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Grandeur et décadence du Parti communiste de Belgique

Le Parti communiste de Belgique, né en 1921, a perdu tout parlementaire en 1985, et s’est réduit, depuis, à quelques groupuscules ne pesant pas grand-chose. Que retenir de cette longue histoire, marquée par des replis sectaires et des avancées audacieuses, pour les combats d’aujourd’hui, fort dispersés ? Une volonté d’unir les forces progressistes, d’articuler les différents fronts de lutte, tout en reliant l’action locale à la solidarité internationale.

Cet article est issu du n°122 de Politique (mai 2023).

Il y a une petite trentaine d’années, parmi les pays d’Europe occidentale, le Parti communiste de Belgique (PCB) avait réussi un sacré exploit : s’effondrer avant même la chute du Mur de Berlin et l’éclatement du bloc de l’Est. Une dégringolade spectaculaire car, jusque dans les années 1970, le PCB maintenait un très respectable étiage électoral, autour de 6 à 7 % dans la partie francophone, et de 1,5-2 % en Flandre, tout en revendiquant quelque 10 000 membres.

Sur le terrain social et politique, ce petit parti exerçait alors une influence qui dépassait ses scores électoraux, notamment auprès des militants et responsables syndicaux, mais également au Parlement où sa poignée de députés s’évertuait à rallier à ses propositions des élus d’autres sensibilités, socialistes, chrétiens progressistes par exemple.

Un parti bien implanté

En ce temps que les moins de 60 ans n’ont pas connu, le PCB disposait encore d’un appareil permanent important, de sections implantées dans la plupart des grandes communes, principalement en Hainaut, du côté de Liège et en région bruxelloise. Les militants communistes étaient très actifs dans les syndicats, implantés dans les grandes entreprises comme dans les services publics. Même si leurs camarades de travail ne votaient pas nécessairement pour ce parti, nombre de ces derniers respectaient et admiraient leurs collègues communistes, pour leurs engagements sociaux offensifs, au service du plus grand nombre.

Il y a une quarantaine d’années, le PCB possédait une presse dynamique. Son quotidien Le Drapeau Rouge était vendu dans les aubettes à journaux et était lu attentivement dans les états-majors syndicaux. Parallèlement, une revue, plus théorique, recueillait un franc succès, spécialement dans des milieux intellectuels : Les Cahiers marxistes (1969-2015). Le Parti communiste disposait de groupes de travail thématiques rassemblant des communistes encartés et des sympathisants. Et cela sur différents fronts : enseignants, médecins, journalistes de la RTBF, travailleurs de la culture, économistes marxistes… Sans compter d’autres organisations, indépendantes du PCB mais amies de celui-ci, telles l’Association des juristes démocrates, ou encore une association de défense des petits paysans. Autant de lieux féconds en débats, en phase avec la réalité mouvante. Les réflexions issues de ces « brassages d’idées » aidaient également les élus communistes à interpeller et à ­formuler des propositions législatives.

À cela, il convient d’ajouter l’implication constante des communistes dans la solidarité internationale : des combats unitaires pour la paix, contre la guerre du Vietnam, pour la libération d’Angela Davis… le plus souvent menés sans esprit de chapelle, en cherchant par l’union à obtenir les effets de démultiplication les plus larges. C’était, reconnaissons-le, une originalité du PCB, tandis qu’autour de ce parti gravitaient nombre de petits groupes d’extrême gauche marqués par le sectarisme et l’entre-soi.

Cerise sur le gâteau, à la fin des années 1970, la traditionnelle fête du journal le Drapeau rouge mua totalement. Bien sûr, elle continua à promouvoir les idées du parti, mais elle s’ouvrit désormais au grand public, proposant des activités culturelles de qualité ainsi que des débats ouverts à tous et toutes. De fait, cette fête a drainé de plus en plus de participants, y insufflant même un petit air revigorant de « printemps de Prague » à Bruxelles.

Parallèlement, l’organisation des Jeunes communistes (JC) se renforçait : à Tournai, en Brabant wallon, à Charleroi, à Namur, à Huy, à Liège, à Bruxelles… Dans la capitale, les JC aménagèrent leur propre maison des jeunes, joliment baptisée le « 1917 ». L’ambiance y était tout sauf triste. On y cause, on y réunionne, on y boit, on y danse… et on n’hésite pas à y fumer un joint de temps à autre. Ce qui a provoqué des réactions outrées d’apparatchiks du PCB. Les JC bruxellois ont alors créé des « cellules » dans les écoles. Et quand la contestation a éclaté dans les athénées bruxellois, la jeunesse communiste défilait côte à côte avec ses homologues trotskistes !

