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Hartmut Rosa et le totalitarisme des écrans

© Stephan Röhl
Plongée dans le travail du philosophe Hartmut Rosa qui permet de réfléchir aux conséquences humaines, intimes et démocratiques des modifications dans notre relation au temps. Comment nous rendre à nouveau disponibles pour des processus qui prennent du temps ? En nous rendant indisponibles aux écrans.

Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

« Il ne s’agit pas d’abord de comprendre le monde pour mettre la main sur lui et le réorganiser à l’aide de nos artéfacts techniques, mais tout simplement d’entrer en relation avec lui. »

Hartmut Rosa, Accélérons la résonance !, entretiens avec Nathanaël Wallenhorst, Paris, Le Pommier, 2022, p. 11.

Pour le philosophe et sociologue Hartmut Rosa, la qualité et la quantité de temps disponible pour vivre sa vie deviennent des questions autant politiques qu’existentielles : la qualité du temps à vivre prend-elle le pas sur les quantités d’espace à franchir et sur les biens dont on doit disposer ? Le philosophe installe sa question en dépassant les analyses de Marx sur l’exploitation, celles de Bourdieu sur les capitaux sociaux et culturels et celles de Rawls sur les biens premiers nécessaires pour vivre une vie digne. Le capitalisme est à rejeter, certes, parce qu’il nous exploite et accroit les inégalités mais aussi parce qu’il nous empêche de vivre une vie bonne ; la vie mauvaise est celle qui nous enlève du temps pour vivre une vie bonne. La crise du covid-19, avec l’apparition du distanciel versus présentiel n’a fait que renfoncer ce mode de vie où l’espace s’avère moins indispensable que le temps : « Les sociétés modernes sont à mon sens régulées, coordonnées et dominées par un régime temporel rigoureux et strict qui n’est pas articulé en termes éthiques. Les sujets modernes […] sont régentés, dominés et réprimés par un régime-temps en grande partie invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé[1.H. Rosa, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2014, p. 8. Voir aussi H. Rosa, Accélérons la résonnance !, Paris, Le Pommier, 2022. Les citations qui suivent, sauf mention contraire, sont extraites de ces œuvres.]. »

Une injonction non formalisée, non approuvée sous forme de loi dans les parlements semble gouverner nos conduites, elle impose une logique et un ensemble de prescriptions d’accélération. La capacité de communiquer dignement, de reconnaître les autres et de se reconnaître est compromise et distordue, et ces compromissions, ces distorsions, Rosa les nomme sous le concept d’aliénation. Il rend vigueur à ce concept élaboré par le jeune Marx, le fait de devenir étranger à soi dans le processus de production, processus bien rendu par le film Les temps modernes de Chaplin. Ou encore, le devenir étranger à soi, l’Entfremdung, procès de dessaisissement de soi opéré, selon Marx, par l’illusion religieuse. Notre monde vécu est travaillé par un processus d’augmentation de la vitesse sociale, « transformation rapide du monde matériel, social et spirituel ». Et ces processus de bouleversement temporel dissolvent les sagesses héritées, les traditions, les extases religieuses, « tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée[2.K. Marx, Manifeste du parti communiste, diverses éditions de poche.] ». Nous avons l’illusion de maîtriser le monde et son au-delà mais « le revers de la médaille, c’est que le monde devient sourd, […] il ne me parle plus ». La vie urbaine modifie et énerve le psychisme humain, l’anomie résulte de changements sociaux trop rapides, non gouvernés et non régulés et nous voilà à commettre des péchés inexpiables. Le sociologue Max Weber « définit l’éthique protestante comme une discipline temporelle rigoureuse qui considère la perte de temps comme le plus mortel des péchés[3.M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 2003.]». Alors, comme dit Rosa : « Notre base de ressources temporelles s’érode perpétuellement […] nous faisons l’expérience qu’avoir du temps est devenu une chose rare ».

