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Gilles Deleuze et le désir

La philosophie de Gilles Deleuze, disparu le 4 novembre 1995 il y a juste vingt ans, est structurée par quelques concepts-clés. Sous la plume de Pierre Ansay, Politique les passera en revue tout au long de la saison 2015-2016. Après l’aïon, on passe au désir.

Notre désir, pour Deleuze, est agencement, instaurateur, fabricateur de connexions, libérateur de devenirs. Le désir est effort de persistance, appétit, inventeur de son style. Le désir pousse pour aller jusqu’au bout de ce qu’il peut, mais des gendarmes contre-désirants eux aussi veillent pour nous couper de ce que nous pouvons. Deleuze et son amour Spinoza ont des ennemis philosophiques : pour Platon, le désir-manque renaît sans cesse et l’homme retourne inexorablement à son état originel de souffrance et d’insatisfaction. Le fait d’assigner le désir à une incomplétude fondatrice de la condition humaine – et de nombreux psychanalystes ont contribué à cette idée – est, pour Deleuze, une assertion de prêtre pire que le péché originel. Dans Le Banquet, Platon fait dire à Aristophane que, dans notre état originel, nous étions des corps pleins et sphériques, parfaits. Nous avons voulu devenir les égaux des Dieux en escaladant l’Olympe. Puis l’affaire a mal tourné, Zeus a lancé ses éclairs et nous voilà à nouveau séparés en deux parties brûlant de se remettre ensemble. Nous serions des êtres déchus, soumis au manque et dont le salut est dans un au-delà, le paradis du communisme ou des chrétiens, mirage des transcendances qui nous font obéir. Ces approches en termes de manque à combler, flanquées d’un discours religieux soulignant notre incomplétude, ne sont pas éloignées de l’Œdipe psychanalytique : nous aurions perdu irréversiblement le corps de la mère et la loi viendrait rabattre le désir sur la famille. Le scénario œdipien est un flic mental : le désir n’est pas « familialiste », ou du moins la dimension familiale n’en est qu’une composante : le délirant, celui qui sort du sillon – lira en latin – montre la vérité du désir, il hallucine et élucubre sur le monde. Le désir n’est pas un théâtre, la figuration symbolique d’un manque mais c’est une usine de production de soi avec ses autres. Le désir n’est pas désir d’un, mais agencement d’un multiple. L’objet du désir est toujours agencé et connecté dans le monde à partir de son propre désir. On ne désire pas un ensemble, on désire dans un ensemble, on désire ensemble. Le désirant n’est jamais qu’une partie constituante de ce qui se passe là maintenant comme évènement désirant. Et le désir produit des restes qui font le sujet. Les meubles font le désir du menuisier, la mélodie celui du violoniste, montre-moi ce que tu désires et comment, et je te dirai ton sujet. Enfin, le désir est nomade, glissade, rebelle aux assignations. Quelle stratégie une personne en situation d’immigration va-t-elle développer ? Quatre scénarios sont possibles pour elle : d’abord la marginalisation, le refus de s’inscrire dans sa communauté d’origine et le refus de l’être dans la société d’accueil. C’est une identité par soustraction, par négation des possibles ou figure du néant. Le deuxième scénario se subdivise en 2 possibles, par une sorte de disjonction exclusive : soit je m’intègre dans la société d’accueil et je nie mon appartenance d’origine, soit je me code uniquement dans mon appartenance et je manifeste une hostilité à la société d’accueil, ses valeurs et ses opportunités. Figure non plus du néant, mais figure de l’un, soit l’assimilation et le rejet de son origine, de sa « valise invisible » (Tahar Ben Jellloun), soit le repli ghettoïsant et la séparation. Le dernier scénario fonctionne dans la synthèse disjonctive, soit l’un, soit l’autre ou bien les deux avec un système de permutations et de glissements qui résistent à l’assignation : vous êtes maghrébin d’origine ? Oui je suis belge. Vous venez de Molenbeek ? J’étudie le droit à Gand. On est là dans la figure du devenir multiple, le désirant s’indéfinit alors par une glissade d’assignations, il fuit déjà ailleurs, dans la synthèse disjonctive du désir, je ne suis pas « cette celle » que vous croyez. On the road again.