qu’il faut penser à créer des lieux spécialisés pour les prendre en charge.

L’offre de soins

Les soignants sont communément d’accord à reconnaître leur impuissance, mais c’est bien là leur seul point commun.

Les tenants de l’idéal d’abstinence

Certains s’accrochent à l’imposition de l’abstinence comme seul but du traitement des héroïnomanes et s’inspireront donc, soit de la philosophie des communautés thérapeutiques, soit des théories de Claude Olievenstein, qui règne en maitre, en France, et s’oppose à toute substitution, voulant traiter les toxicomanes par des psychothérapies de type analytique. En 1982, le Centre Enaden à Bruxelles se crée à l’image du Centre Marmottan d’Olievenstein, à Paris. On y refusera durant de longues années tout produit de substitution.

Toujours en France, Lucien Engelmeieir fonde, début des années 70, une communauté thérapeutique gérée par des toxicomanes, « Le Patriarche ». Les Belges y enverront bon nombre de leurs clients.

En Belgique, ce sont les Frères de Charité qui ouvrent, en Flandre, la première communauté thérapeutique pour toxicomanes, « De Sleutel ». D’autres communautés suivront à Bruxelles et en Wallonie, mais le nombre de communautés thérapeutiques est aujourd’hui nettement supérieur en Flandre qu’en Communauté française. La plupart des communautés thérapeutiques flamandes disposent également d’un centre d’accueil de crise et plusieurs d’entre elles disposent d’un centre de jour. Les Frères de Charité, sous le nom de « De Sleutel », en ont ouvert 5 en Flandre. L’organisation des soins pour toxicomanes en Flandre, à l’instar de l’organisation des soins en santé mentale, en général, offre pas mal de possibilités d’aide résidentielle ou semi-résidentielle, alors qu’à Bruxelles et en Wallonie, on semble privilégier les soins ambulatoires.

Les tenants de la substitution

D’autres soignants s’inspirent des politiques de drogues au Pays-Bas où on prône la réduction des dommages à l’égard des consommateurs de drogues dites dures tout en décriminalisant l’usage du cannabis.

Dès la fin des années 70, en Belgique, quelques médecins, généralistes et psychiatres, prendront des héroïnomanes en traitement en se préoccupant moins de la dégressivité des doses prescrites. C’est notamment le cas du Dr Jacques Baudour, pédo-psychiatre, qui se fait arrêter le 7 octobre 1983 pour traitements abusifs. Le 16 février 1984, le Dr Baudour est condamné à 3 ans de prison sous conditions. Le juge Amores prescrit les conditions sous lesquelles les produits de substitution peuvent être dorénavant prescrits et, si le Dr Baudour s’y soumet, sa peine ne deviendra pas effective. En Belgique, c’est donc un juge qui a déterminé les règles de la bonne pratique médicale pour les traitements de substitution des toxicomanes. L’Ordre des médecins, tant le national que les conseils provinciaux, ayant pris bonne note du jugement « Amores », se mettent à rédiger des directives et circulaires en la matière.

Dès l’arrestation du Dr Baudour, le Dr Jean-Pierre Jacques, un médecin généraliste, également psychanalyste, entouré de quelques personnes qui s’intéressent à la souffrance des héroïnomanes, met au point la création d’un centre de délivrance contrôlée de méthadone, dans une équipe pluridisciplinaire qui, outre le produit, offrira une psychothérapie et un accompagnement social aux usagers. La reconnaissance de ce centre s’impose d’autant plus que, à partir de 1984, le virus du sida est identifié, tout comme son mode de contamination. Le toxicomane, qui souvent s’injecte sa dose, est donc devenu un vecteur de transmission du virus. Néanmoins, seuls ces héroïnomanes qui ont prouvé, après avoir subi 2 cures, être incapables de s’abstenir de la prise d’héroïne pourront bénéficier des soins au projet Lama[1.Lama : nom dérivé de la substance lévo-alpha-acétyleméthadol, produit de substitution à l’héroïne, en abrégé LAAM, d’où on a tiré l’acronyme approximatif « Lama », sensiblement plus sympathique comme dénommination. Remarquons que 30 ans plus tard le Projet Tadam, un projet de délivrance contrôlée d’héroïne à Liège, n’acceptera d’inclure que des héroïnomanes qui, tout en étant sous traitement de méthadone, continuent à consommer très régulièrement de l’héroïne.].

