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« Grand piétonnier » bruxellois : les contours d’une controverse

La controverse qui a entouré le « grand piétonnier », dès avant sa mise en service le 27 juin dernier, a montré au moins une chose : bon nombre de Bruxellois sont attachés à leur centre-ville et souhaitent le meilleur pour lui. Mais au-delà…

Ce n’est pourtant pas un constat anodin dans le contexte d’une ville-région qui se voudrait plus polycentrique[1.Voir à ce sujet le projet de Plan régional de développement durable.]. De toute évidence, le centre-ville conserve une valeur symbolique forte qui ne se limite pas à la Grand-Place et dont les boulevards centraux, au cœur de la polémique, constituent un élément essentiel. L’étendue socio-spatiale de cet attachement reste toutefois difficile à cerner dans une métropole divisée, où les quartiers nantis sont, pour l’essentiel, de plus en plus éloignés de la ville-centre et lui tournent volontiers le dos, en développant leurs propres sociabilités et centralités. Que le centre de Bruxelles soit à nouveau au cœur des débats est donc en soi salutaire, sans qu’on sache encore s’il en sortira gagnant pour autant. Un centre, s’il fonctionne bien, peut constituer la quintessence de la ville. Comme l’a joliment écrit Richard Sennett, « la ville est une implantation humaine où des inconnus peuvent se rencontrer »[2.R. Sennett, The fall of public man, W.W. Norton, 1974 (traduction française : Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979).]. Les connexions, à travers notamment les échanges commerciaux, sont d’ailleurs les raisons d’être des villes, d’abord en leur sein même et avec leur arrière-pays, ensuite avec les autres cités. C’est en tous cas ce rôle de rencontre et de connexion que le centre de Bruxelles a longtemps joué. Après un lent déclin et une désertion progressive de sa population à partir des années 1960, le Pentagone a repris des couleurs à la fin des années 1990. La démographie a remonté, la plupart des chancres ont disparu et une partie de l’espace public a été réaménagée à l’initiative de la Ville (la « zone confort » des années 2000) et de la Région (les contrats de quartier). Mais de là à considérer que le centre de Bruxelles a retrouvé son statut d’espace privilégié de rencontre et de connexion, ainsi que d’espace agréable à vivre et dont les Bruxellois sont fiers, il y avait un pas encore difficile à franchir.

Picnic the streets

C’est dans ce contexte que la nouvelle majorité mise en place en 2012 voulut aller de l’avant et prit une décision attendue depuis longtemps[3.La Ville commandita sa première étude en 1998 au bureau Groep Planning, devenu depuis SUM, celui-là même qui est aujourd’hui en charge du réaménagement des boulevards centraux.] : réaménager les boulevards centraux avec l’aide de Beliris (l’accord de coopération entre l’État fédéral et la Région de Bruxelles-Capitale). Ce réaménagement avait déjà fait l’objet d’une première tentative – avortée – dans les années 2000. Cette fois, l’option retenue s’est voulue radicale : une piétonnisation intégrale entre Fontainas et De Brouckère. Il est intéressant de noter que c’est cette option qui était déjà préconisée en 2000 par le « plan NoMo », soutenu notamment, à l’époque, par les associations regroupées aujourd’hui au sein de la « Platform Pentagone »[4.Le « plan NoMo » est toujours consultable sur .http://home.scarlet.be/ nomo->http://home.scarlet.be/nomo. (onglet « Documents divers »). Ce plan donna lieu aux premières « Streetsharing parties » devant la Bourse à partir de septembre 2000. La « Platform Pentagone », quant à elle, « donne une voix aux avis critiques » sur le piétonnier. www.platformpentagone.be.]. Elle fut réclamée également lors des « Picnic the streets » qui ont précédé les élections communales de 2012 et qui donnèrent un coup de pouce décisif à la détermination de la Ville. Pourquoi alors tant d’oppositions, par la suite, à ce projet ?

Times Square ?