Conquêtes sociales

Début 1973, coup de tonnerre en Belgique : le docteur Willy Peers est arrêté et jeté en prison comme un vulgaire malfaiteur. Son crime ? Prôner la contraception et pratiquer des avortements dans un cadre sécurisé et médical, pour venir en aide aux femmes en détresse qui en formulaient le souhait éclairé. À l’époque, l’avortement était toujours illégal, femmes et médecins encouraient de lourdes peines. Des manifestations se sont alors succédé, brassant l’ensemble du monde laïque belge : mouvements féministes, mutualités socialistes, syndicats, PS, PC, libéraux progressistes. Une lame de fond s’était formée en soutien à Willy Peers, finalement remis en liberté. Par après, grâce à cette mobilisation exemplaire et à la suite d’un intense combat parlementaire, l’avortement a cessé d’être réprimé : un grand pas humaniste !
Qui s’en souvient ? Willy Peers, ancien résistant armé pendant la Seconde Guerre mondiale, était un militant communiste de la première heure. Son parti, de bout en bout, entraîna ses forces vives, tout au long de ce combat essentiel. Lorsque le débat sur l’interruption de grossesse fit rage au Parlement, la députée montoise communiste Noëlla Dinant joua un rôle décisif aux côtés de collègues parlementaires socialistes et libéraux. Décidément, le PCB rayonnait sur bien des terrains au cours de cette décennie des années 1970.

Et pourtant, quelques années plus tard, début 1980, le Parti communiste pique du nez, perdant en très peu de temps des pans entiers de ses membres et sympathisants. Lors des élections de 1985, c’est le chant du cygne, plus un seul parlementaire communiste ne rejoint les différents parlements. Pourquoi et comment cette chute brutale, malgré l’embellie des années précédentes ?

Faire face aux multinationales

Le grand tournant néolibéral s’est alors abattu sur l’Europe et dans le monde, initié par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Ce virage coïncide avec la mainmise de plus en plus prégnante de multinationales sur l’économie planétaire. Ces dernières délocalisent à tout berzingue, bondissant sur chaque opportunité de dumping fiscal, social, environnemental. Ces rapaces profitent des largesses de la Communauté économique européenne (CEE), future Union européenne, qui leur déroule le tapis rouge.

En Belgique, de grandes usines ferment. Le tissu social se défait. Les solidarités se délitent. Le chômage explose. Les organisations syndicales, chrétiennes et socialistes, s’affaiblissent. Les libéraux les plus conservateurs, symbolisés par Jean Gol, remportent les élections. Résultat : coupes sombres dans les budgets publics et régressions sociales. Les mouvements de travailleurs du pays, jusque-là à l’offensive, passent à la défensive.

Le PCB qui, nous l’avons souligné, compte de nombreux délégués syndicaux dans ses rangs, encaisse le coup. Et par ricochet, il perd de son influence. Mais il est d’autres facteurs qui le poussent à la marge. La situation internationale et les évolutions en cours en URSS ont contribué à son déclin. Après Khrouchtchev et sa politique de détente et de rupture avec le totalitarisme stalinien, c’est le cacochyme et autoritaire Brejnev qui s’installe à Moscou. En 1979, les troupes soviétiques envahissent l’Afghanistan. Puis c’est la répression en Pologne.

L’URSS est devenue un repoussoir pour une partie élargie de la gauche. Un schisme divise maintenant l’ensemble des partis communistes en Europe, opposant pro-soviétiques aux partisans de l’eurocommunisme. Ces derniers estiment que l’URSS est devenue un contre-modèle pour construire le socialisme. La division prend des proportions particulièrement importantes en Belgique. Alors que la fédération bruxelloise du PCB est largement acquise à l’eurocommunisme, la fédération communiste de Liège défend bec et ongles l’URSS. Entre ces deux courants, le fossé s’accroît. La direction du PCB est tétanisée. Elle craint une rupture fatale, induisant la disparition même du parti. Elle tergiverse, met la tête dans le sable, et renonce à toute clarification et à toute rénovation.