Changement de rythmes et famine temporelle

On est passé d’un rythme de changement intergénérationnel (plusieurs générations formaient une période stable) à un rythme générationnel (la permanence durait sur une génération, ensuite se dissolvait) puis à un rythme intragénérationnel (les cycles de vie familiaux durent moins longtemps que la vie d’un individu, l’augmentation des séparations et des unions nouvelles en est la preuve la plus évidente). Ainsi, les métiers et leur culture se transmettaient de parents à enfants, puis les filles et les fils menèrent une vie professionnelle différente de celle de leurs prédécesseurs et aujourd’hui, le sociologue Richard Sennett indique qu’aux États-Unis, les employés ayant fait des études supérieures changent de travail 11 fois au cours de leur vie[4.R. Sennett, Le travail sans qualités, Paris, Albin Michel, 2000. Voir aussi P. Ansay, « Richard Sennett, la vie et le travail sans qualités », Politique, n° 62, décembre 2009.]. Les individus souffrent de « famine temporelle », ils manquent de temps et s’épuisent. Il faut faire plus de choses en moins de temps, il faut augmenter le nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps. Le temps passe plus vite et devient par conséquent une denrée rare. Certains vivent l’angoisse de ne plus suivre le rythme : « Il apparaît que nous avons clairement tendance à manger plus vite, à dormir moins et à moins communiquer avec les membres de notre famille que ne le faisaient nos ancêtres ».

Pourquoi courir aussi vite ?

« Time is money » devient aussi « money is time ». Nous pouvons acheter du temps et/ou en vendre ; économiser du temps procure des avantages concurrentiels, l’économie du crédit exige un retour sur investissement le plus rapide possible et il faut innover plus vite que ses concurrents, car souvent, le premier arrivé rafle tout ou ne laisse que des miettes. La concurrence rapide déborde largement la sphère économique. « La compétition s’est étendue au sport, aux relations d’amour, à l’obtention d’honneurs, aux privilèges, aux biens de reconnaissance, à la recherche universitaire, en politique, dans le domaine des arts, cinéma, livres et galeries, les Églises même se font concurrence pour rallier un plus grand nombre de fidèles ». Et le fin mot, c’est la réussite, le concurrent qui gagne ne dort jamais ou à peu près. Réussir, c’est arriver le premier, placer la bonne accélération au bon moment, larguer ses concurrents et ses poursuivants. Alors, la vie bonne est la vie accomplie dans l’intensité, le maximum d’expériences dans le minimum de moments.

Ces compressions font de la vie réussie un éternel présent, « goûter la vie dans toutes ses dimensions, toutes ses profondeurs et dans sa totale complexité devient une aspiration centrale de l’homme moderne ». Nous pourrons, charmés par cette rhétorique, vivre une infinité de vies, une manière de ne rien savoir de la mort. Vivre intensément, c’est vivre éternellement, vivre un éternel présent dans le hors durée, l’éternité[5.Bien différencier l’éternité ou le hors temps, par exemple l’aîon deleuzien, de l’immmortalité, le rêve fou des sachems du Gafam. Sur l’aîon, voir P. Ansay, « Gilles Deleuze et l’aîon », Politique, n° 91, août 2015.] donc comme réponse à la mortalité. Nous refusons que notre vie entre en résonance avec la mort, avec nos morts. Notons que l’accélération technique – Internet/écran – fait, certes, augmenter la vitesse de transmission des informations et virtualise certains processus économiques, mais « a aussi établi de nouvelles structures professionnelles, économiques et communicatives, ouvrant la voie à de nouveaux modes d’interaction sociale et même à de nouvelles formes d’identité sociale ». Des boucles rétroactives jouent dans une partie triangulaire, accélération technique, accélération du rythme de vie, accélération du changement social. Nous avons peine à suivre.