Tout d’abord, parce que, sur le plan urbanistique, la mise en place du piétonnier, ainsi que les aménagements provisoires et le plan de circulation qui l’accompagnent, a fait clairement comprendre aux protagonistes que la fonction circulatoire et traversante des boulevards était révolue (autrement qu’à pied ou à vélo) au profit des fonctions de promenade, de séjour et de chalandise, avec les conséquences que cela a sur l’accessibilité du centre en véhicule motorisé. Il y a peu d’exemples ailleurs où un boulevard d’une telle importance a été coupé en son centre. Si la piétonnisation de Times Square à New York, régulièrement citée en exemple par les édiles bruxellois, a bien divisé Broadway en deux, la structure en damier du réseau des rues new-yorkaises permet un contournement aisé de cette zone piétonne somme toute assez limitée, et ce beaucoup plus facilement que dans une ville largement médiévale comme Bruxelles. De plus, comme le redéploiement commercial souhaité par la Ville n’a pas encore véritablement débuté, c’est la fonction de séjour qui a le plus bénéficié de l’entrée en vigueur du piétonnier, en particulier pendant les mois d’été. Il était ainsi réjouissant de voir les boulevards centraux devenir un lieu fédérateur favorisant les rencontres entre des populations d’origines diverses, et ceci loin de la gentrification redoutée par certains. La médiatisation des problèmes d’accessibilité en voiture, d’une part, et de sécurité, d’autre part, en a toutefois dissuadé plusieurs, notamment parmi les plus nantis, d’expérimenter ce nouvel espace public et d’y faire leurs achats, au grand dam de certains commerçants, spécialisés ou situés en périphérie du piétonnier, qui en sont venus à craindre pour leur survie économique. Ce fut là aussi une source supplémentaire d’insatisfaction et de contestation.

Une copie à perfectionner

Le moment est donc venu pour la Ville d’assumer pleinement son choix en faveur d’une zone centrale à la fois lieu de vie pour ses habitants et lieu de destination pour ses visiteurs, plutôt qu’espace de transit, de circulation et de distribution vers les différents quartiers. Si tel est bien son choix, il lui reviendra de trouver des solutions aux problèmes qui se posent à tout piétonnier et à celui-ci en particulier : difficultés d’accès pour les riverains, les personnes à mobilité réduite, les taxis, les cyclistes ; insécurité le soir et la nuit lorsque le contrôle social disparaît et que les coulisses prennent possession de l’avant-scène… Ce sera aussi à la Ville de voir comment amender son projet de réaménagement des boulevards centraux pour que ceux-ci puissent encore être parcourus à l’avenir par les grandes manifestations nationales. À défaut, il lui faudra trouver une alternative crédible. Mais, surtout, pour que le centre de Bruxelles redevienne un lieu privilégié de rencontre et de connexion, il faudra repenser et renforcer son accessibilité, tout particulièrement en transport public. Si le projet de la Ville réussit, les rues étroites du Pentagone ne permettront plus en effet d’absorber tout le trafic automobile supplémentaire, alors que ce trafic congestionne déjà aujourd’hui les rues avoisinant le piétonnier. La dégradation de l’environnement autour du piétonnier est d’ailleurs aussi l’une des raisons de l’importante contestation du projet de la Ville par les habitants et commerçants concernés. Dès lors, quel est encore le sens de construire de nouveaux parkings, comme la Ville en a l’intention, qui ne pourront générer qu’une congestion supplémentaire ? Aujourd’hui, les parkings ne peuvent qu’être excentrés et se situer à proximité des grands pôles de transports publics régionaux et métropolitains, avec une réelle volonté d’encourager l’usage des transports en commun pour accéder à l’hypercentre. Cela permet en outre de ne pas faire obstacle à un éventuel élargissement ultérieur du piétonnier, enjeu auquel la Ville de Gand, sans doute le meilleur exemple comparable, est confrontée aujourd’hui. Bref, ce n’est pas seulement d’un plan de circulation dont le centre de Bruxelles a besoin mais d’une véritable politique de mobilité, multimodale mais privilégiant les modes alternatifs à la voiture, en partenariat avec tous les acteurs compétents situés aux échelles pertinentes : locale, régionale, métropolitaine… C’est cette priorité qui devrait conditionner les aménagements futurs de l’espace public, de même que la communication à destination des visiteurs. C’est donc en parvenant à articuler aménagement du territoire et politique de mobilité que la Ville réussira son pari. Ce n’est qu’alors qu’on pourra parler de changement de paradigme à propos du « grand piétonnier ».