Politique
George Orwell, une oeuvre est une vie
17.11.2010
Pourquoi j’écris
Il y a d’abord, indique-t-il, le désir de paraître intelligent, d’être quelqu’un dont on parle, de laisser une trace après sa mort : «Les écrivains dignes de ce nom selon moi, sont dans leur ensemble plus vaniteux et égocentriques que les journalistes, quoique moins intéressés par l’argent» Toutes les citations figurant en graphies italiques sont tirées de l’œuvre d’Orwell, sauf indications contraires ou plus précises. Ensuite, l’enthousiasme esthétique : «La perception de la beauté du monde extérieur (…), le plaisir pris aux rencontres des sonorités, à la densité d’une bonne prose». Puis l’inspiration historienne, «le désir de voir les choses telles qu’elles sont, de découvrir la vérité des faits et de la consigner à l’usage des générations futures». Enfin ce qu’il nomme la visée politique, son engagement sans faille aux côtés de la classe ouvrière et des combattants pour la liberté et la dignité, avec les victimes contre tous les totalitarismes. Ces quatre motivations renvoient à quatre constantes qui traversent et unifient son œuvre : Orwell est un investigateur, un détective reporter, scandalisé, à son retour de la guerre d’Espagne, par le travestissement systématique des faits et la contre-information opérés par la presse de gauche anglaise relativement aux purges opérées par les staliniens à l’égard des anarchistes et des trotskistes à partir de 1937. C’est aussi un homme dont les engagements sont sans exception indexés sur des expériences de vie : sa critique de l’impérialisme est liée à son expérience dans la police birmane dont sortira le beau roman Une histoire birmane, son horreur du totalitarisme, qu’il soit fasciste ou stalinien s’inscrit dans son expérience dans la guerre civile espagnole et donnera le splendide Hommage à la Catalogne puis La ferme des animaux et 1984, mais les reportages dans les mines du Nord de l’Angleterre et son expérience de clochard à Londres et de plongeur dans un grand hôtel à Paris l’ancreront à jamais à gauche, reportage sur les mines rendu par le superbe Quai de Wigan et expérience de la cloche et de la plonge rendus Dans la déche à Paris et à Londres. C’est en outre un homme engagé : «Je suis de gauche» entendons-nous aujourd’hui de la bouche de fiers Artaban. Orwell indiquerait davantage «je fais de gauche» ; l’engagement fait le ciment avec l’expérience et le travail de terrain et les gens qu’il rencontre et qu’il va plus que respecter. Comme l’indique si bien notre compatriote Simon Leys : «Chez Orwell, ces vertus couronnaient une honnêteté massive qui ne souffrait pas le moindre écart entre la parole et l’action. Il était foncièrement vrai et propre ; chez lui, l’écrivain et l’homme ne faisaient qu’un et dans ce sens, il était l’exact opposé de l’homme de lettres» S. Leys, Orwell et l’horreur du politique, Paris, Plon, 2006, p.14. C’est enfin un homme soucieux de la correction du langage, de la clarté du style et de l’accessibilité de son propos, une esthétique du vrai et de l’engagé : «Il me serait impossible d’écrire un livre, voire un article de revue de quelque importance, si cela ne représentait pas aussi pour moi une expérience esthétique (…), lorsque je considère mon travail, je constante que c’est toujours là où je m’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans vie, que je me suis laissé prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe, pour tout dire». Orwell partage avec son contemporain Arthur Miller, qu’il appréciait malgré son hédonisme cynique, cette caution des écrits par les actes posés. Le Quai de Wigan atteste même d’une conversion aux valeurs de gauche du socialisme anglais, par une prise de parti aux côtés des ouvriers mineurs.