La masse des adhérents n’y comprend plus rien. Plusieurs milliers de membres du PCB ne supportent pas cette inertie et cette attitude « chèvre choutiste » de la direction. Ils s’en vont. Parmi eux, c’est une large proportion de jeunes militants qui désertent l’organisation, à qui ils reprochent également de ne pas s’ouvrir aux nouveaux enjeux de société. La suite est connue : la fin des haricots en 1985 !

L’échec de l’Union des progressistes

Il serait néanmoins réducteur d’expliquer le déclin du PCB uniquement par les heurs et malheurs du bloc de l’Est et de l’Union soviétique. En Belgique, un événement a joué un rôle majeur dans ce passage de vie à trépas. Pour l’expliquer il faut remonter une décennie en arrière avec la fin calamiteuse de la stratégie de l’Union démocratique et progressiste (UDP), que la direction du PCB a brutalement torpillée en 1974, après l’avoir portée sur les fonts baptismaux quelques années plus tôt.

Or cette stratégie de l’UDP, inaugurée fin des années 1960, constitue une innovation majeure. Son initiateur, au sein du PCB, est le Montois René Noël, ancien résistant. À cette époque, un changement significatif prend forme au sein du monde catholique belge. Dans la foulée de la théologie de la libération[1.Courant théologique chrétien né en Amérique latine à la fin des années 1960 prônant la libération des pauvres de leur condition de vie précaire. Cette pensée transformatrice se diffusa largement dans les milieux chrétiens progressistes à travers le monde et inspira de nombreux mouvements politiques d’obédience chrétienne. (NDLR.)], de nombreux membres du Parti social chrétien (PSC) et de ses organisations proches (Joc, MCP, Moc[2. Dans l’ordre : Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc), Mouvement chrétien pour la paix (MCP) et Mouvement ouvrier chrétien (Moc). (NDLR)], Vie féminine…) se radicalisent à gauche. Ils supportent de moins en moins la gangue conservatrice du PSC dont ils veulent s’émanciper. Ils créent un nouveau mouvement autonome, le Groupement politique des travailleurs chrétiens (GPTC).

René Noël, alors sénateur communiste hennuyer, propose à ces progressistes chrétiens, et aussi à quelques socialistes déçus de leur parti, de rejoindre l’orbite du PCB sans y adhérer, au sein d’une alliance baptisée Union démocratique et progressiste. Aux élections qui suivent, le Parti communiste se fond dans l’UDP et récolte, à travers la coalition, de très bons résultats. L’alliance inédite fonctionne. Mais elle suscite aussi, au sein de quelques fédérations communistes, principalement dans l’Est du pays, des réactions hostiles. La raison ? Une tradition anticléricale bien implantée dans quelques bastions militants. Dans un souci de pluralisme, et pour ne fâcher personne, la direction du PCB appuie donc la stratégie gagnante de l’UDP, sans l’imposer toutefois aux sections locales.

René Noël et ses sympathisants, galvanisés par les succès de cette stratégie d’ouverture, entendent pousser le bouchon plus loin, en faisant de l’Union non plus seulement une coalition, mais un nouveau parti qui inclurait le PCB en son sein. Cela provoque un vent de panique à la tête du Parti, soumis à de rudes pressions des maîtres du Kremlin. Au congrès communiste belge de 1974, la ligne de l’UDP est enterrée. René Noël quitte seul le congrès, sous les lazzis. Un désastre !

Communistes et écologistes : l’effet de bascule

Les chrétiens progressistes, qui avaient participé en masse à l’Union, se retrouvent lâchés en rase campagne, orphelins, groggys. Nombreux parmi eux vont dès lors participer activement à la construction d’un nouveau parti : Ecolo. Lequel, à partir de fin 1979, va damer le pion au PCB ringardisé. De fait, beaucoup de membres et électeurs communistes vont tout bonnement rejoindre les Verts, leurs promesses environnementales, leur élan de jeunesse, mais aussi leur souci de faire de la politique autrement.

