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Illusion de la raréfaction du travail et magie du revenu universel

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Un revenu universel comme solution à la crise sociale engendrée par le Covid·19 et à une supposée raréfaction du travail ? Ne serait-ce pas plutôt une idée néolibérale qui favoriserait le démantèlement de la sécurité sociale ?

Mateo Alaluf est l’auteur de L’allocation universelle, nouveau label de précarité (Couleur Livres, 2014). Plus récemment, il a co-dirigé, avec Daniel Zamora, le livre Contre l’allocation universelle (Lux, 2017).

L’intelligence artificielle (IA) aurait dématérialisé le travail de telle sorte que les robots remplaceraient le travail humain[1.Ce texte a été rédigé à partir d’un exposé présenté lors du Colloque « L’intelligence artificielle. Que sera le travail de demain ? » organisé par Molenbeek Laïque le 7 mars 2020.]. La raréfaction du travail aurait relégué ainsi le plein emploi au rayon des accessoires d’une époque révolue. Comme le plein emploi serait hors d’atteinte, il faudrait, nous dit-on, redistribuer la richesse produite par les robots par un revenu déconnecté de l’emploi. Dans un monde enfin libéré du travail, le revenu (ou allocation) universel (ou de base) serait le remède miracle aux maux qui frappent la société. L’élite des millionnaires et milliardaires de la Silicon Valley en ont d’ailleurs déjà fait le remède au chômage de masse induit par l’IA. Il n’est donc pas étonnant que l’octroi d’un revenu universel soit invoqué comme solution à la crise sociale engendrée par le Covid·19. Le revenu universel s’invite donc dans le débat public comme solution magique à l’illusion de la raréfaction du travail. Il contribue ainsi au projet néolibéral d’organiser le démantèlement de la sécurité sociale.

Travail manuel, intellectuel et digital

La numérisation du travail n’épuise pas tous les travaux. Il faut toujours du travail humain pour produire et vendre des biens et services : Apple produit des smartphones et des tablettes, Amazon distribue des marchandises stockées dans des hangars, Uber, à l’instar d’une agence d’intérim, met les services de salariés à disposition de clients. Les soins aux personnes et les services essentiels ont été assurés pendant la crise du Covid·19 par le travail des « premières de corvée », majoritairement des femmes, considérées jusque-là comme les « dernières de cordée ».

Il faut encore ajouter au travail manuel et intellectuel le « digital labor » : travail du doigt (digit=doigt) qui pointe, clique et appuie sur un bouton. Amazon a appelé son application de micro-travail Mechanical Turc (voir encadré en bas du texte) en référence à la supercherie datant de la fin du XVIIIe siècle d’un automate habillé « à la turque », manipulé en réalité par un être humain caché à l’intérieur, jouant et gagnant aux échecs. Cette plateforme de mise en contact des particuliers avec des entreprises pour réaliser des micro-tâches par du travail sous-rémunéré affichait avec humour (ou cynisme) que le travail apparemment automatisé était en fait réalisé par des « petites mains » surexploitées et éparpillées à travers le monde.

>>> Notre numéro spécial « COVID : Tout repenser » (160 pages, juillet 2020)

A l’encontre des oracles annonçant à intervalles réguliers depuis l’invention du moteur à vapeur la fin de l’emploi[2.Voir par exemple Alvin Toffler, Le choc du futur (Paris, Denoël, 1974).], les statistiques montrent la croissance de l’emploi salarié depuis la guerre, croissance qui ne s’est pas démentie au cours des dernières années, malgré la crise financière de 2008. Une question, jamais évoquée, mérite cependant d’être posée : si le travail se raréfiait, les emplois devraient-ils disparaître pour autant ?