Fin des années 80, début 90, entre autres grâce à la clientèle qui afflue par le biais des instances policières et judiciaires, les centres spécialisés sont surbookés. Le nombre d’héroïnomanes croît constamment et, noblesse oblige, on en revient à l’idée que la première ligne, c’est-à-dire les généralistes, pourrait être bien utile pour prendre une partie de cette population
en charge.

Dès 1992, en Communauté française, le réseau Alto est créé, afin de former et de soutenir les généralistes qui accepteraient de traiter des toxicomanes. En Flandre, ce seront surtout les médecins des centres de santé mentale qui continueront et continuent d’ailleurs actuellement à assurer les suivis des toxicomanes en substitution. Les généralistes ne s’y voient confier que des patients parfaitement stabilisés.

Dans le courant des années 80, dans la partie francophone du pays, les centres spécialisés se regroupent en une fédération d’intervenants en toxicomanie. Celle-ci se divisera plus tard en une fédération wallonne et une fédération bruxelloise. En Flandre, dès les années 70, le VAD (Vereniging voor Alcohol en Drugs) regroupera et représentera le monde des intervenants concernés par la gestion de l’alcool et des drogues. Ces trois fédérations se sont plus récemment regroupées, il y a 6-7 ans dans « IDA », (Information Drogue Alcool) en vue de prises de positions communes et afin d’augmenter leur impact auprès des autorités fédérales.

Le Judiciaire

L’arrestation du Dr Baudour et son jugement ont refroidi pas mal de médecins. Les soignants battent en retraite et les instances judiciaires se sentent appelées à prendre cette population à la dérive en charge. Au nom de la nécessité de leur rappeler la « Loi », on emprisonne les héroïnomanes en étant persuadés que c’est ainsi qu’on leur sauvera la vie. Mais leur présence en prison fera désordre et il y aura rapidement autant de produits illicites en circulation en prison que hors les murs. Il faut donc impérativement les libérer, à condition qu’ils acceptent « librement » de se faire traiter. Des soignants sont amenés à se rendre en prison pour évaluer la qualité de la « demande » du patient. S’en suit une période de tension importante entre le monde judiciaire et les soignants. Les premiers imaginent que les soignants vont les guérir par magie, les autres savent qu’en l’absence d’un désir réel du patient à s’en sortir, aucun résultat thérapeutique n’est envisageable.

Les procureurs généraux, confrontés aux débordements des prisons par l’arrestation de consommateurs de drogues, notamment, pensent à décriminaliser de fait la consommation de cannabis, en considérant que la poursuite des fumeurs de cannabis (THC) ne mérite que la dernière priorité. Mais leur circulaire n’a pas force de loi et on y réagit différemment selon l’arrondissement judiciaire. Il est fortement déconseillé de tirer sur un joint à Courtrai, alors que la consommation semble tolérée dans les grandes villes.

Malgré le manque d’enthousiasme des centres spécialisés à prendre en charge les toxicomanes qui bénéficient d’une obligation de soins, les places d’accueil se font rares. Les instances judiciaires, qui restent persuadées que le maintien d’une épée de Damoclès sur la tête des consommateurs va les aider à rester « clean », décident d’avoir recours à la probation prétorienne. À Bruxelles, les soignants trouvent enfin un interlocuteur en la personne du substitut Soetemans spécialisé en probation prétorienne pour les toxicomanes, qui réalise assez vite qu’il faut plus qu’une baguette magique pour sortir quelqu’un d’une toxico-dépendance.

Il n’empêche que, 30 ans plus tard, au 1er mars 2012, selon les statistiques officielles, nous devons constater que 10% de la population carcérale se trouve en prison pour des consommations ou du commerce de drogues, alors que 30% de cette population est détenue pour des faits de drogues liés à d’autres délits[2.C. Guillain, S. Deltenre, « Politique criminelle en matière de drogues : l’entonnoir pénal », in Revue de Droit pénal et de criminologie, n°12, 2012, pp. 1268-1295.].

Le dimanche noir et les politiques sécuritaires

Aux élections fédérales du 24 novembre 1991, l’extrême droite fait une percée inattendue, et ce notamment sur le thème de la sécurité. Les toxicomanes en manque de drogue sont montrés du doigt comme étant une des populations responsables de cette insécurité urbaine. Louis Tobback, ministre de l’Intérieur, s’en inquiète et un arsenal de mesures est mis en place afin de faciliter le traitement des héroïnomanes. On crée – enfin – des programmes à bas seuil d’exigence, les Maisons d’accueil socio-sanitaires ou Mass (en Flandre, Medisch Sociale Opvangcentra ou MSOC) pour les toxicomanes aux drogues dures.