Une girouette inquiétante

On ne sait pas où l’on va mais on y va. Est-ce que nous avançons à tâtons vers une ère « post-démocratique » ? Ce n’est pas la fin de l’Histoire mais l’incertitude pour demain. Car la décision politique, elle aussi, est confrontée à l’accélération des innovations technologiques. Et les ressources temporelles ne suivent pas : un discours politique idéal réclame du travail, de la maturation, la compréhension des arguments de ceux d’en face ; à l’idéal, la décision politique doit cheminer, avancer, reculer, on le vit chez nous avec le Codeco, ses avancées et ses machines arrière. Une discordance s’installe entre les rythmes politique et technologique. En outre, les écrans renvoient des images, des foucades passionnelles et se soumettent à la dictature des émotions évidentes et sincères. Les images, par le médium des écrans, sont plus suggestives et plus puissantes que les mots, elles vont droit au cœur. « Les affinités électorales sont également devenues hautement volatiles et dynamiques : les majorités sont obtenues en fabriquant ou en “manipulant[6.En anglais to spin, manipuler, renvoie à cette nouvelle profession, les spin doctors, experts en communication.]” (spinning) des évènements, et non pas en exprimant des arguments ». Ces produits émanant des spin ­doctors ne reflètent pas un processus de délibération avec échange respectueux d’arguments, mais « bien au contraire, ils reflètent des réactions viscérales qui sont largement ou même complètement immunisées contre le pouvoir des meilleurs arguments ».

Un flux de critiques

La critique fonctionnaliste affirme que certains domaines de la vie ne peuvent être accélérés et que la pulsion vers l’accélération produit des conséquences non désirables, voire catastrophiques, ainsi de l’épuisement des ressources naturelles, l’hyperconsommation des énergies fossiles et les changements climatiques qui fixent des limites à l’adaptabilité humaine. Un décalage se révèle entre ce que la société et ses membres peuvent encaisser et ce que l’accélération ne cesse de produire et d’impulser, même si les études effectuées sur la plasticité neuronale montrent que les jeunes générations « vont plus vite » et sont capables de procéder en mode « multi-tâches », ce que nous aïeux étaient incapables de faire. En outre, si le capital financier peut se transmettre en une signature, le capital culturel, témoin à transmettre intergénérationnellement, prend des années et des dispositions affectives favorables. Comment un monde vécu dynamisé jusqu’au point de rupture qui produit des burn-out à la chaine peut-il garantir la reproduction symbolique de la société, les différentes générations et classes d’âge vivant chacune dans des mondes séparés opérant sur des différentiels de vitesse existentielle déconnectés ?

La critique normative fait état que nous sommes dominés par une série d’exigences autant fermes qu’implicites, évidenciées, et en constante augmentation. À la fin de la journée, nous nous sentons tout coupables, car nous n’avons pas répondu aux attentes. La liste des to do s’est allongée et la pile des choses à faire demain s’est subrepticement augmentée, c’est un tonneau des Danaïdes et Mister Damoclès n’est jamais bien loin[7.Le tonneau des Danaïdes, dans la mythologie grecque, est un tonneau percé qu’on remplit sans arrêt ; Damoclès renvoie à l’épée du même nom, qui indique à une situation précaire ou dangereuse. [NDLR]]. Pour les catholiques, il y avait ce diagramme bienvenu : le confessionnal, la boite à efface-péchés, un oremus et l’addition des forfaitures était réduite à zéro par la bonne parole du curé : « Va et ne pêche plus ». Mais ce n’est pas le cas dans un univers pseudo-moral formaté par le protestantisme, à trainer la patte, nous sommes coupables sans rémission possible. Et voilà que se dessine une nouvelle variante du totalitarisme doux, et encore, ce n’est plus un pouvoir immense et tutélaire, assez bonace, compromis social-démocrate des sixties, mais l’avènement d’un nouveau 1984 sans « big moustache » : les normes sociales exercent leurs pressions sur les désirs des sujets, dans tous les domaines de la vie sociale, économique, culturelle et intime, et il s’avère peu indiqué de les critiquer, sous peine d’apparaître comme un suppôt du goulag, car voyons, elles n’existent pas, sauf dans votre tête !

Sans doute que nous ne croyons plus aux promesses de la modernité autant marxiste que libéral-économique : toujours plus d’avoir et d’autonomie ! Il y avait ce sermon, « vous aurez toujours plus, vous n’endurerez plus d’échecs, plus d’adversité, plus de déclin, votre vie sera un paradis retrouvé ». Mais bardaf ! ce que nous encaissons, c’est la nécessité d’une amélioration constante, à faire ses preuves, « la vitesse du changement social et l’instabilité des conditions du milieu rendent formellement dangereux le développement et la poursuite d’un projet de vie ». Embarqués dans les promesses du tout est permis, tout est possible, à mi-course ou en fin de course, on se retrouve aliéné, embarqué dans des projets, des eschatologies que nous n’approuvons pas mais que nous poursuivons quand même, parce qu’il le faut bien, c’est injustifié, mais nous sommes pris dans la masse évidente, poussés par le ressac des émotions culpabilisées.