Le PCB, isolé dans sa tour d’ivoire, convaincu jusqu’à l’aveuglement de la justesse de sa sacro-sainte « théorie marxiste », n’a pas vu ou voulu voir les changements profonds qui marquent la Belgique. Quand Écolo s’inquiète du danger extrême des centrales nucléaires, les plus anciens communistes ferment les yeux, ou pire vantent les vertus de cette énergie dont on connaît la dangerosité. Il y eut bien, alors, quelques initiatives, côté dissidents du PCB, visant à créer des mouvements « rouge-vert », sur un modèle novateur expérimenté aux Pays-Bas et en Scandinavie. C’était trop tard, la mayonnaise n’a pas pris. Le PCB s’écrase, Ecolo s’envole : effet de bascule…

Nouvelles générations à l’offensive

Heureusement, après deux décennies où le marché s’affichait définitivement victorieux, des signes croissants de résistance se sont fait jour. Question de survie, les plus jeunes ont appris à naviguer dans cet univers glauque, mais ils relèvent la tête. Ils créent des petits collectifs, lancent des initiatives innovantes et créatives dans un éventail de domaines : écologie radicale, aide aux migrants, art et musique, journaux associatifs, justice fiscale, pédagogie alternative, éducation populaire, lutte contre les pauvretés, constitution de « zones à défendre » (Zad)… C’est une véritable éruption de projets, plus utiles les uns que les autres.

Ces nouvelles générations refusent le diktat de la pensée unique néolibérale. Dans leur quête d’alternatives, elles refusent d’obéir à un comité central ou à un parti qui leur imposerait des directives par le haut, fussent-elles frappées du sceau bienveillant et progressiste. La kyrielle d’initiatives, souvent locales et autogérées, présentent toutefois une faiblesse qui réduit malheureusement leur effet politique. Ces actions sont dispersées. Elles manquent d’articulation, de zones d’intersection.

Comment, dès lors, transformer cette faiblesse, cette dispersion des initiatives associatives innovantes, en une force ? Comment, dans ce contexte de toute puissance des multinationales et de faiblesse des États, secouer le cocotier, en évitant que les noix de coco ne retombent sur les propres têtes des altermondialistes ?

Des pistes concrètes existent. Il s’agirait par exem­ple de ré-industrialiser localement, jouer la carte de l’action de proximité, relancer les coopératives, parier sur l’économie sociale. L’enjeu serait ainsi de se réapproprier le guidon du vélo pour imprimer la direction souhaitable au service du bien commun. Encore faudrait-il, face au danger extrême d’une planète au bord de l’asphyxie, des effets de masse pour changer les politiques, du bas vers le haut. Autrement exprimé : partir du local afin de rebâtir des liens solidaires également à l’international.

Articuler les initiatives innovantes

L’expérience du communisme, tel qu’il s’est incarné en Belgique de 1921 à la chute du Mur de Berlin, peut-elle nous fournir des pistes pour sortir de l’ornière capitaliste actuelle ? Oui. À condition d’en finir avec ce marxisme catéchisé, déformé, hélas longtemps pratiqué par le Parti communiste. Lequel, durant son existence, n’a cessé de zigzaguer entre des moments d’ouverture et de reculs sectaires.

Retenons le bon, qui pourrait offrir aujourd’hui une source d’inspiration positive. Notamment, à la fin des années 1930, la solidarité avec les républicains espagnols, pour laquelle les communistes belges ont créé des fronts très larges. L’appui aux luttes de décolonisation où les communistes ont joué un rôle essentiel. La grande grève de 1960/1961, ou la bataille des femmes de Herstal qui réclamaient « à travail égal, salaire égal ». Le soutien aux premières maisons médicales gratuites. L’exigence que soit reconnue la silicose des mineurs comme maladie professionnelle. La revendication du droit de vote aux immigrés, etc.

Karl Marx attachait une importance décisive à l’analyse fine de la réalité, toujours en transformation. Malheureusement, les cadres vieillissants du PCB n’avaient pas saisi les métamorphoses rapides des années 1980. Ils n’ont pas eu l’audace de lancer une perestroïka, soit un processus de démocratisation et de transparence. Ils se sont sclérosés. Le mouvement de la société les a dépassés. Bref, ils ont loupé le coche. Néanmoins, les communistes belges ont à leur actif l’honneur d’avoir mené un long et désintéressé combat au service de l’humanité.

Bien malins ceux qui disposeraient d’une formule magique pour tout changer. Mais il y a cette idée clé qui consisterait à prioriser, urbi et orbi, ce qui contribue à articuler et unir. Une dialectique qui pourrait commencer, enjeu de taille, par lier étroitement les combats pour le social et l’écologie…La priorité des priorités ?

(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; affiche du Parti communiste belge datant de 1947, auteur inconnu.)