Chaque grande ville possède sa Mass, et celle de Bruxelles a une file active d’environ 500 patients. Elle reçoit en moyenne entre 60 et 80 clients par jour. Comme les Mass wallonnes, elle travaille en collaboration avec les médecins généralistes auxquels elle confie facilement les traitements de substitution. En Flandre, les MSOC travaillent essentiellement en collaboration avec les Centres de santé mentale qui renvoient exceptionnellement des clients aux généralistes. Les MSOC disposent pratiquement toutes d’antennes afin de faciliter leur accessibilité aux toxicomanes. En Communauté française, seule la Mass de Mons semble disposer d’antennes.

La création de programmes à bas seuil d’exigence, alliée à la réhabilitation en Wallonie et à Bruxelles des médecins généralistes ont permis aux autres centres spécialisés, à l’exception des communautés thérapeutiques où le maitre mot reste l’abstinence, à entrevoir l’utilité de la prescription de produits de substitution et ils en prescrivent lorsqu’ils l’estiment opportun. Le rapport annuel du 31 décembre 2007 concernant l’enregistrement national des traitements de substitution nous apprend qu’en 2007, 12 206 héroïnomanes ont bénéficié d’un traitement de substitution, dont 25,8% en Flandre, 18,3% à Bruxelles et 55,9% en Wallonie.

Les politiques belges en matière de drogues

Il est difficile de prétendre qu’il existe une politique concertée en cette matière, en Belgique.

Pourtant la Chambre avait chargé un groupe de travail, en 1996- 97, pour étudier la problématique de la drogue en Belgique. Selon le rapport, rédigé par Brice De Ruyver, la majorité des experts entendus – pour la plupart des gens de terrain – questionne le bien-fondé de la politique prohibitionniste en cette matière. En conclusion de son rapport, De Ruyver, en tant que professeur de criminologie à l’Université de Gand, établira que la Belgique ne peut malheureusement pas suivre une autre politique, puisqu’elle est signataire des conventions internationales[3.Voir à ce propos l’article de Christine Guillain dans ce dossier.].

En Belgique, comme dans d’autres pays européens, et dans le monde, le débat prohibition-antiprohibition est lancé ouvertement depuis la création de la Ligue antiprohibitionniste internationale à l’occasion d’un congrès à Rome du 30 mars au 1er avril 1989. Mais, déjà en 1986, année de la présentation du rapport Stewart-Clark sur la drogue au Parlement européen, le groupe Arc en Ciel du Parlement était à l’initiative d’un « Forum alternatif sur la drogue », auquel participait Wynand Sengers, professeur de psychiatrie à l’Université de Rotterdam et membre fondateur de l’ « Europese Beweging voor een Normalisering van het Drugbeleid ».

Si, dans les années 70, sans s’être véritablement concerté sur la question, on imaginait régler le problème du « fléau » de la drogue en luttant contre le trafic et en prévenant les jeunes des risques qu’ils encouraient à la moindre consommation, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Tant les professionnels de la santé que ceux de l’appareil policier et judiciaire ont compris, à l’instar de bon nombre de citoyens lambda et de politiciens, que tant la question de la consommation de psychotropes que celle de la dépendance à ces produits était nettement plus complexe que ce qu’on avait pu imaginer. Certains en ont déduit que l’intervention des instances répressives en cette matière pouvait être contreproductive, alors que, d’un point de vue éthique, elle est difficile à justifier.

Pourtant, en Belgique, comme dans la plupart des autres pays, on semble avoir du mal à changer de cap. Selon Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra (2007), dans lequel il dévoile les faits et gestes de la Camorra italienne, cette résistance au changement ne serait pas tant le fait d’un manque de bon sens, ni de l’imposition d’une règle morale qui prône l’abstinence, mais serait bien plus la conséquence de l’importance du narcotrafic dans l’économie légitime. Dans son dernier livre Zéro zéro zéro (2013), qui concerne le marché de la cocaïne, il démontre comment l’argent de la drogue sauve les banques et confirme ainsi la déclaration faite, en 2009, par Antonio Maria Costa, ex-directeur de l’Office de l’ONU contre la drogue : « Les milliards d’euros du narcotrafic ont sauvé les banques européennes ».

Voilà qui explique probablement pourquoi ce débat « prohibition- antiprohibition » reste dans l’impasse et cadenasse, dans bon nombre de pays, la politique prohibitionniste en la matière, tout en obligeant leurs responsables politiques, pour des raisons sécuritaires et de santé publique, à inventer de multiples stratégies pour réduire les dégâts provoqués par l’interdit de certains psychotropes.