Retour en force de l’aliénation

Se sentir étranger face à son travail, à ses propres productions, à la nature, aux autres et à soi-même. Le terme allemand Heimat difficilement traduisible désignait des espaces/temps intimement construits, où opère la Gemutlichkeit, le « se sentir bien chez soi ». Et là interviennent les diverses dynamiques des écrans qui viennent perforer les murailles péniblement érigées entre le chez-moi-pour-moi et le chez-eux-pour-eux. L’écran ne fait plus barrage mais hotline, supervisions en temps réel, avec concours de la 5G, supervisions qui peuvent muter en surveillance de la subversion. Les choses intégrées espionnent ma citadelle intérieure et montent en puissance pour en prendre le contrôle[8.Voir à ce propos P. Ansay, « Gilles Deleuze, vie et résistance », Politique, n° 90, avril 2015.]. Le fonctionnement de ma remise/résidu est rendu obscur, impossible de réparer ces bidules intégrés, de les bricoler ou de les modifier. Voilà une gamme élargie de dispositifs étrangers incrustés dans ma Heimat, « nous perdons la connaissance pratique à nous en occuper nous-mêmes ». Les innovations techniques incessantes me rendent idiot, mon expérience de la vie, entouré de machines étrangères, fait que je deviens aliéné face aux choses que je possède, nouvelle variété de l’expérience aliénante pas encore prévue par Marx[9.Lors de la révolution industrielle, le bêche, la bineuse, la pelle étaient, pour l’ouvrier jardinier à ses heures, des instruments de résistance et de survivance. Voir à ce propos J. Puissant, « Il ne s’agissait pas d’une grève pré-révolutionnaire », Politique, n° 68, janvier 2011.]. La surcharge d’informations, mon insertion dans un monde tissé de conséquences inconnues fait que le monde où nous n’habitons plus accroît sans cesse son étrangeté et nous n’avons pas le temps de nous efforcer à le comprendre. Nous ne sommes pas capables de digérer le monde où nous sommes plongés, et nous compensons ce sentiment d’étrangeté angoissante, notre désir de rattrapage par le shopping et le zapping.

Bouleversement du rapport aux autres

Les autres sont consommés comme des marchandises jetables, susceptibles, pour un temps, de nous procurer des gratifications sexuelles, émotionnelles ou d’opportunité professionnelle. Dans la communauté, il y avait une stabilité relationnelle confortée par les statuts et la solidarité, autant surveillante qu’aidante. Dans l’hypersociété de la modernité tardive, « l’employé typique peut être confronté, pendant les deux premières heures de la journée, à autant de personnes différentes, (en termes de visions ou d’images) que son prédécesseur, dans sa communauté, en un mois ». Nous sommes saturés d’autres jetables après emploi, à travers des relations médiatiques peu consistantes où l’opérateur delete effectue son travail automatique sans même nous consulter.

Alors, les axes de résonance, la subtile sonate où les deux chants se répondent et se fondent appartiendra bientôt au domaine de la poésie classique étudiée par les érudits. Le monde de la vitesse temporelle affecte la grammaire et le vécu de notre existence quotidienne et ces modèles, exigeants et culpabilisants, sont vécus comme étrangers par bon nombre de citoyens. Il n’existe pas ou peu d’institutions opérant la réconciliation entre les exigences sociales et la vie individuelle. L’Église catholique réconciliait la vie de la cité et la vie des citoyens par le médium du confessionnal, le pardonné sortait réconcilié de la boite, mais, engrammés par des séquences de comportement ultrarapides, il nous apparait fort difficile de réconcilier et d’aligner correctement les horizons temporels de notre vie : vie de famille, vie professionnelle, vie militante, vie récréative, vie affinitaire tissée par les amitiés. La tendance est à la réduction des menus entrepris et tenaillés par la famine temporelle.