Des thèmes spécifiques
À côté de l’auteur mondialement connu par 1984 et La ferme des animaux, et les thèmes forts de l’anti-racisme, de la critique de l’impérialisme et des totalitarismes, il ne faut pas omettre, car ils font lien, son amour de la nature, les fleurs et le jardinage, les chèvres et tout ce qui fait la poésie discrète de la vie quotidienne opposée à son horreur viscérale de la bonne société : le bricolage et les joies de l’amitié, le dégoût pour la production de masse, la défiance vis-à-vis des intellectuels et la méfiance vis-à-vis du pouvoir politique, les conseils prodigués pour le do-it-yourself, la détestation de la censure, le parler franc, les bonnes choses du passé et les mœurs du crapaud anglais. Un balisage exhaustif de son œuvre ne doit pas omettre le critique littéraire, ses essais sur Dickens, Wels, Swift, ses articles sur Miller et Joyce, les poésies, les reportages de guerre, la création artistique de moments de vie comme «une pendaison», «comment j’ai tué un éléphant». La qualité du reportage, la fluidité de l’écriture font que «le style dépouillé du documentaire est en réalité une création artistique parfaitement délibérée (…), les faits par eux-mêmes ne forment jamais qu’un chaos dénué de sens : seule la création artistique peut les investir de signification (…), l’imagination n’a pas seulement une fonction esthétique, mais aussi éthique. Littéralement, il faut inventer la vérité» S. Leys, op. cit., p. 31. Enfin, son éloge appuyé du patriotisme qu’il oppose au nationalisme. «Il fut quasiment le seul parmi les intellectuels de gauche à mettre l’accent sur le fait qu’il était naturel et positif d’aimer son pays natal, non pas d’une manière exclusive, mais avec sincérité et sans honte aucune (…), il était, en effet, un «patriote révolutionnaire», car il considérait notre héritage, et la terre elle-même, comme appartenant aux gens ordinaires, pas à la noblesse et aux classes moyennes supérieure (…), elle était leur terre». B. Crick, George Orwell, Paris, Flammarion Climats, 2003, p. 23 et comme les chartistes, il considérait que les gens ordinaires avaient mêlé leur labeur à leur terre.
Du passé ne faisons pas table rase
Les positions éthiques et politiques d’Orwell sont à mille lieues du «jouissons sans entraves» de Vaneigem et consorts, et de «si Dieu n’existe pas, tout est permis» de Sartre. Il n’a jamais renié les valeurs du socialisme anglais, ainsi la famille comme lieu de résistance à l’extension des valeurs marchandes, et «obstacle principal au développement des logiques pures du capitalisme tant marchand qu’étatique» J.-Cl. Michea, Orwell, anarchiste tory, Paris, Flammarion Climats, 1995, p. 140. Pas du tout le «familles, je vous hais» de Gide ni le culte officiel de Pavlik Morozov, imposé à la jeunesse comme héros pour avoir, sous la révolution, dénoncé et fait fusiller son père et sa mère Pour prolonger la réflexion, O. Figes, Les chuchoteurs, vivre et survivre sous Staline, Paris, Denoël, 2007, p. 14 et suivantes. À la différence de Lénine qui aimait cette anecdote sur la mise à mort de papa et maman, Staline semble avoir restauré rapidement l’autorité paternelle. Je remercie Bernard De Backer pour cette observation. La tradition du socialisme anglais met en avant les valeurs comme l’égalité, la moralité, la liberté poussée jusqu’au libertaire, ce qu’il nommera la «common decency», le socle moral qui fait lien par des valeurs partagées en groupe, l’antimilitarisme, l’équilibre entre la ville et la campagne, le souci des métiers et de leurs spécificités plus que les classes sociales, l’honneur professionnel, le peu d’influence des théories marxistes, mais dire la vérité, vivre dans la liberté où le dire est prouvé et validé par le faire.