Renoncer au droit à l’emploi

L’arrêt des activités en raison du Covid·19 s’est traduit par des pertes d’emploi et l’augmentation du chômage. Doit-on dès lors renoncer au droit à l’emploi ?
Cette situation a montré au contraire l’indécence de la mesure de « dégressivité » des allocations de chômage et du statut de cohabitant qui devraient être abrogés ainsi que le dénuement de celles et ceux qui, comme les artistes, ne bénéficiaient pas des protections procurées par l’emploi. Un statut pour les artistes, une allocation ou salaire d’études pour les jeunes et la régularisation des sans-papiers s’imposent donc d’urgence dans l’après crise.
Dans la logique de l’État social, la collectivité doit pouvoir garantir un emploi utile à chacun.
Dans un petit livre publié en 1930, Lettre à nos petits-enfants, le grand économiste J. M. Keynes préconisait « dans les pays de progrès » la réduction de la journée de travail à 3 heures et la semaine à 15 heures dans un horizon de 100 ans pour éviter « le chômage technologique ». A présent, par rapport à l’entre-deux-guerres, nous avons plus que doublé le nombre d’emplois, nous travaillons deux fois moins et notre niveau de vie s’est beaucoup amélioré. Nous restons malgré tout encore loin des 15h semaine. Contrairement donc à ceux qui soutiennent « la perte de centralité » et la « raréfaction du travail », l’emploi a considérablement augmenté, le temps de travail a diminué et le salariat est plus dominant que jamais. Le maintien d’un niveau de chômage élevé traduit non pas une diminution de l’emploi mais le ralentissement de la réduction du temps de travail depuis le milieu des années 1970.

Revenu de base/allocation universelle : lire aussi notre feuilleton sur ce thème (4 articles) publié en 2018-2019.

A supposer donc que l’emploi diminue de moitié selon la prédiction des prophètes autoproclamés[3.Voir notamment Kai-Fu Lee, IA. La plus grande mutation de l’histoire (Paris, Les Arènes, 2019) qui explique comment les gourous de la Silicon Valley se sont emparés de la question. Pensons aussi à Benoît Hamon, candidat socialiste à la dernière élection présidentielle française dont la campagne était axée sur « la raréfaction du travail » en raison de la robotisation.] et que les robots accomplissent une partie du travail à notre place, nous pourrions réaliser le plein emploi en réduisant le temps de travail. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi dans le passé. Non pas spontanément mais sous la pression des luttes sociales, les gains de productivité ont été redistribués sous forme de réduction du temps de travail. L’histoire sociale se caractérise d’une part par la défense de l’emploi et d’autre part par la lutte pour la diminution de la journée, de la semaine de travail, pour l’augmentation des congés annuels, pour la scolarité obligatoire retardant le moment de l’accès à l’emploi et pour la diminution de l’âge de la retraite. L’usage que la société réserve aux gains de productivité est un enjeu politique : augmentation du chômage ou diminution du temps de travail ? Le plein emploi est donc pour l’essentiel une question de répartition.

Accepter que le plein emploi soit hors d’atteinte revient à renoncer à modifier le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail et à accepter en conséquence que la création d’emploi ne puisse résulter d’une diminution de temps de travail.
Substituer à la réduction collective du temps de travail un revenu universel consisterait à renoncer tout simplement au droit à l’emploi.

La précarité permanente

Dans un système de répartition des richesses qui favorise les revenus du capital au détriment de ceux du travail, l’octroi d’un revenu (ou allocation) universel (ou de base) ne serait rien d’autre qu’un complément au salaire destiné à généraliser et rendre viable les activités faiblement rémunérées, occasionnelles et à temps partiel des plateformes capitalistes (Uber, Airbnb, Deliveroo…). Ainsi, le modèle des micro-travailleurs, des coursiers, des livreurs pourrait s’étendre aux autres activités et dépouiller le contrat salarié des protections sociales qui l’accompagnent (préavis de licenciement, durée du travail, congés annuels…) pour réduire le salariat à sa seule dimension marchande. On comprend bien en conséquence que l’élite de la Silicon Valley prône le revenu universel à travers le prisme de sa propre réussite. Il serait, de leur point de vue un investissement dans « la start-up que chacun porte en soi ». Mais ce revenu serait surtout un minimum destiné à faire accepter la stagnation des salaires et à éviter les révoltes et violences sociales.
Les tenants habituels du revenu universel en font le remède miracle aux conséquences sociales de la crise sanitaire du coronavirus. En quoi une allocation, toujours inférieure dans ses diverses versions au seuil de pauvreté, serait-elle une solution à la pauvreté et au chômage ? Et l’éboueur, dont l’utilité a été démontrée tout au long de la période de confinement, pourrait-il éclipser dans un tel système le startopeur pourtant bien moins utile que lui ? L’octroi d’un revenu, le même pour toutes et tous, repose sur le principe de l’égalité des chances. Mais riches ou pauvres, diplômés ou non, dotés ou dépourvus de relations sociales utiles ne disposent pas des mêmes ressources au départ. Si bien qu’une même somme forfaitaire maintiendrait les pauvres dans la pauvreté et favoriserait l’augmentation des inégalités sociales.