Une vie bonne à résonance ralentie ?

Une vie où nous savourerions une subtile harmonie entre notre monde intérieur et le monde de la vie ? Nous pouvons ralentir notre monde, nous rendre indisponibles pour un futur qui s’impose sans délibération comme une gerbe d’évidences. Nous savons que la démocratie est un processus chronophage, elle demande notre temps, pour qu’elle fonctionne, nous devons instaurer une chambre de résonance avec l’autre. Renouer avec le passé, avec les traditions, vivre en résonance avec elles, on reconnaît ici des suggestions issues de la philosophie communautarienne américaine, le passé ne passe pas toujours, il peut fournir certaines assises motivationnelles pour la résistance, nous puisons dans une communauté morale de quoi tenir debout, rester fiers de nous-mêmes. Et les résistances font résonance, « la résonance, c’est être relié avec le monde, les autres et soi-même […] être affecté par un fragment du monde que vous rencontrez – une musique, un paysage, une personne ; faire preuve d’une efficacité personnelle qui vous permet de répondre à ce choc ; être transformé par cette expérience ; et, enfin, éprouver l’indisponibilité de ce fragment du monde avec lequel vous êtes en contact[10.« Hartmut Rosa : “Pour résonner, il faut admettre que les choses nous échappent” », propos recueillis par Martin Legros publiés le 14 janvier 202 dans Philo Magazine, idem pour les deux citations qui suivent.] ». Le monde cartésien du « se rendre maître et possesseur de la nature » est alors bien loin, il faut apprendre à réécouter le monde et renoncer à vouloir en disposer, ne plus, comme Freud le conseillait, « attaquer la nature[11.Voir notamment les tirades fort peu écologistes de Freud dans Malaise dans la culture. ] » pour vivre en demi-paix avec les autres. La neige tombe où elle veut quand elle veut, hormis les canons à neige olympiques, « quand vous forcez la neige à arriver, vous n’éprouvez plus vraiment cette expérience d’un évènement imprévisible et miraculeux ».

Se profile alors un autre concept central de l’œuvre de Hartmut Rosa, l’indisponibilité versus la disponibilité. Impossible de tout contrôler, de tout acheter, de tout vendre, des parties du monde résistent au désir d’appropriation et de contrôle et nous instaurons des bulles d’incommunication indisponible, la publicité dans l’espace public agit sur nous comme une armée d’occupation mentale mais « face à un tableau, à un paysage, à un visage, une voix me parle, quelque chose là au-dehors me touche au plus profond de moi-même avec lequel je peux entrer en contact mais que je ne peux pas contrôler. C’est une des expériences palpitantes qui donne le sentiment d’être vivant ».

La reconnaissance à la Honneth, reconnaître dans l’autre un sujet aimable, un travailleur utile et un développeur de singularité culturelle ne suffit pas : la reconnaissance ne consiste pas seulement à reconnaître les spécificités de l’autre ; dans l’opération de la reconnaissance telle que formulée par Rosa se noue aussi une relation bi-subjective qui nous transforme si nous en prenons le temps, si nous franchissons le mur de l’indisponibilité. Il ne suffit pas seulement d’approuver socialement l’existence de l’autre, il faut se rendre disponible, mutable par la relation qui se noue entre lui et moi, et ce processus tâtonnant prend du temps et produit notre temps qui se rend indisponible aux sollicitations extérieures. Donc, reconnaître l’autre mais aussi reconnaître la relation qui m’unit à l’autre. Au-delà de la reconnaissance, cette résonance est rendue possible par l’indisponibilité aux exigences de la vie écrantisée, j’accorde de l’attention à ta présence, nous avons, toi et moi, et nos nous, délaissé les connexions incessantes, la vie ne nous échappe plus, nous expérimentons de nouvelles formes de vivre-ensemble suggérées par nos traditions, nous sommes disponibles pour la musique.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; Hartmut Rosa lors d’un congrès en Allemagne en juin 2012, photographie de Stephan Röhl pour Heinrich-Böll-Stiftung.)