La décence commune, socle du socialisme
La mentalité de l’homme ordinaire, ce qu’il nomme la «common decency», est celle de l’homme que le pouvoir indiffère, «qui n’éprouve guère le besoin, pour exister à ses propres yeux, d’exercer une emprise violente sur ses semblables» J.-Cl. Michea, op. cit., p. 162. Orwell valorise les sentiments ordinaires, ces capacités d’amour, d’amitié, de courage, d’intégrité, et revient comme un mantra dans les moments où le Winston de 1984 essaie d’entrevoir de l’espoir, l’affirmation que «s’il y a un espoir, il réside chez les prolétaires», justement à cause de leur armature morale non pervertie qui fait lien et solidarité. Il s’agit là d’une pratique quotidienne de la civilité, de l’entraide, du respect mutuel et de la réciprocité bienveillante qu’Orwell a cru déceler chez les Espagnols lors de la guerre civile : «Avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux qui rendraient même les débuts du socialisme supportables». Ces manières de donner, de recevoir et de rendre peuvent, selon lui, constituer la base psychologique du socialisme pas morfondu dans les passions tristes si bien décrites par Spinoza avec le cortège des révolutionnaires ascétiques, animés par la haine de soi et des autres. Che Guevara vaut la peine d’être cité comme exemple de curé tordu : «La haine comme facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, qui pousse au-delà des limites naturelles de l’être humain et en fait une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. Nos soldats doivent être ainsi» E. Che Guevara, Créer deux, trois, de nombreux Vietnam. Paris, Maspéro, 1968, Œuvres, tome 3, p. 188. À mettre en regard ce souvenir de la guerre d’Espagne où Orwell est face aux tranchées fascistes : «Un homme qui devait probablement porter un message à un officier, jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié habillé et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m’abstins de tirer sur lui (…) si je n’ai pas tiré, c’est en partie à cause de ce petit détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des «fascistes». Mais un homme qui retient son pantalon à deux mains n’est pas un «fasciste» : c’est manifestement un semblable, un frère, sur lequel on n’a pas le cœur de tirer» G. Orwell, «Réflexions sur la guerre d’Espagne», Dans le ventre de la baleine, Paris, Ivréa, p. 301. Cette «décence commune» se traduit aussi chez lui par une attention portée à la clarté et la précision de son langage, à la volonté explicite de pouvoir être lu et compris par le maximum de gens. Sa tâche était, précise-t-il dans Le Quai de Wigan, de redécouvrir et de donner à voir «cet idéal de justice et de liberté qui se trouvait maintenant entièrement enseveli sous des couches superposées de prétentions doctrinaires et de progressisme-à-la-dernière mode, en sorte qu’il est comme un diamant caché sous une montagne de crottin. La tâche d’un vrai socialiste est de le ramener à jour».
Pif paf sur les intellectuels de gauche
Si Orwell épargne un combattant fasciste sans pantalon, il a souvent réservé ses traits les plus féroces pour les esthètes et les intellectuels de gauche. Comme l’indique Leys, «c’est précisément parce qu’il prenait l’idéal socialiste au sérieux qu’il ne pouvait tolérer de le voir manipuler par des pitres et des escrocs». Orwell n’a pas fait dans la dentelle et sans doute que sa plume était parfois plus lourde et moins pertinente que son incontestable humanisme : «Le socialisme anglais a attiré tout ce que l’Angleterre compte de buveurs de jus de fruit, de nudistes, de porteurs de sandales, d’obsédés sexuels, de quakers, de charlatans adeptes de la vie saine, de pacifistes et de féministes». Le procès qu’il leur adresse est documenté, l’acte d’accusation est chargé de bon nombre de préventions : les intellectuels sont déconnectés des réalités qu’ils prétendent comprendre et dont ils n’ont aucune expérience Une recension des trahisons, des jugements à l’emporte-pièce, des diagnostics politiques délirants et des pitreries prétentieuses de l’intelligentsia française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas encore été effectuée et ce conglomérat de délires de singes savants n’a d’égal que le dédain qu’ils ont réservé à la race des penseurs enracinés comme Camus et Orwell. Ce qui frappe chez les intellectuels anglais, précise Orwell, «c’est leur attitude générale négative, grincheuse, l’absence complète et permanente de toute proposition constructive (…), la superficialité des convictions de ces gens qui vivent dans le monde des idées et ont très peu de contacts avec la réalité matérielle (…), je veux parler du fossé qui existe entre la quasi-totalité de l’intelligentsia anglaise et ce qui constitue la culture commune aux autres habitants du pays (…), l’Angleterre est peut-être le seul grand pays où les intellectuels aient honte de leur propre nationalité (…), n’importe quel intellectuel anglais se sentirait plus coupable de se lever quand on joue le «God Save the King» que de piller le tronc des pauvres (…), l’intellectuel de Bloomsbury, avec son ricanement systématique, est aussi périmé que le colonel de cavalerie». Orwell poursuit : «Je n’ai pas peur de la dictature du prolétariat, mais de la dictature des théoriciens». Le meilleur commentateur de Orwell, Jean-Claude Michea, prolonge cette analyse avec vigueur J.