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Glasgow et le scorpion

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Tout serait si simple si les sociétés n’étaient divisées que par un seul clivage : le clivage de classe qui, dans la tradition marxiste, oppose les propriétaires des moyens de production aux prolétaires qui leur vendent leur force de travail contre un salaire. Deux camps tranchés, aux intérêts bien identifiés, qui pourraient s’affronter et passer des compromis si aucun n’était en mesure de l’emporter sur l’autre. Une scène politique, traditionnellement structurée par le vieux clivage gauche/droite, transposait ce clivage sur le terrain des institutions.
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021).

Qui peut encore se bercer de cette illusion ? Si le « bloc du capital » ne s’est jamais aussi bien porté, le « bloc du travail » qui devrait lui faire face s’est fissuré de toutes parts, miné par de multiples contradictions internes. Dans les sociétés les plus développées, le travail à temps plein et à durée indéterminée a cessé d’être la norme. Les statuts précaires deviennent l’horizon le plus probable de ceux et celles qui déboulent aujourd’hui sur le marché du travail, même avec un bon diplôme. Beaucoup se laissent tenter par les mirages de l’auto-entrepreneuriat, cette nouvelle jungle dont quelques winners montés en épingle cachent la masse de ceux et celles qui s’écrasent. Le travail mute, les organisations syndicales n’arrivent plus à suivre et s’affaiblissent numériquement partout, même en Belgique, un de leurs bastions.

La mondialisation accentue ce mouvement. Les rapports de forces sur lesquels se sont construits nos équilibres sociaux ne s’établissent plus aujourd’hui à l’échelle de chaque pays. En dehors du secteur public dont le personnel reste relativement protégé, la moindre revendication du monde du travail est immédiatement confrontée au risque de la délocalisation. S’il reste encore quelques entreprises dirigées par des patrons identifiables avec lesquels il y a moyen de négocier, les grands secteurs qui pilotent l’économie répondent à une logique aveugle de rentabilité maximale soumise à une myriade de donneurs d’ordre anonymes. Et ceux-là sont hermétiques aux états d’âme.

Faute d’avoir encore prise sur les profiteurs du système qui occupent le haut du sablier, une part croissante des milieux populaires se retourne contre ceux et celles qui sont dans le bas : les peuples du Sud et la petite fraction de ces peuples qui, à travers la migration, tente de se réapproprier une part de la richesse que le Nord global leur a extorquée et qui, pour une part, est à la base de notre prospérité relative, toutes classes confondues. Ceci explique la progression des idées d’extrême droite au sein des classes populaires « blanches », prises en tenaille entre la voracité sans limite des ultra-riches intouchables et les aspirations à la dignité des plus pauvres qu’eux. Le racisme est la rançon de l’impuissance de la gauche sociale et politique à faire bouger les lignes en faveur de la justice sociale. À cette tendance lourde perceptible partout en Europe, Bruxelles et la Wallonie résistent encore. Pour combien de temps ?

La montée du « Paradigme vert »

C’est ici qu’intervient le « paradigme vert », soit une représentation du monde concurrente à celle du « paradigme rouge ». Le refus du productivisme aveugle qui détruit le climat et la biodiversité est en train de s’imposer comme le défi majeur de notre époque. Et ce refus semble recouper les camps sociaux traditionnels dont il brouille l’affrontement.

Ainsi, une fraction croissante du capitalisme a très bien compris que son adhésion ostentatoire à l’écologie était nécessaire pour assurer sa légitimité dans l’opinion publique. Jusqu’à un certain point, c’est même une véritable aubaine pour lui. L’obligation de remplacer tout un appareillage technique fonctionnant avec de l’énergie d’origine fossile par de nouvelles machines plus « vertes » n’est-il pas un merveilleux alibi pour justifier la mise au rebut de machines encore fonctionnelles, qui seront envoyées à la casse et remplacées par d’autres « pour le bien de la planète » ?

On nous parle d’une nécessaire transition. Mais celle-ci ne sera rien d’autre qu’un nouveau cycle de « productivisme vert ». Ce n’est qu’au terme de ce cycle qu’on pourra vérifier la durabilité du nouvel équilibre économique qui lui succèdera. Une fois la mobilité des personnes et des marchandises réduite au strict nécessaire et assurée par des canaux économes en énergie, une fois les bâtiments correctement isolés, la machine productive pourra enfin ralentir. Or ce ralentissement est insupportable pour le capital qui doit « tourner » de plus en plus vite pour dégager des profits. Cela, les capitalistes le savent parfaitement. Et ils feront tout pour faire dérailler ce scénario, comme le scorpion de la fable : parce que c’est dans leur nature.

Face au « paradigme vert », la gauche du « paradigme rouge » est moins cynique, car elle est véritablement déchirée. Il ne suffit pas de parler d’écosocialisme ni d’affirmer qu’il ne saurait y avoir d’écologie sans justice sociale pour surmonter une véritable contradiction : les compromis sociaux auxquels nous sommes habitués ont toujours été tributaires de la croissance économique. Celle-ci dégageait des marges qui permettaient à la fois d’assurer le plein emploi et les augmentations de salaire sans mettre en péril le rendement du capital. Or, une telle croissance est désormais à la fois impossible et insoutenable. N’est-il pas temps de renoncer définitivement à l’imagerie consumériste du « pouvoir d’achat » qui appartient à une période révolue ? L’avenir de la gauche sociale et politique dépend de sa capacité à imbriquer le rouge dans le vert, et réciproquement. On en est encore loin.

Le bon diagnostic

À Glasgow, la COP26 a échoué et personne n’en est revenu très glorieux. Encore faut-il poser le bon diag­nostic de cet échec. Dans la presse et les mouvements sociaux, peu avares de critiques, on a mis en cause le manque de courage des décideurs. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Dans une Europe qui n’a cessé de dériver vers la droite, le poids des lobbys du capital est plus puissant que jamais. Et ceux-ci n’ont qu’une préoccupation : faire traîner la transition en longueur, quoi qu’il en coûte pour la planète, pour préserver leurs intérêts.

Seul un nouveau bloc social et politique, capable de faire la synthèse du rouge et du vert sans jamais sacrifier l’un à l’autre, serait capable de s’y opposer. On me dira : c’est plus facile à dire qu’à faire. En effet.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; le premier ministre britannique, Boris Johnson, lançant le processus de la COP26, photo prise en février 2020 par Number 10.)