Du même auteur, lire aussi cette critique de l’allocation universelle. (2013).

Privilégier la sortie de crise sous l’angle d’une allocation forfaitaire octroyée par l’État indépendamment des ressources de chacun vise à favoriser l’accès au marché et à la consommation. La question écologique est aussi du coup évacuée, à moins de l’assimiler à la frugalité d’un revenu universel modeste dans une société de marché.
Pendant la période de confinement, les files n’étaient pas seulement longues pour accéder aux Bricos, à Ikea ou à Décathlon, mais elles étaient aussi présentes lors des distributions solidaires d’alimentation et de repas. Pour toutes les personnes privées de ressource, un revenu d’existence est bien sûr nécessaire.
Mais les besoins essentiels ne sont-ils pas d’abord pour chacune la santé et l’école gratuites, des logements accessibles, des transports gratuits, des salaires et des pensions convenables, un salaire ou allocation d’étude, une politique décente pour les ainés ? Dans l’après crise nous aurons surtout besoin des dépenses d’investissement socialement prioritaires et soutenables écologiquement. Tout le contraire de la dystopie du revenu universel, c’est-à-dire d’une société où le revenu individuel aurait la primauté sur les besoins sociaux et où le travail serait dépouillé des protections de l’emploi.

L’égalité des conditions

Le droit à la sécurité sociale, généré par le travail, se veut aussi « universel ». Mais il désigne alors tout autre chose que lorsque ce mot est accolé au revenu. « Universel » signifie ici l’élargissement progressif des prestations sociales à toute la population et à tous les risques. De la même manière que les allocations familiales réservées au départ aux seules familles nombreuses des travailleurs et travailleuses salariées sont devenues à présent un droit de tous les enfants, que l’assurance maladie et les pensions se sont universalisées, la Sécu peut assurer aussi la continuité du revenu tout au long de la vie. Par le principe « de chacun selon ses moyens, à chacune selon ses besoins », elle affiche son ambition de redistribution des richesses et d’égalisation des conditions. L’universalité du régime sert précisément dans le langage de la sécurité sociale à assurer et étendre la solidarité.
Le marché est au cœur du capitalisme. Il transforme les échanges humains en équivalents monétaires. La sécurité sociale au contraire, en mutualisant les richesses privées pour les réinvestir dans des biens et services collectifs gratuits ou à moindre prix, limite la part marchande de l’économie. Elle peut être ainsi le mécanisme de la transition écologique et de subversion du capitalisme. La preuve en est d’ailleurs l’acharnement des politiques néolibérales à démanteler l’État social.

L’extension de la sécurité sociale à des domaines comme l’accès au logement, la défense en justice, l’énergie ou encore une alimentation saine réduirait l’espace de valorisation du capital. La logique de démarchandisation propre à l’État social peut ainsi rogner de l’intérieur la société marchande et s’inscrire dans la visée d’une société plus économe de ses ressources, moins consumériste et plus égalitaire.


Coupe du Turc mécanique selon Racknitz, avec la position supposée de l’opérateur. (Wikipedia)


Amazon Mechanical Turk
est un service de micro travail lancé par Amazon fin 2005. C’est une plateforme web qui vise à faire effectuer par des humains, contre rémunération, des tâches simples. Ces tâches doivent être dématérialisées ; il s’agit souvent d’analyser ou de produire de l’information dans des domaines où l’intelligence artificielle est trop peu performante, comme l’analyse d’images.
Ce nom est directement inspiré d’un canular historique, un automate du XVIIIe siècle supposé jouer aux échecs mais dans le socle duquel se cachait un humain, imaginé par J. W. von Kempelen : Turc mécanique, renvoie au fait que les tâches réalisées sur la plateforme sont effectuées au bout du compte par des humains et non des automates.
– la traduction de textes ou de fragments de textes ;
– la transcription, l’identification ou le classement de fichiers audio ou de
vidéos ;
– la modération de contenus (images, textes, vidéos) pour des forums par exemple, ou des sites web ;
– la réalisation de sondages, de questionnaires ou d’enquêtes en ligne ;
– le renommage de fichiers en grandes quantités ;
– la réalisation de requêtes sur les moteurs de recherche ;
– l’écriture de textes ou la rédaction de commentaires : avis, critiques,
évaluations, etc.