-Cl.Michea, idem : cette haine des autres, ces collectifs de progressistes qui se haïssent, qui constituent des associations dirigées par des micro-dictateurs monomaniaques s’explique pour partie par la situation sociale des intellectuels : des déclassés structurellement humiliés par le refus marchand de leurs considérations souvent indigestes, voire totalement abscondes, refus similaire proféré par une classe politique de pragmatiques progressistes à courte vue dont le mépris à leur égard ne se fait même pas discret. Dans un article, Orwell prétend lire au profond de leurs désirs les plus secrets «le désir de détruire la vieille version égalitaire du Socialisme et de faire leur chemin dans une société hiérarchique où ce serait enfin l’intellectuel qui aurait le fouet entre les mains». Si les intellectuels ne sont pas capables de renoncer à leur admiration inconditionnelle pour Staline, c’est que ce dernier vient les mobiliser et leur faire jouer un rôle que tous s’accordent, sans doute en partie à tort, à estimer décisif : la production d’une idéologie de combat qui va créer un nouveau réel en détruisant le langage et la décence commune, en niant les enracinements et les attachements où les démocrates et les progressistes vont puiser leurs ressources morales pour se battre et résister. À l’opposé de la liberté sartrienne qui ne peut se déployer sans renier notre donné d’origine, Orwell valorise la dynamique de l’attachement : «Nous sommes une nation d’amateurs de fleurs, mais aussi de collectionneurs de timbres, de colombophiles, de menuisiers du dimanche, de découpeurs de bons, de joueurs de fléchettes, de fanatiques des mots croisés (…). Notre culture singulière s’organise autour de réalités (…), comme le pub, le match de football, le petit jardin qu’on a derrière chez soi, le coin du feu et la bonne tasse de thé». La liberté pour Orwell, et il en observera les manifestations dans les milieux ouvriers, n’est pas la négation de son donné ni l’arrachement au destin que la fatalité sociale nous a réservé. Il n’est pas question, comme chez De Beauvoir, de refuser ce qu’elle nomme «la condamnation à l’immanence où se voit piégée la condition des femmes» S. de Beauvoir dans D. Sallenave, Castor de guerre, p. 145. Cependant le splendide roman Un peu d’air frais se lit comme une tentative d’échapper momentanément à cette condition modeste que De Beauvoir considère comme «engluée» , mais de l’inscription au sein d’une communauté Voir aussi la notion de proxémie dans le superbe livre de Richard Hoggarth, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 , une somme de fidélités à notre être là, qui composent un univers personnel, collectif et familial qu’il s’agit de protéger. Dans Le Quai de Wigan, il décrit ses impressions «de tranquille plénitude, de parfaite symétrie si vous préférez, que dégage un intérieur ouvrier quand tout va bien. En particulier, l’hiver, après le thé du soir, à l’heure où le feu luit doucement dans le fourneau de la cuisine et se reflète dans le garde-feu d’acier, à l’heure où le père, en manches de chemise, se balance dans son rocking-chair en lisant les résultats des courses (…), c’est un endroit où il fait bon vivre, à condition de n’être pas là juste physiquement, mais aussi moralement».
Agir Orwell
Orwell brasse large et, de ce fait, bien des thèmes n’ont pas été abordés, notamment les crapuleuses calomnies commises à son sujet dans l’affaire de «la liste noire», l’horreur du politique (?) Selon le titre, malheureux en mon sens, du bel essai de notre compatriote S. Leys, Orwell ou l’horreur du politique, Paris, Plon, 2006. Orwell précisait toutefois : «Ce que j’ai vu en Espagne, et ce que j’ai connu depuis lors du fonctionnement des partis de gauche, m’a fait prendre la politique en horreur» , l’impérialisme et les sympathies avec le courant anarchiste. 1984, qui dans son esprit était loin d’être un testament Rappelons qu’Orwell est mort à l’âge de 46 ans, des suites d’une tuberculose et qu’il avait en chantier une nouvelle œuvre est peut-être davantage le roman d’une trahison (le socialisme trahi par les communismes bolcheviques et staliniens) que la physiologie d’un univers totalitaire. Aucun socialisme n’est inéluctable mais tout dépend des volontés créatives et des agencements collectifs construits dans nos devenirs laboratoires. Dès lors, que veut dire prolonger une lecture, la faire sienne et celle d’un nous à (re)constituer, sinon la relayer dans notre action collective et la faire (re)vivre. Aucun auteur n’a conjugué avec autant de force socialisme et liberté. A nous de jouer !